Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme J... A..., agissant en son nom propre et au nom de ses enfants allégués, Samir I... et Karima I..., a demandé au tribunal administratif de Nantes d'annuler la décision implicite par laquelle la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a rejeté le recours formé devant elle contre la décision du 23 juillet 2018 du consul général de France à Addis Abeba (Ethiopie) rejetant les demandes de visas de long séjour présentées pour Samir I... et Karima I..., en qualité de membre de famille de réfugié statutaire.
Par un jugement n° 1909764 du 3 mars 2020, le tribunal administratif de Nantes a rejeté leur demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés les 27 juillet et 21 octobre 2020, Mme J... A..., agissant en son nom propre et au nom de ses enfants allégués, Samir I... et Karima I..., représentée par Me F..., demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement du 3 mars 2020 du tribunal administratif de Nantes ;
2°) d'annuler la décision implicite par laquelle la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a rejeté le recours formé devant elle contre la décision du 23 juillet 2018 du consul général de France à Addis Abeba (Ethiopie) rejetant les demandes de visas de long séjour présentées pour Samir I... et Karima I..., en qualité de membre de famille de réfugié statutaire ;
3°) d'enjoindre au ministre de l'intérieur de délivrer les visas sollicités, à défaut, de procéder au réexamen des demandes de visas, dans un délai de 15 jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le jugement attaqué n'a pas statué sur l'argumentation du ministre, tirée de ce qu'il n'est pas justifié d'un jugement de délégation de l'autorité parentale du père des enfants ;
- la décision contestée est entachée d'erreur de droit et d'erreur d'appréciation ; la preuve d'un jugement de déchéance de l'autorité parentale n'est pas une condition d'obtention des visas sollicités au titre de la réunification familiale ; par ailleurs, elle ne peut produire un tel jugement, ou l'accord du père des enfants pour leur entrée en France, dès lors que ce dernier est décédé et porté disparu depuis 2009 ;
- l'identité de ses enfants, ainsi que le lien de filiation, est établi par les actes d'état civil produits, qui ne sont pas dépourvus de force probante, ainsi que par la possession d'état ; à ce titre, la décision contestée est entachée d'erreur d'appréciation ;
- la décision contestée méconnaît les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 3-1 de la convention internationale relative aux droits de l'enfant ;
- la substitution de motif sollicitée par le ministre ne peut être accueillie ; elle a adopté, de manière non officielle, les enfants de son frère après avoir sollicité les visas pour Samir et Karima ; elle a l'intention de solliciter des visas pour les enfants, lorsqu'ils seront légalement adoptés.
Par un mémoire en défense, enregistré le 19 août 2020, le ministre de l'intérieur conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que :
- aucun des moyens soulevés par la requérante n'est fondé ;
- en supposant que les motifs retenus par la commission soient erronés, il demande que leur soit substitué celui tiré de ce que la requérante a sollicité une réunification familiale partielle, non justifiée par l'intérêt des enfants.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code de justice administrative.
La présidente de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. B...,
- et les observations de Me F..., représentant Mme H... A....
Considérant ce qui suit
:
1. Mme H... A... est ressortissante éthiopienne née le 2 février 1978. Elle s'est vu reconnaître le statut de réfugié en France le 17 novembre 2016. Des demandes de visas ont été déposées pour ses enfants allégués Samir I... et Karima I..., nés, respectivement, les 5 mai 2001 et 1er janvier 2003, qui ont été rejetées par une décision du 23 juillet 2018 des autorités consulaires françaises à Addis Abeba (Ethiopie). La commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a implicitement rejeté le recours dirigé contre cette décision. Mme H... A... relève appel du jugement du 3 mars 2020 par lequel le tribunal administratif de Nantes a rejeté la demande d'annulation de cette décision de la commission de recours.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
2. En premier lieu, aux termes de l'article
L. 752-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction applicable au litige : " I.- Sauf si sa présence constitue une menace pour l'ordre public, le ressortissant étranger qui s'est vu reconnaître la qualité de réfugié (...) peut demander à bénéficier de son droit à être rejoint, au titre de la réunification familiale : 1° Par son conjoint ou le partenaire avec lequel il est lié par une union civile, âgé d'au moins dix-huit ans, si le mariage ou l'union civile est antérieur à la date d'introduction de sa demande d'asile ; / 2° Par son concubin, âgé d'au moins dix-huit ans, avec lequel il avait, avant la date d'introduction de sa demande d'asile, une vie commune suffisamment stable et continue ; / 3° Par les enfants non mariés du couple, âgés au plus de dix-neuf ans. (...) L'âge des enfants est apprécié à la date à laquelle la demande de réunification familiale a été introduite. / II.- Les articles
L. 411-2 à L. 411-4 et le premier alinéa de l'article L. 411-7 sont applicables. / (...) Les membres de la famille d'un réfugié (...) sollicitent, pour entrer en France, un visa d'entrée pour un séjour d'une durée supérieure à trois mois auprès des autorités diplomatiques et consulaires, qui statuent sur cette demande dans les meilleurs délais. / Pour l'application du troisième alinéa du présent II, ils produisent les actes de l'état civil justifiant de leur identité et des liens familiaux avec le réfugié ou le bénéficiaire de la protection subsidiaire. En l'absence d'acte de l'état civil ou en cas de doute sur leur authenticité, les éléments de possession d'état définis à l'article
311-1 du code civil et les documents établis ou authentifiés par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, sur le fondement de l'article L. 721-3 du présent code, peuvent permettre de justifier de la situation de famille et de l'identité des demandeurs. Les éléments de possession d'état font foi jusqu'à preuve du contraire. Les documents établis par l'office font foi jusqu'à inscription de faux. ". L'article L. 411-2 de ce code dispose : " Le regroupement familial peut également être sollicité pour les enfants mineurs de dix-huit ans du demandeur et ceux de son conjoint dont, au jour de la demande, la filiation n'est établie qu'à l'égard du demandeur ou de son conjoint ou dont l'autre parent est décédé ou déchu de ses droits parentaux. ". L'article L. 411-3 du même code prévoit : " Le regroupement familial peut être demandé pour les enfants mineurs de dix-huit ans du demandeur et ceux de son conjoint, qui sont confiés, selon le cas, à l'un ou l'autre, au titre de l'exercice de l'autorité parentale, en vertu d'une décision d'une juridiction étrangère. Une copie de cette décision devra être produite ainsi que l'autorisation de l'autre parent de laisser le mineur venir en France. ".
3. Aux termes de l'article
L. 111-6 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, dans sa rédaction applicable au litige : " La vérification de tout acte d'état civil étranger est effectuée dans les conditions définies par l'article
47 du code civil. (...) ". Aux termes de l'article
47 du code civil : " Tout acte de l'état civil des Français et des étrangers fait en pays étranger et rédigé dans les formes usitées dans ce pays fait foi, sauf si d'autres actes ou pièces détenus, des données extérieures ou des éléments tirés de l'acte lui-même établissent, le cas échéant après toutes vérifications utiles, que cet acte est irrégulier, falsifié ou que les faits qui y sont déclarés ne correspondent pas à la réalité ". Il résulte de ces dispositions que la force probante d'un acte d'état civil établi à l'étranger peut être combattue par tout moyen susceptible d'établir que l'acte en cause est irrégulier, falsifié ou inexact. En cas de contestation par l'administration de la valeur probante d'un acte d'état civil établi à l'étranger, il appartient au juge administratif de former sa conviction au vu de l'ensemble des éléments produits par les parties.
4. Il ressort des pièces du dossier, notamment du mémoire produit par le ministre de l'intérieur devant le tribunal administratif de Nantes, que la décision implicite de rejet de la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France est fondée sur l'absence d'établissement de l'identité des demandeurs de visa et, par suite, de leur lien de filiation avec Mme H... A..., ainsi que sur l'absence de jugement de délégation d'autorité parentale des enfants à cette dernière.
5. D'une part, à l'appui des demandes de visa des enfants D... I... et Karima I..., ont été présentés deux certificats de naissance dressés le 28 avril 2017 par les services locaux de l'agence nationale éthiopienne d'enregistrement des évènements d'état civil. Pour remettre en cause le caractère probant de ces documents, le ministre de l'intérieur relève que ces certificats ne sont pas des actes d'état civil. La requérante soutient toutefois, sans être contestée, que les proclamations n°760/2012 et n°1049/2019 relatives à l'enregistrement des évènements d'état civil éthiopiens prévoient que les documents d'état civil sont délivrés par les services locaux de cette agence nationale. Si le ministre fait également valoir que les certificats ont été établis plusieurs années après les naissances, soit au-delà du délai de trois mois prévu à l'article
62 du code civil éthiopien, et qu'ils ne comportent pas le lieu et la date de naissance des parents en méconnaissance de l'article
99 du code éthiopien, ces seules circonstances ne sont pas de nature à ôter aux actes produits leur caractère probant. Par ailleurs, les énonciations contenues dans les certificats de naissance sont conformes aux différentes déclarations faites par Mme H... A... devant l'Office français de protection des réfugiés et apatrides, ainsi qu'aux mentions du passeport des enfants. Dans ces conditions, la commission de recours contre les refus de visas d'entrée en France a fait une inexacte application des dispositions précitées en estimant que l'identité des demandeurs et que leur lien de filiation avec Mme H... A... n'étaient pas établis.
6. D'autre part, le ministre soutient que Mme H... A... n'a pas produit de jugement de délégation d'autorité parentale du père des enfants, ou de document attestant de l'accord du père pour que les enfants se rendent en France. Toutefois, il ressort des pièces du dossier que Mme H... A... a déclaré devant l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) que son mari, père de Samir et Karima, a disparu depuis 2010 après avoir été arrêté en raison de ses activités auprès du front de libération des Oromo. La circonstance que la requérante, qui est réfugiée en France, n'aurait pas sollicité un juge éthiopien afin de déclarer cette absence en application de l'article
154 du code civil éthiopien, ne suffit pas à remettre en cause l'allégation de Mme H... A... selon laquelle son mari est mort ou disparu et qu'elle est la seule titulaire de l'autorité parentale. Par suite, et dans les circonstances particulières de l'espèce, la requérante est fondée à soutenir que le ministre de l'intérieur a fait une inexacte application des dispositions précitées des articles
L. 752-1,
L. 411-2 et
L. 411-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile en se fondant sur le motif tiré de l'absence de jugement de délégation d'autorité parentale des enfants à leur mère.
7. L'administration peut, toutefois, faire valoir devant le juge de l'excès de pouvoir que la décision dont l'annulation est demandée est légalement justifiée par un motif, de droit ou de fait, autre que celui initialement indiqué, mais également fondé sur la situation existant à la date de cette décision. Il appartient alors au juge, après avoir mis à même l'auteur du recours de présenter ses observations sur la substitution ainsi sollicitée, de rechercher si un tel motif est de nature à fonder légalement la décision, puis d'apprécier s'il résulte de l'instruction que l'administration aurait pris la même décision si elle s'était fondée initialement sur ce motif. Dans l'affirmative, il peut procéder à la substitution demandée, sous réserve toutefois qu'elle ne prive pas le requérant d'une garantie procédurale liée au motif substitué.
8. Pour établir que la décision contestée était légale, le ministre de l'intérieur fait valoir, dans son mémoire en défense d'appel communiqué à Mme H... A..., que la décision contestée est justifiée par le fait que l'intéressée n'a sollicité la réunification familiale qu'en faveur de deux enfants alors qu'elle a déclaré devant l'Office français de protection des réfugiés et apatrides être la mère de quatre autres enfants.
9. Aux termes de l'article
L. 411-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " (...) Le regroupement familial est sollicité pour l'ensemble des personnes désignées aux articles L. 411-1 à L. 411-3. Un regroupement partiel peut être autorisé pour des motifs tenant à l'intérêt des enfants ".
10. Mme H... A... a déclaré auprès de l'OFPRA avoir " adopté " les enfants C... K... H..., Amira K... H..., Hanni K... H... et H... K... H..., respectivement nés les 10 janvier 2003, 19 janvier 2005, 12 juin 2007 et 6 septembre 2009 à Hubata (Côte d'Ivoire). Toutefois, la requérante soutient, sans être contestée par le ministre qui ne se fonde que sur la déclaration de l'intéressée devant l'OFPRA, qu'elle a accueilli les enfants au décès de son frère, mais qu'elle ne détient pas légalement l'autorité parentale sur eux, cette prise en charge n'ayant pas été officiellement reconnue par les autorités éthiopiennes. Dans ces conditions, la demande de substitution de motifs sollicitée par le ministre ne peut être accueillie.
11. Il résulte de ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête et sur la régularité du jugement attaqué, que Mme H... A... est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nantes a rejeté sa demande.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
12. L'exécution du présent arrêt implique nécessairement que des visas de long séjour soient délivrés à Samir I... et Karima I.... Il y a lieu d'enjoindre au ministre de l'intérieur de délivrer ces visas dans un délai d'un mois à compter de la notification du présent arrêt. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais liés au litige :
13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce de mettre à la charge de l'Etat le versement à Mme H... A... de la somme de 1 200 euros au titre des dispositions de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement du 3 mars 2020 du tribunal administratif de Nantes et la décision implicite par laquelle la commission de recours contre les décisions de refus de visa d'entrée en France a refusé de délivrer des visas de long séjour à Samir I... et à Karima I... sont annulés.
Article 2 : Il est enjoint au ministre de l'intérieur de délivrer à Samir I... et à Karima I... un visa d'entrée et de long séjour en France, dans le délai d'un mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : L'Etat versera à Mme H... A... la somme de 1200 euros sur le fondement de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme G... H... A..., M. D... I..., Mme E... I... et au ministre de l'intérieur.
Délibéré après l'audience du 18 juin 2021, à laquelle siégeaient :
- Mme Buffet, présidente de la formation de jugement,
- M. B..., premier conseiller,
- M. Bréchot, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 6 juillet 2021.
Le rapporteur,
A. B...La présidente,
C. BUFFET
Le greffier,
C. GOY
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
5
N° 20NT02260