Conseil constitutionnel, Cédric D., 22 décembre 2015, 2015-527 QPC

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Texte intégral

Le Conseil constitutionnel a été saisi

le 11 décembre 2015 par le Conseil d'État (décision n° 395009 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée pour M. Cédric D. par la SCP Garreau Bauer-Violas Feschotte-Desbois, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de « l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence dans sa rédaction résultant de la loi du 20 novembre 2015 », enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2015-527 QPC. LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,

Vu la Constitution

; Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ; Vu la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence ; Vu la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant l'efficacité de ses dispositions ; Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ; Vu les observations produites pour le requérant par la SCP Garreau Bauer-Violas Feschotte-Desbois, enregistrées le 15 décembre 2015 ; Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 15 décembre 2015 ; Vu les observations en intervention produites pour M. Pierre B., Mme Soizic C., M. Luc G., Mme Marion S., MM. Corentin V., Sid Ahmed G. et Fabien K. par Me Marie Dosé, avocat au barreau de Paris, enregistrées les 15 et 16 décembre 2015 ; Vu les observations en intervention produites pour M. Joël D. par Me Muriel Ruef, avocat au barreau de Lille, enregistrées le 15 décembre 2015 ; Vu les observations en intervention produites pour l'association Ligue des Droits de l'Homme par la SCP Spinosi et Sureau, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, enregistrées les 15 et 16 décembre 2015 ; Vu les pièces produites et jointes au dossier ; Me Denis Garreau et Me Alexandre Faro, avocat au barreau de Paris, pour le requérant, Me Dosé et Me Raphaël Kempf, avocat au barreau de Paris pour M. Pierre B., Mme Soizic C., M. Luc G., Mme Marion S., MM. Corentin V., Sid Ahmed G. et Fabien K., Me Ruef pour M. Joël D., Me Patrice Spinosi pour l'association Ligue des Droits de l'Homme et M. Thierry-Xavier Girardot, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 17 décembre 2015 ;

Le rapporteur ayant été entendu

; 1. Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 susvisée dans sa rédaction issue de la loi du 20 novembre 2015 susvisée : « Le ministre de l'intérieur peut prononcer l'assignation à résidence, dans le lieu qu'il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret mentionné à l'article 2 et à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics dans les circonscriptions territoriales mentionnées au même article 2. Le ministre de l'intérieur peut la faire conduire sur le lieu de l'assignation à résidence par les services de police ou les unités de gendarmerie.« La personne mentionnée au premier alinéa du présent article peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d'habitation déterminé par le ministre de l'intérieur, pendant la plage horaire qu'il fixe, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures. « L'assignation à résidence doit permettre à ceux qui en sont l'objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d'une agglomération. « En aucun cas, l'assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes mentionnées au premier alinéa. « L'autorité administrative devra prendre toutes dispositions pour assurer la subsistance des personnes astreintes à résidence ainsi que celle de leur famille. « Le ministre de l'intérieur peut prescrire à la personne assignée à résidence : « 1 ° L'obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie, selon une fréquence qu'il détermine dans la limite de trois présentations par jour, en précisant si cette obligation s'applique y compris les dimanches et jours fériés ou chômés ; « 2 ° La remise à ces services de son passeport ou de tout document justificatif de son identité. Il lui est délivré en échange un récépissé, valant justification de son identité en application de l'article 1er de la loi n° 2012-410 du 27 mars 2012 relative à la protection de l'identité, sur lequel sont mentionnées la date de retenue et les modalités de restitution du document retenu. « La personne astreinte à résider dans le lieu qui lui est fixé en application du premier alinéa du présent article peut se voir interdire par le ministre de l'intérieur de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec certaines personnes, nommément désignées, dont il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics. Cette interdiction est levée dès qu'elle n'est plus nécessaire. « Lorsque la personne assignée à résidence a été condamnée à une peine privative de liberté pour un crime qualifié d'acte de terrorisme ou pour un délit recevant la même qualification puni de dix ans d'emprisonnement et a fini l'exécution de sa peine depuis moins de huit ans, le ministre de l'intérieur peut également ordonner qu'elle soit placée sous surveillance électronique mobile. Ce placement est prononcé après accord de la personne concernée, recueilli par écrit. La personne concernée est astreinte, pendant toute la durée du placement, au port d'un dispositif technique permettant à tout moment de déterminer à distance sa localisation sur l'ensemble du territoire national. Elle ne peut être astreinte ni à l'obligation de se présenter périodiquement aux services de police et de gendarmerie, ni à l'obligation de demeurer dans le lieu d'habitation mentionné au deuxième alinéa. Le ministre de l'intérieur peut à tout moment mettre fin au placement sous surveillance électronique mobile, notamment en cas de manquement de la personne placée aux prescriptions liées à son assignation à résidence ou à son placement ou en cas de dysfonctionnement technique du dispositif de localisation à distance » ; 2. Considérant que, selon le requérant, l'association Ligue des Droits de l'Homme et M. Joël D., en posant une obligation de ne pas quitter un lieu déterminé et en imposant, le cas échéant, à la personne ainsi assignée à résidence de demeurer dans un lieu d'habitation et de se présenter plusieurs fois par jour aux services de police ou de gendarmerie, les dispositions contestées portent une atteinte inconstitutionnelle à la liberté d'aller et de venir, au droit de mener une vie privée et familiale normale ainsi qu'aux libertés de réunion et de manifestation ; qu'en ne définissant pas avec suffisamment de précision le régime de l'assignation à résidence, le législateur aurait méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant ces droits et libertés constitutionnellement garantis ; que, dès lors que l'assignation à résidence n'est pas placée sous le contrôle de l'autorité judiciaire, les dispositions contestées méconnaîtraient les exigences de l'article 66 de la Constitution ; que selon M. Pierre B., Mme Soizic C., M. Luc G., Mme Marion S., MM. Corentin V., Sid Ahmed G. et Fabien K., les dispositions contestées méconnaissent le droit à un procès équitable, les droits de la défense et le principe du contradictoire ; 3. Considérant que la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les neuf premiers alinéas de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955 ; - SUR LE GRIEF TIRÉ DE LA MÉCONNAISSANCE DES DROITS GARANTIS PAR L'ARTICLE 66 DE LA CONSTITUTION : 4. Considérant qu'aux termes de l'article 66 de la Constitution : « Nul ne peut être arbitrairement détenu. - L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi » ; que la liberté individuelle, dont la protection est confiée à l'autorité judiciaire, ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire ; que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis ; 5. Considérant, en premier lieu, que les dispositions contestées permettent au ministre de l'intérieur, lorsque l'état d'urgence a été déclaré, de « prononcer l'assignation à résidence, dans le lieu qu'il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée » par le décret déclarant l'état d'urgence ; que cette assignation à résidence, qui ne peut être prononcée qu'à l'égard d'une personne pour laquelle « il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics », est une mesure qui relève de la seule police administrative et qui ne peut donc avoir d'autre but que de préserver l'ordre public et de prévenir les infractions ; que cette assignation à résidence « doit permettre à ceux qui en sont l'objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d'une agglomération » ; qu'elle ne peut en aucun cas « avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes » assignées à résidence ; que, tant par leur objet que par leur portée, ces dispositions ne comportent pas de privation de la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution ; 6. Considérant, en second lieu, que, dans le cadre d'une assignation à résidence prononcée par le ministre de l'intérieur, la personne « peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d'habitation déterminé par le ministre de l'intérieur, pendant la plage horaire qu'il fixe, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures » ; que la plage horaire maximale de l'astreinte à domicile dans le cadre de l'assignation à résidence, fixée à douze heures par jour, ne saurait être allongée sans que l'assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté, dès lors soumise aux exigences de l'article 66 de la Constitution ; 7. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le grief tiré de la méconnaissance de l'article 66 de la Constitution doit être écarté ; - SUR LES GRIEFS TIRÉS DE LA MÉCONNAISSANCE DES DROITS ET LIBERTÉS GARANTIS PAR LES ARTICLES 2 ET 4 DE LA DÉCLARATION DE 1789 ET DE L'ARTICLE 34 DE LA CONSTITUTION : 8. Considérant que la Constitution n'exclut pas la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence ; qu'il lui appartient, dans ce cadre, d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et, d'autre part, le respect des droits et libertés reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; que parmi ces droits et libertés figurent la liberté d'aller et de venir, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ; 9. Considérant que la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit ; qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant... les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques » ; 10. Considérant que les dispositions contestées permettent à l'autorité administrative prononçant une assignation à résidence d'accompagner cette mesure d'une astreinte à demeurer dans un lieu d'habitation déterminé pendant une plage horaire ne pouvant excéder douze heures par vingt-quatre heures, de prescrire à la personne assignée à résidence de se présenter aux services de police ou aux unités de gendarmerie jusqu'à trois fois par jour, de lui imposer de remettre à ces services son passeport ou tout document justificatif de son identité, de lui interdire de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec certaines personnes dont il existe des raisons sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre public ; que ces dispositions portent donc atteinte à la liberté d'aller et de venir ; 11. Considérant, en premier lieu, que l'assignation à résidence ne peut être prononcée que lorsque l'état d'urgence a été déclaré ; que celui-ci ne peut être déclaré, en vertu de l'article 1er de la loi du 3 avril 1955, qu'« en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public » ou « en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique » ; que ne peut être soumise à une telle assignation que la personne résidant dans la zone couverte par l'état d'urgence et à l'égard de laquelle « il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics » ; 12. Considérant, en deuxième lieu, que tant la mesure d'assignation à résidence que sa durée, ses conditions d'application et les obligations complémentaires dont elle peut être assortie doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence ; que le juge administratif est chargé de s'assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu'elle poursuit ; 13. Considérant, en troisième lieu, qu'en vertu de l'article 14 de la loi du 3 avril 1955, la mesure d'assignation à résidence prise en application de cette loi cesse au plus tard en même temps que prend fin l'état d'urgence ; que l'état d'urgence, déclaré par décret en conseil des ministres, doit, au-delà d'un délai de douze jours, être prorogé par une loi qui en fixe la durée ; que cette durée ne saurait être excessive au regard du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence ; que, si le législateur prolonge l'état d'urgence par une nouvelle loi, les mesures d'assignation à résidence prises antérieurement ne peuvent être prolongées sans être renouvelées ; 14. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées, qui ne sont pas entachées d'incompétence négative, ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et de venir ; - SUR LES AUTRES GRIEFS : 15. Considérant que les dispositions contestées ne privent pas les personnes à l'encontre desquelles est prononcée une assignation à résidence du droit de contester devant le juge administratif, y compris par la voie du référé, cette mesure ; qu'il appartient à ce dernier d'apprécier, au regard des éléments débattus contradictoirement devant lui, l'existence de raisons sérieuses permettant de penser que le comportement de la personne assignée à résidence constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics ; que, par suite, ne sont pas méconnues les exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789 ; 16. Considérant que, pour les motifs mentionnés aux considérants 11 à 13, les dispositions contestées ne méconnaissent ni le droit au respect de la vie privée ni le droit de mener une vie familiale normale ; 17. Considérant que les dispositions des neuf premiers alinéas de l'article 6 de la loi du 3 avril 1955, qui ne méconnaissent ni la liberté d'expression et de communication ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution,

D É C I D E

: Article 1er.- Les neuf premiers alinéas de l'article 6 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence sont conformes à la Constitution. Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée. Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 22 décembre 2015, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI.

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