PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MAŁEK c. POLOGNE
(Requête no 9919/11)
ARRÊT
STRASBOURG
11 janvier 2018
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Małek c. Pologne,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en un comité composé de :
Aleš Pejchal, président,
Krzysztof Wojtyczek,
Jovan Ilievski, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2017,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 9919/11) dirigée contre la République de Pologne et dont un ressortissant de cet État, M. Wojciech Michał Małek (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 août 2011 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me A. Maleszyk, avocat à Lublin. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme J. Chrzanowska, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 24 septembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1981 et réside à Niemce.
5. Le 31 mai 2010, le requérant, inculpé de trafic de stupéfiants et de brigandage, fut placé en détention provisoire.
6. Cette mesure fut reconduite à plusieurs occasions, entre autres le 22 février 2011 en application d'une décision du tribunal régional de Lublin.
7. Le 16 mars 2011, la cour d'appel de Lublin, statuant sur un recours que le requérant avait interjeté à l'encontre de la décision susmentionnée, confirma celle-ci pour l'essentiel mais abrégea la période pendant laquelle l'intéressé devait être détenu. Prenant en compte, notamment, la multiplicité des infractions reprochées et la sévérité de la peine encourue en cas de condamnation, la cour d'appel considéra que la détention du requérant était toujours nécessaire. Elle déclara notamment ce qui suit :
« (...) la réalité de la punition [de l'inculpé] par une peine sévère est en l'espèce étayée par des circonstances [ayant entouré] la commission des deux premières infractions reprochées, en particulier par le fait que [l'intéressé] les avait commises (dopuścił się ich popełnienia) dans le cadre d'une action concertée avec les autres individus, selon un plan établi et dans le but de se procurer un avantage financier. »
8. Le 30 mai 2011, le requérant se plaignit au président de la cour d'appel de Lublin des déclarations effectuées par cette juridiction dans les motifs de sa décision du 16 mars 2011. En retour, par un courrier daté du 20 juin 2011, il fut informé que ladite décision était insusceptible de recours.
9. La Cour n'a pas été informée de l'issue de la procédure pénale dirigée contre le requérant.
GRIEFS
10. Citant l'article 6 § 2 de la Convention, le requérant se plaint d'une violation de son droit à la présomption d'innocence en raison des déclarations faites par la cour d'appel de Lublin dans les motifs de sa décision du 16 mars 2011.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
11. Le requérant se plaint que les déclarations faites par la cour d'appel de Lublin dans les motifs de sa décision du 16 mars 2011 aient porté atteinte à son droit à la présomption d'innocence. Il invoque l'article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :
« (...)
2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
(...) »
12. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
13. Le Gouvernent soutient que le requérant n'a subi aucun préjudice important du fait de la décision incriminée ; il estime au contraire que celle-ci lui a été favorable dès lors que la durée de sa détention provisoire aurait été abrégée. Il indique en outre que les déclarations critiquées par l'intéressé ont été effectuées par des magistrats autres que ceux appelés à statuer sur la culpabilité de celui-ci. Enfin, la décision en cause aurait figuré parmi de nombreuses autres décisions analogues prononcées à l'encontre du requérant.
14. Le Gouvernement est d'avis que la présente affaire ne fait apparaître aucune nécessité pour la Cour de clarifier les obligations incombant aux États contractants en vertu de la Convention et qu'elle n'implique pas non plus d'obligation pour l'État défendeur de résoudre d'éventuels problèmes dans son propre ordre juridique susceptibles de toucher d'autres personnes se trouvant dans une situation analogue à celle du requérant.
15. La Cour observe que, d'après l'article 35 § 3 b) de la Convention, une affaire n'ayant pas été dûment examinée par un tribunal interne ne peut être rejetée au motif de l'absence de préjudice important subi par le requérant (Dudek c. Allemagne (déc.), no 129777/09 et suiv., 23 novembre 2010, et Rinck c. France (déc.), no 18774/09, 19 octobre 2010). En l'espèce, il n'apparaît pas que le requérant ait eu à sa disposition un quelconque recours lui permettant de se plaindre de la violation alléguée de la Convention devant les autorités nationales (paragraphe 8 ci-dessus).
16. Partant, la Cour rejette l'exception tirée de l'absence de préjudice important subi par le requérant.
17. Constatant que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
18. Le requérant soutient que la cour d'appel de Lublin a employé des termes laissant entendre qu'il avait commis les faits reprochés. Il ajoute que ces propos ont été tenus au stade préliminaire de l'instruction.
19. Le Gouvernement estime que l'article 6 § 2 de la Convention n'a pas été violé en l'espèce. Selon lui, l'analyse de la formulation de la phrase incriminée à la lumière de la décision attaquée dans son ensemble fait apparaître que la première était une erreur glissée dans la deuxième et qu'elle n'était pas l'opinion des magistrats quant à la culpabilité de l'intéressé. Le Gouvernement indique, dans ce contexte, que, dans les motifs de sa décision, la cour d'appel s'est référée au requérant en tant que « suspect » à dix occasions et qu'elle a fait notamment la déclaration suivante : « (...) il suffit que les preuves recueillies permettent [à une juridiction] de conclure qu'il est très probable que les suspects aient commis les infractions reprochées, et que cette condition soit remplie en l'espèce, ce qui de toute évidence ne signifie pas que la culpabilité des suspects aurait été établie ». Selon le Gouvernement, les déclarations susmentionnées prouvent que la cour d'appel a considéré le requérant comme suspect et non pas comme coupable. Toujours selon lui, si la cour d'appel avait été convaincue de la culpabilité du requérant, elle ne se serait pas prononcée en ces termes.
20. Le Gouvernement insiste pour dire que la présente espèce se distingue de l'affaire Garycki c. Pologne (no 14348/02, 6 février 2007), dans laquelle la violation de l'article 6 § 2 de la Convention aurait été constatée en raison des déclarations effectuées à plusieurs occasions en des termes non équivoques dans les motifs d'une décision juridictionnelle comptant plus de dix-sept pages, en ce que, en l'occurrence, dans les motifs, très succincts, de sa décision, la cour d'appel aurait fait une seule déclaration controversée.
21. La Cour rappelle que la présomption d'innocence se trouve méconnue si une décision judiciaire concernant un prévenu reflète le sentiment que celui-ci est coupable alors que sa culpabilité n'a pas été légalement établie au préalable. Il suffit, même en l'absence de constat formel, d'une motivation donnant à penser que le juge considère l'intéressé comme coupable (voir, parmi beaucoup d'autres, Puig Panella c. Espagne, no 1483/02, § 51, 25 avril 2006). À cet égard, la Cour souligne l'importance du choix des termes par les agents de l'État dans les déclarations qu'ils formulent avant qu'une personne n'ait été jugée et reconnue coupable d'une infraction (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 44, CEDH 2000-X).
22. La Cour rappelle encore que le point de savoir si les propos d'un juge d'instruction, membre du pouvoir judiciaire, constituent une violation du principe de la présomption d'innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles ceux-ci ont été formulés, en tenant compte du fait que les déclarations des juges font l'objet d'un examen plus approfondi que celles qui concernent les autorités d'investigation comme la police et le parquet (Pandy c. Belgique, no 13583/02, § 43, 21 septembre 2006).
23. En l'espèce, la Cour relève que les propos incriminés ont été tenus par les magistrats de la cour d'appel de Lublin dans le cadre d'une décision motivée, rendue au stade préliminaire de la procédure pénale engagée à l'encontre du requérant et portant rejet du recours formé par l'intéressé contre la décision de prolongation de sa détention provisoire. Elle estime que, compte tenu de leur formulation et du contexte dans lequel ils ont été prononcés, les propos litigieux, en particulier le passage aux termes duquel « la réalité de la punition [de l'inculpé] par une peine sévère [était] (...) étayée par (...) le fait que [l'intéressé] (...) avait [commis] (dopuścił się popełnienia) [les infractions reprochées] dans le cadre d'une action concertée avec les autres individus, selon un plan établi et dans le but de se procurer un avantage financier », peuvent, dans les circonstances de l'espèce, être assimilés à une déclaration laissant entendre, en l'absence de condamnation définitive, que l'intéressé avait commis l'infraction pénale pour laquelle il avait été inculpé (Finster, précité, § 54, Wojciechowski c. Pologne, no 5422/04, § 54, 9 décembre 2008, et Chojnacki c. Pologne, no 62076/11, § 38, 20 juillet 2017). La Cour rappelle dans ce contexte sa jurisprudence constante selon laquelle une distinction fondamentale doit être établie entre, d'une part, une déclaration indiquant qu'une personne est simplement soupçonnée d'avoir commis une infraction et, d'autre part, une déclaration claire, faite en l'absence de condamnation définitive, laissant entendre que la personne a commis l'infraction en question. La Cour insiste sur l'importance du choix des mots utilisés par les agents de l'État dans leurs déclarations relatives à une personne qui n'a pas encore été jugée et reconnue coupable d'une infraction pénale donnée (Böhmer c. Allemagne, no 37568/97, §§ 54 et 56, 3 octobre 2002, et Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, §§ 88 et 89, 27 février 2007). En l'espèce, elle estime que les propos litigieux, prononcés au stade préliminaire de la procédure pénale dirigée contre le requérant, sont inadmissibles de la part de magistrats auxquels il est demandé de porter une attention particulière aux termes qu'ils utilisent dans leurs décisions.
24. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu'il y a eu violation de l'article 6 § 2 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
25. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
26. Le requérant réclame 4 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu'il estime avoir subi.
27. Le Gouvernement juge cette prétention excessive et infondée.
28. La Cour estime que, eu égard aux circonstances de l'espèce, le dommage moral subi par le requérant est suffisamment réparé par le constat de violation de l'article 6 § 2 de la Convention auquel elle est parvenue (Kampanellis c. Grèce, no 9029/05, § 33, 21 juin 2007, et Chojnacki, précité, § 49).
B. Frais et dépens
29. Le requérant n'a présenté aucune demande au titre des frais et dépens.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Rejette l'exception du Gouvernement tirée de l'absence de préjudice important du requérant ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 2 de la Convention ;
4. Dit que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 janvier 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Renata Degener Aleš Pejchal
Greffière adjointe Président