CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 40046/22
Emmanuel RUBIO
contre la France
La Cour européenne des droits de l'homme (cinquième section), siégeant le 28 septembre 2023 en un comité composé de :
Carlo Ranzoni, président,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête no 40046/22 contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Emmanuel Rubio (« le requérant ») né en 1988 et résidant à Toulaud, représenté par Me P. Spinosi, avocat, a saisi la Cour le 12 août 2022 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l'AFFAIRE
1. L'affaire concerne l'imposition de la sanction de démolition d'un immeuble habité par le requérant et sa famille. Est en jeu l'article 8 de la Convention.
2. Le 3 août 2016, le requérant acheta à des vendeurs particuliers une parcelle de terrain située à Toulaud (Ardèche), dans un espace boisé. Il affirme devant la Cour qu'à la date d'acquisition, un bâtiment d'une surface de 90 m2 y était déjà érigé. Selon l'acte de vente notarié, cette parcelle comportait un abri de jardin, mais elle était non constructible, dès lors qu'elle relevait de la zone classée N (zone naturelle à protéger en raison de la qualité des sites et paysages) du plan local d'urbanisme (PLU).
3. Ultérieurement, le requérant procéda aux travaux de construction sur cet « abri de jardin », sans solliciter de permis de construire et en portant sa surface à 233 m2. Il s'installa dans ce nouveau bâtiment avec sa compagne et leurs enfants.
4. Les autorités locales autorisèrent le raccordement de la maison au réseau électrique en tant que « projet non soumis à autorisation d'urbanisme ». Le requérant fut en outre assujetti à la taxe foncière et à la taxe d'habitation.
5. Le 6 février 2018, le maire de la commune de Toulaud informa le procureur de la République de la présence de la maison du requérant sur le terrain de celui-ci. Une enquête préliminaire pour exécution de travaux non autorisés et pour infraction au PLU fut ouverte, qui aboutit au renvoi du requérant devant le tribunal correctionnel de Privas pour exécution de travaux non autorisés par un permis de construire et infraction aux dispositions du PLU. Au cours de l'audience devant le tribunal, le maire de la commune déclara avoir averti le requérant qu'il s'exposait au risque de devoir démolir cette construction illicite. Le requérant affirma quant à lui avoir acheté une « bâtisse en ruine » de 80 m2, qu'il aurait par la suite rénovée, reconnaissant ne pas avoir déposé de demande de permis de construire et déclarant percevoir des « revenus fluctuants ».
6. Par un jugement du 7 juin 2019, le tribunal correctionnel déclara le requérant coupable et le condamna à une peine d'amende de 500 euros (EUR) assortie de sursis. De plus, il ordonna la remise en état des lieux aux frais du requérant, dans un délai d'un an à compter du jour où le jugement deviendrait définitif et sous astreinte de 50 EUR par jour de retard. Le requérant interjeta appel, soutenant cette fois que la maison qu'il occupait était déjà présente sur le terrain au moment de son achat, ses travaux ne l'ayant ni agrandie ni transformée.
7. Le 24 novembre 2020, la cour d'appel de Nîmes confirma le jugement sur la culpabilité du requérant et réforma la peine, en condamnant celui-ci à une peine d'amende de 500 EUR. Elle ordonna également la démolition de la maison à ses frais, portant l'astreinte à 75 EUR par jour de retard. Dans son arrêt, la cour d'appel releva notamment que le requérant avait acheté non pas une maison d'habitation, mais un terrain avec un simple abri de jardin qu'il avait totalement transformé pour en faire une maison d'habitation de 233 m2, et ce sans avoir déposé de demande de permis de construire et en agissant en toute connaissance de cause en violation du PLU. Elle considéra, alors qu'il avait en outre été informé par le notaire et le maire de la commune des règles d'urbanisme, qu'il avait agi de manière délibérée en violation des règles applicables, faisant preuve d'une « parfaite mauvaise foi » et cherchant à mettre les autorités devant le fait accompli, alors qu'il avait eu toute latitude pour trouver une autre solution de logement pour sa famille. Le requérant se pourvut en cassation en invoquant une violation de l'article 8 de la Convention.
8. Par un arrêt du 12 avril 2022, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Reprenant la motivation retenue par la cour d'appel, elle considéra que les juges du fond n'avaient pas méconnu les dispositions conventionnelles et que la sanction de démolition ne portait pas d'atteinte disproportionnée au droit du requérant au respect de son domicile et de sa vie familiale.
9. À la date d'introduction de la présente requête, la remise en état des lieux n'était toujours pas effectuée.
10. Invoquant l'article 8 de la Convention, le requérant se plaint de la violation de son droit au respect de son domicile et de sa vie familiale. Il soutient que la démolition ordonnée constitue une mesure radicale et disproportionnée, aux motifs, d'une part, que la maison litigieuse est son unique résidence et, d'autre part, que les autorités internes n'ont pas contrôlé la proportionnalité de l'ingérence ni proposé de solution de relogement ou d'accompagnement social.
APPRÉCIATION DE LA COUR
11. La Cour relève d'emblée que le requérant agit en son seul nom. Partant, elle n'est pas appelée à se prononcer sur les doléances du requérant relatives aux conséquences de la situation litigieuse sur les membres de sa famille.
12. Elle constate ensuite qu'indépendamment de la question de la légalité de la construction litigieuse, celle-ci se trouve être le « domicile » du requérant, au sens de l'article 8 de la Convention, et que la sanction de démolition constitue une ingérence dans le droit de l'intéressé au respect de son domicile. Cette ingérence repose sur une base légale - les dispositions pertinentes du code pénal et du code de l'urbanisme - et poursuit un but d'intérêt général, à savoir la protection de la zone forestière naturelle (voir, par exemple, Depalle c. France [GC], no 34044/02, §§ 81 et 84, CEDH 2010, avec les références y citées). Quant à la proportionnalité de l'ingérence, la Cour relève plusieurs éléments.
13. En premier lieu, s'agissant du comportement du requérant, les juridictions internes ont constaté sa « parfaite mauvaise foi » et son intention de placer les autorités devant le fait accompli après avoir enfreint les règles d'urbanisme de façon délibérée, tout en relevant qu'il avait toute latitude pour trouver une autre solution de logement (paragraphes 7 et 8 ci-dessus ; voir, pour des situations similaires, Kvyatkovskiy c. Russie (déc.), no 6390/18, §§ 27-29, 25 septembre 2018, sous l'angle de l'article 1 du Protocole no 1 à la Convention, Kaminskas c. Lithuanie, no 44817/18, §§ 58-59, 4 août 2020, Ghailan et autres c. Espagne, no 36366/14, § 66, 23 mars 2021, et Protsenko c. Russie (déc.) [comité], no 22514/16, §§ 36-37 et 40, 24 mai 2022). La Cour rappelle à cet égard qu'elle est réticente à accorder une protection aux personnes qui, bravant sciemment les interdits de la loi, établissent leur domicile sur un site à l'environnement protégé, et que réagir autrement reviendrait à encourager les actions illégales au détriment du droit des autres membres de la communauté à voir l'environnement protégé (Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, §§ 102 et 120, CEDH 2001-I). À cet égard, la Cour, tout en relevant que les explications du requérant devant les juridictions internes ont considérablement varié et apparaissent pour le moins contradictoires (paragraphes 5 et 6 ci-dessus), ne voit aucune raison de remettre en cause la motivation des juridictions internes.
14. En deuxième lieu, quant à l'attitude des autorités, elle reconnaît qu'il est vrai que le requérant a été autorisé à raccorder la maison au réseau électrique et a été assujetti aux taxes d'habitation et foncière. Si ces circonstances sont de nature à révéler une certaine tolérance, de courte durée, de la part des autorités, cette dernière ne saurait toutefois remettre en cause le caractère illicite de la construction litigieuse ni lui conférer une quelconque impunité (voir Hamer c. Belgique, no 21861/03, CEDH 2007-V (extraits), et comparer avec Yordanova et autres c. Bulgarie, no 25446/06, 24 avril 2012). La Cour constate en outre que les autorités compétentes ont réagi rapidement en signalant la présence de la construction illicite au procureur de la République, et en tout état de cause dans le délai légal pour engager des poursuites pénales (voir aussi Ghailan et autres, précité, § 68).
15. Par ailleurs, la Cour relève que les juridictions internes ont effectivement procédé à une mise en balance des intérêts concurrents en jeu, à savoir les intérêts publics et le droit du requérant au respect de son domicile, à l'aune de la situation particulière de celui-ci (voir, a contrario, Ivanova et Cherkezov c. Bulgarie, no 46577/15, § 53 et suivants, 21 avril 2016, ainsi que Bagdonavicius et autres c. Russie, no 19841/06, §§ 102-103, 11 octobre 2016, arrêts où les juridictions n'ont pas procédé à un examen du respect des exigences de l'article 8 par rapport aux situations particulières des requérants). Les juridictions ont notamment souligné la « parfaite mauvaise foi » du requérant, la violation délibérée de la loi et l'impossibilité de régulariser la construction illicite. La Cour n'identifie pas, dans les circonstances particulières de l'espèce, d'autres mesures que la démolition de la construction litigieuse que les pouvoirs publics auraient raisonnablement pu ordonner pour répondre aux exigences de la cause d'utilité publique précitée.
16. En ce qui concerne les conséquences de l'ingérence, la Cour note qu'à la date de l'introduction de la présente requête, le requérant continuait à habiter la maison litigieuse. En outre, bien qu'il se plaigne d'une absence de « suivi » et de solutions de relogement, il n'établit pas avoir sollicité de telles mesures, aucune disposition conventionnelle ne faisant peser sur les autorités une telle obligation d'office (Yordanova et autres, précité, § 30). Enfin, eu égard aux revenus du requérant, dont les juridictions ont tenu compte (paragraphe 5 ci-dessus), il n'apparaît pas davantage que l'intéressé soit incapable de se procurer un autre logement pour lui-même et pour sa famille.
17. Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent que l'ingérence litigieuse, n'a pas fait peser sur le requérant une charge disproportionnée. Partant, la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs
, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 19 octobre 2023.
Martina Keller Carlo Ranzoni
Greffière adjointe Président