RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 6 - Chambre 12
ARRÊT DU 07 Octobre 2022
(n° , 2 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : S N° RG 19/08688 - N° Portalis 35L7-V-B7D-CAORW
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 29 Juillet 2019 par le Tribunal de Grande Instance de BOBIGNY RG n° 18/00457
APPELANTS
Madame [S] [E]
[Adresse 4]
[Localité 7]
comparante en personne, assistée de Me François LAFFORGUE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0268
Monsieur [U] [E] agissant tant en son nom propre qu'en qualité de représentant de ses enfants mineurs
Monsieur [M] [E]
Mademoiselle [C] [E]
Monsieur [J] [E]
Mademoiselle [P] [E]
[Adresse 15]
[Adresse 15]
[Localité 7]
représenté par Me François LAFFORGUE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0268
Madame [G] [E] agissant tant en son nom qu'en qualité de représentante de ses enfants mineurs
Monsieur [N] [X]
Mademoiselle [L] [X]
Mademoiselle [T] [X].
[Adresse 9]
[Adresse 9]
[Localité 7]
représentée par Me François LAFFORGUE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0268
Monsieur [D] [E] agissant tant en son nom qu'en qualité de représentant de ses enfants mineurs
Monsieur [R] [E]
Mademoiselle [W] [E]
Mademoiselle [TE] [E]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représenté par Me François LAFFORGUE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0268
Monsieur [SK] [E]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représenté par Me François LAFFORGUE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0268
Madame [H] [E]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représentée par Me François LAFFORGUE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0268
Madame [Z] [E]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représentée par Me François LAFFORGUE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0268
Madame [NT] [E]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représentée par Me François LAFFORGUE, avocat au barreau de PARIS, toque : P0268
INTIMEES
Me [A] [F] (SELAFA [13]) - Mandataire ad'hoc de la SARL [14]
[Adresse 1]
[Localité 5]
non comparante, non représentée
SARL [14]
[Adresse 3]
[Localité 5]
non comparante, non représentée
CPAM 93 - SEINE SAINT DENIS (BOBIGNY)
[Adresse 2]
SERVICE CONTENTIEUX
[Localité 6]
représentée par Me Camille MACHELE, avocat au barreau de PARIS, toque : D1901
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article
945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 01 Juillet 2022, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant M. Pascal PEDRON, Président de chambre, chargé du rapport.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
M. Pascal PEDRON, Président de chambre
M. Raoul CARBONARO, Président de chambre
M. Gilles REVELLES, Conseiller
Greffier : Mme Claire BECCAVIN, lors des débats
ARRET :
- REPUTE CONTRADICTOIRE
- prononcé
par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article
450 du code de procédure civile.
-signé par M. Pascal PEDRON, Président de chambre et par Mme Claire BECCAVIN, greffière à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
La cour statue sur l'appel interjeté par les consorts [E] d'un jugement rendu le 29 juillet 2019 par le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny dans un litige les opposant à la société [14] (la société), prise en la personne de son mandataire ad'hoc la SELAFA [13]-Me [Y], en présence de la CPAM de la Seine Saint Denis (la caisse).
FAITS, PROCEDURE, PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
M. [R] [E], né en 1950, a effectué une déclaration de maladie professionnelle le 13 décembre 2005 alors qu'il était employé depuis 1993 par la société [14] à Roissy, en qualité de laveur d'avion.
La déclaration visait un « Cancer du Sinus Maxillaire Droit » ; y était joint un certificat médical établi le 8 janvier 2004 par le Dr [O], constatant un « cancer du sinus maxillaire droit devant être pris en charge dans le cadre d'une maladie professionnelle » et détaillant l'exposition au risque de cancer en raison notamment de l'action nocive d'un solvant chloré, «le Lardox », lors des opérations de lavage des avions. La caisse notifiait à M. [E] le 01er mars 2004, un refus de prise en charge motivé par le fait que la maladie déclarée ne figurait pas au tableau des maladies professionnelles.
M. [E] présentait un second certificat médical établi le 02 décembre 2005 par le Dr [V], constatant un « carcinome sarcomatoïde du sinus maxillaire droit classé T4 N2 MO » et détaillant une «importante lésion tumorale avec déformation du visage, diplopie et douleur intense,» nécessitant un traitement morphinique dans le cadre de soins palliatifs. Ce certificat reprenait également les expositions professionnelles antérieures de M. [E] et particulièrement son exposition dans le cadre de son dernier poste de travail, au solvant chloré, « le Lardox », appliqué avec un pistolet de pression à air ainsi que son exposition à un détergent puissant pour décoller la peinture, le chlorure de méthylène. La caisse notifiait à M. [E] un second refus de prise en charge le 3 février 2006 pour le même motif.
M. [E] décédait des suites de ce cancer le 04 mai 2006. Sa veuve, Mme [S] [E] poursuivait la procédure.
La caisse transmettait le dossier de M. [E] au [11] qui émettait un avis négatif au motif d'une absence de lien direct et essentiel entre l'activité professionnelle de M. [E] et la maladie déclarée; la caisse notifiait à Mme [E] le 3 juillet 2006 un refus de reconnaissance du caractère professionnel de la maladie ; après vaine saisine de la commission de recours amiable, Mme [E] portait le litige devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny.
Par jugement du 23 mars 2010, le tribunal désignait un second [11] qui retenait une absence de lien direct et essentiel entre l'affection et l'exposition professionnelle ; par jugement du 28 septembre 2010, le tribunal désignait un troisième [11] qui retenait qu'il ne pouvait être établi de lien direct et essentiel entre la maladie et le travail. Par jugement du 10 janvier 2013, le tribunal déboutait Mme [E] de sa demande de reconnaissance du caractère professionnel de la maladie de M. [E].
Par arrêt infirmatif du 18 février 2016, la cour d'appel de ce siège jugeait que la maladie déclarée par M. [E] le 13 décembre 2005 devait être prise en charge par la caisse au titre de la maladie professionnelle visée par le tableau 10 ter, issu du Décret n° 2003-110 du 11 février 2003 décrivant les affections cancéreuses causées par l'acide chromique et les chromates et bi-chromates alcalins ou alcalinoterreux ainsi que par le chromate de zinc et renvoyait Mme [E] devant la caisse pour la liquidation de ses droits, et ce aux motifs que :
« Considérant les dispositions du Tableau 10 ter, issues du Décret n° 2003-110 du 11 février 2003 article 1er, décrivant les affections cancéreuses causées par l'acide chromique et les chromates et bi-chromates alcalins ou alcalinoterreux ainsi que par le chromate de zinc ;
Que ce tableau désigne le cancer des cavités nasales dans le cadre d'un délai de prise en charge de 30 ans ( sous réserve d'une durée d'exposition de 10 ans ) en conséquence d'une liste limitative de travaux susceptibles d'engendrer cette maladie : la fabrication, la manipulation et le conditionnement de l'acide chromique, des chromates et bichromates alacalins, la fabrication du chromate de zinc ;
Considérant en l'espèce que M. [E] a été employé pendant 10 années, ce point n'est pas contesté, de 1993 à 2003, au lavage des trains et des logements de trains des avions, prestation sous traitée par la compagnie [8] à la société [14] ;
Que cette prestation de lavage, décrite par les cartes de travail fournies par l'employeur aux salariés dans la période concernée, décrit l'utilisation du solvant nettoyage Ardrox1900 B et du solvant nettoyage Netal A202 pour le lavage et le rinçage au jet sous pression d'impact 3 bars, avec rebrossage si nécessaire sur les parties les plus souillées ;
Considérant par ailleurs qu'est produite une note d'analyse et de synthèse émanant de Mme [PO] [B], Directrice de Recherche Honoraire à l'INSERM et Chercheur au Groupement d'Interêt Scientifique sur les Cancers Professionnels à l'Université [16], en date du 7 octobre 2011, qui établit que les chromates sont une composante habituelle des peintures d'avion et peuvent contaminer les effluents de l'opération de nettoyage à l'Ardrox : « les chromates migrent vers les zones de corrosion en surface, données acquises par de nombreuses publications scientifiques » (dont les référence sont communiquées en annexe de la note );
Que cette migration des chromates des couches profondes vers les couches périphériques de la peinture d'avion, cite encore la note, correspond à la description de M. [E] (confirmée par un collègue de travail, M. [K] [I], dans son attestation du 15 juin 2008,) lorsqu'il se plaignait des résidus blancs qui recouvraient son visage lors des opérations de nettoyage à l'Ardrox ;
Que l'étude observe également que les entretiens réalisés auprès des délégués CHSCT d'[8] témoignent de l'absence d'étude des polluants y compris dans le cadre du Document Unique, le dosage du chrome dans les urines n'étant pas règlementé dans le cadre de la surveillance médicale alors que cet examen constituerait un élément de traçabilité de l'exposition ;
Que les cartes de travail pour la période concernée émanant de l'employeur ne mentionnent pas l'obligation de port de masque au niveau des voies respiratoires mais seulement du port d' imperméables, bottes, cirés, casques, lunettes, gants et anoraks ;
Considérant qu'
il s'évince de l'ensemble de ces éléments que M. [E] a été exposé pendant 10 ans à des projections de chromates lors des opérations de lavage sous pression des avions et qu'il est est décédé des suites d'un cancer des cavités nasales imputable à la manipulation de chromates expressément visé au Tableau des Maladies Professionnelles 10 ter ; »
Par ordonnance du 26 juillet 2017 du tribunal de commerce de Paris, la SELAFA [13] prise en la personne de Maître [Y] a été désigné en qualité de mandataire de justice pour représenter la SARL [14], qui a fait l'objet d'une radiation du registre du commerce et des sociétés à la suite de la clôture des opérations de liquidation amiable, dans la procédure de reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur initiée par les consorts [E].
Le 05 octobre 2017, les ayants-droit de M. [E] ont saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bobigny d'une action en reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur à l'origine de la maladie de M. [E].
Par jugement du 29 juillet 2019, le tribunal de grande instance de Bobigny, auquel le dossier avait été transféré, a mis hors de cause la société [12], débouté les consorts [E] de leur demande en reconnaissance de la faute inexcusable, et débouté les parties de leurs demandes en frais irrépétibles, au motifs essentiels qu'aucune conscience du danger ne saurait être reprochée à l'employeur dès lors que les [11], dans trois avis successifs, ont indiqué que le lien direct entre la pathologie et les conditions de travail n'était pas caractérisé, qu'en principe les peintures contenant des chromates n'étaient pas manipulées par M. [E] qui exerçait la fonction de laveur, que le médecin du travail n'aurait recensé aucun autre cas de pathologie similaire et que l'intéressé n'a pas alerté sa hiérarchie quant à un éventuel danger.
Les consorts [E] ont interjeté appel le 20 août 2019 de ce jugement qui leur avait été notifié le 02 août 2019.
Par les conclusions écrites déposées et développées oralement à l'audience par leur conseil, les consorts [E] demandent à la cour de :
-les déclarer recevables en leur appel;
-infirmer le jugement déféré ;
Et statuant de nouveau :
-déclarer que la maladie professionnelle qui a entrainé le décès de M. [R] [E] est la conséquence de la faute inexcusable de son employeur, la société [14];
En conséquence:
-fixer au maximum la majoration de la rente d'incapacité qui aurait dû être perçue par M. [E], la déclaration de maladie professionnelle ayant été souscrite de son vivant;
-leur allouer au titre de l'action successorale l'indemnité forfaitaire prévue à l'article
L. 452-3 du code de la sécurité sociale;
-ordonner la majoration maximale de la rente servie à Mme veuve [E] en sa qualité de conjoint survivant et de celle servie à Mme [NT] [E] ;
-condamner la SARL [14] à verser aux ayants-droit de M. [R] [E] les sommes suivantes:
Au titre de l'action successorale:
.Réparation du préjudice de la souffrance physique: 100.000 €
.Réparation du préjudice de la souffrance morale: 100.000 €
.Réparation du préjudice d'agrément: 100.000 €
.Réparation du préjudice esthétique: 50.000 €
En réparation du préjudice personnel subi par les consorts [E]:
.Mme Veuve [E] :100.000 €
.M. [U] [E], son fils :35.000 €
.Mme [G] [E], sa fille : 35.000 €
.M. [D] [E], son fils :35.000 €
.M. [SK] [E], son fils :35.000 €
.Mme [H] [E], sa fille : 35.000 €
.Mme [Z] [E], sa fille : 35.000 €
.Mme [NT] [E], sa fille : 35.000 €
.[M] [E], son petit-fils : 20.000 €
.[N] [X], son petit-fils : 20.000 €
.[L] [X], sa petite-fille : 20.000 €
-condamner la SARL [14] à payer à chacun des ayants droit de M. [E], une somme de 2.000 euros sur le fondement de l'article
700 du code de procédure civile;
-condamner la SARL [14] à rembourser les frais d'enregistrement de la requête au greffe du Tribunal de Commerce de Paris, d'un montant de 15,76 euros TTC;
-et à titre subsidiaire sur cette demande, ordonner que les dépens incluent les frais d'enregistrement de la requête au greffe du Tribunal de Commerce de Paris qui seront supportés pat la SARL [14];
-condamner la Caisse à faire l'avance de ces sommes.
Les consorts [E] font valoir pour l'essentiel que :
-la société ne pouvait ignorer les dangers liés au nettoyage des peintures d'avions contenant des chromates de zinc et de potassium et aurait dû avoir conscience des risques auxquels elle exposait ses salariés ;
-les avis des [11] ne portent pas sur la conscience du danger par l'employeur, alors qu'il est par ailleurs établi que M. [E] a été exposé pendant 10 ans au chromates et que son décès est imputable à cette exposition ;
-il n'est pas nécessaire que le salarié alerte sa hiérarchie quant à un éventuel danger ;
-la société pourtant tenue à une obligation de sécurité ne justifie pas avoir réalisé une évaluation des risques concernant l'exposition de ses salariés aux chromates et à ses projections lors des lavages sous pressions des avions ;
-l'employeur n'a pas pris les mesures de protection s'imposant, les salariés dont M. [E] travaillant dans des hangars sans système d'évacuation, ne disposant d'aucune protection individuelle adaptée, et notamment de masques.
La SELAFA [13]-Me [Y], prise es qualités de mandataire ad'hoc de la société [14], régulièrement convoquée par courrier RAR reçu par son destinataire le 03 décembre 2020, n'a pas comparu et ne s'est pas faite représenter.
Par les conclusions écrites déposées et développées oralement à l'audience par son conseil, la caisse demande à la cour, au visa des articles
L. 452-1 et suivants du code de la sécurité sociale, de:
-statuer ce que de droit sur le principe de la reconnaissance de la faute inexcusable et l'éventuelle majoration de rente de la veuve qui en résulterait ;
Dans l'hypothèse où la Cour retiendrait la faute inexcusable de l'employeur :
-débouter les appelants de leurs demandes formulées au titre de l'action successorale en réparation du préjudice esthétique temporaire et du préjudice d'agrément;
-ramener à de plus justes proportions la somme allouée aux ayants droit de M. [E] au titre de leur action successorale en réparation des souffrances endurées;
-ramener à de plus justes proportions les sommes allouées aux ayants droit de M. [E] en réparation de leur préjudice personnel d'affection;
-condamner tout succombant aux entiers dépens.
En application de l'article
455 du code de procédure civile, il est renvoyé aux conclusions des consorts [E] et de la caisse, déposées et visées par le greffe à l'audience du 01er juillet 2022, pour un plus ample exposé des moyens développés et soutenus à l'audience.
SUR CE, LA COUR
Sur la faute inexcusable
Il résulte de l'application combinée des articles
L. 452-1 du code de la sécurité sociale,
L. 4121-1 et
L. 4121-2 du code du travail que le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver. Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été la cause déterminante de l'accident survenu au salarié ou de la maladie l'affectant; il suffit qu'elle en soit une cause nécessaire, même non exclusive ou indirecte, pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée.
Il incombe au salarié ou à ses ayants-droit de rapporter la preuve de la faute inexcusable de l'employeur dont il se prévaut.
La conscience du danger exigée s'apprécie objectivement en considération de celle qu'un employeur normalement avisé aurait dû avoir.
Par ailleurs, la faute ne peut être jugée excusable qu'autant que l'employeur a satisfait à la réglementation en vigueur et s'il a pris des mesures effectives de protection du salarié.
Il résulte de l'analyse des faits que l'employeur a commis en l'espèce une faute inexcusable à l'origine de la maladie professionnelle dont M. [E] a été victime.
En effet, M. [R] [E], salarié depuis le 1er septembre 1993 de la société comme "laveur d'avion", en arrêt de travail à compter du 09 janvier 2004, a été exposé habituellement à l'occasion de ses activités professionnelles pendant 10 ans de 1993 à 2003, aux chromates, bichromates alacalins, et chromate de zinc libérés des peintures d'avion par les produits et procédés utilisés lors du lavage des avions qu'il effectuait. Victime d'un cancer du sinus maxillaire droit, il relevait de la maladie professionnelle visée par le tableau 10 ter, issu du Décret n° 2003-110 du 11 février 2003 décrivant les affections cancéreuses causées par l'acide chromique et les chromates et bi-chromates alcalins ou alcalinoterreux ainsi que par le chromate de zinc.
M. [K] [I], chef d'équipe de M. [E] au sein de la société précise dans son attestation (pièce n°23 des appelants):
«Notre activité consistait en : Nettoyage des volets, logements de trains, trains d'atterrissage et portes de train, Décapage des futs de trains, Anti-givrage par pulvérisation en hauteur.
Pour le nettoyage, on pulvérisait un produit sur les trains, volets et logements. Après avoir utilisé du dissolvant, du décap four, les produits les plus utilisés ont été l '[10] et le Netal. Ces produits étaient pulvérisés sur toutes les surfaces droites. On laissait agir pour attaquer la saleté, on rinçait et frottait à la brosse. Toute la crasse partait au rinçage et ça tombait sur nous. (...) On ne connaissait pas la composition de ce produit. Nous n'avons pendant toute cette période bénéficié d'aucun équipement de protection. Après un lavage technique nous étions trempés en particulier le visage, la tête et le cou. »
Le Groupement d'Intérêt Scientifique sur les Cancers d'Origine Professionnelles indique, dans une note rédigée à l'attention d'un des [11] étant intervenu par rapport à M. [E] (pièce n°43 des appelants) : « (...)Nous avons recherché les modalités d'usure et de corrosion des peintures d'avion afin de déterminer si les chromates peuvent contaminer les effluents de l'opération de nettoyage à l'Ardrox. Les systèmes de peinture d'avion consistent généralement en une superposition de 3 couches successives, comprenant des composants toxiques comme les phtalates et les chromates. La protection des alliages d'aluminium est très dépendante de l'emploi de pré-traitements à base de chromates et de primaires avec les pigments aux chromates. Les avions et notamment leur système de peinture, prévu pour protéger le fuselage de ces agressions, sont exposés à de nombreuses contraintes et sollicitations. (') A ces contraintes viennent d'ajouter les vibrations, le passage des produits antigel avant décollage en ambiance froide, et les produits de nettoyage.
On peut donc s'attendre, malgré les précautions prises en conception, à un vieillissement ou des dégradations rapides de ces revêtements. Nous avons fait une revue bibliographique concernant les études sur les mécanismes de la migration de certains composés des systèmes de peinture d'avion. Ces systèmes comportent deux composants toxiques ayant des fonctions distinctes. Les phtalates jouent un rôle de « plastifiant» c'est-à-dire qu'ils apportent à la peinture une qualité d'élasticité lui permettant de lutter contre les variations de température et d'éviter le craquellement de la peinture. Les chromates vont jouer un rôle d'inhibiteurs de la corrosion, protection essentielle à la sauvegarde de la structure. Il s'avère que ces deux espèces ont tendance à la migration. Phénomène connu, les phtalates, contenus dans les PVC, s'échappent dans l'atmosphère et font perdre le cas échéant les propriétés d'élasticité au produit en s'évaporant. C'est également précisément la fonction des chromates que de migrer vers les zones de corrosion (donc à la surface) en vue d'inhiber cette corrosion par une action de combinaison avec l 'humidité. La migration de ces espèces dans les systèmes de peinture est une donnée acquise par de nombreuses publications.
Ainsi les chromates ont-ils la capacité de migrer des couches profondes vers les couches périphériques de la peinture d'avion. La description faite par Monsieur [E] des résidus blancs qui recouvraient son visage lors des opérations de nettoyage à l '[10] constitue un indice fort de présence de chromates dans les aérosols qu'il respirait, sachant qu'il ne portait aucune protection respiratoire.»
La société employeur, sous traitante d'[8], qui était une entreprise spécialisée dans le lavage des avions connaissait ou se devait de connaître les dangers liés aux expositions aux chromates, officialisés par le tableau n°10 ter créé en 1984 ; en conséquence, quelle que soit la pathologie qui pouvait être concernée, tout entrepreneur avisé exerçant une activité pouvant exposer ses salariés à de telles substances se devait de prendre les mesures de prévention et de protection qu'imposait la situation.
De la même façon, la société spécialisée dans le lavage des avions connaissait ou se devait de connaître les interractions provoquées par les produits et procédés utilisés par ses salariés lors du lavage des avions, la migration des chromates contenues dans les systèmes de peinture des avions étant une donnée alors acquise.
Seule titulaire et débitrice à l'égard de son salarié d'une obligation générale de sécurité dont elle devait assurer l'effectivité, il appartenait à la société, de prendre par elle-même toutes les mesures de recherche et de détection des risques encourus en la matière par ses salariés, puis de prévention et de protection efficaces qu'imposait la situation dans laquelle elle faisait intervenir ses salariés, dont M. [E], sur les sites de nettoyage, afin notamment de limiter au maximum l'exposition au risque de M. [E] et de contrôler les conditions réelles et effectives dans lesquelles elle faisait intervenir ses salariés sur les sites exposants.
Il n'est justifié d'aucune recherche de la société en la matière, aucun document d'évaluation des risques n'étant au surplus produit.
Il est par ailleurs établi que M. [E] ne bénéficiait d'aucune protection respiratoire lors des opérations de lavage d'avions
En ne s'interrogeant pas, en ne préconisant pas et en ne mettant pas en 'uvre des mesures qui auraient permis une moindre exposition au risque et en ne faisant bénéficier le salarié d'aucune protection collective ou individuelle en la matière, l'employeur, spécialisé dans le lavage des avions et qui avait conscience ou aurait dû en l'espèce avoir conscience des dangers provoqués par l'activité de ses salariés, n'a pas pris toutes les mesures nécessaires pour assurer l'entière protection effective, totale et efficace de M. [E] à l'occasion de ses activités de lavage des avions.
Il s'ensuit que la preuve est rapportée par les ayants-droit de M. [E] que celui-ci a été exposé , de 1993 à 2003, à des chromates et bichromates alcalins de manière habituelle dans le cadre de son activité au sein de la société qui n'ignorait pas, ou aurait dû connaitre les risques encourus par son salarié, et qui n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en protéger.
Ainsi est établie la faute inexcusable de la société [14] , à l'origine de la maladie professionnelle et du décès de M. [E].
Sur les conséquences de la faute inexcusable
Les appelants sollicitent la majoration de la rente d'ayants droit perçue par Mme veuve [E] et par Mme [NT] [E] ; la caisse s'en rapporte sur « l'éventuelle majoration de la rente versée aux ayants-droit de la victime ».
Mme [S] veuve [E] et Mme [NT] [E] (née en 1993) se sont vues accorder par la caisse une rente d'ayants droit (pièce n°19 des appelants).
En application des dispositions de l'article
L 452-2 du code de la sécurité sociale, il sera fait droit à la demande de majoration de la rente d'ayants droit perçue par Mme veuve [E] et par Mme [NT] [E].
Les appelants sollicitent également la majoration de la rente «qui aurait dû être servie à M. [E]». Cependant, il ne saurait être fait droit à une telle demande dès lors qu'aucune rente n'a été accordée à M. [E] de son vivant.
Les appelants sollicitent l'attribution de l'indemnité forfaitaire prévue à l'article
L.452-3 du code de la sécurité sociale , soutenant que l'état de santé particulièrement dégradé de M. [E], , décrit par le Dr [V] le 02 décembre 2015, doit permettre de considérer qu'il aurait pu prétendre à un taux d'IPP équivalent à 100%.
L'article
L.452-3 du code de la sécurité sociale dispose que: « Si la victime est atteinte d'un taux d'incapacité permanente de 100 %, il lui est alloué, en outre, une indemnité forfaitaire égale au montant du salaire minimum légal en vigueur à la date de consolidation. »
En l'espèce, aucun taux d'incapacité n'a été fixé par la caisse au regard de M. [E].
Pour pouvoir prétendre à l'indemnité forfaitaire, les consorts [E] doivent apporter la preuve qu'au jour de son décès au plus tard, M. [R] [E] était atteint d'une incapacité permanente de 100 %, comme l'impose l'article
L. 452-3 du code de la sécurité sociale.
En l'espèce, ils se prévalent du contenu du certificat médical établi par le Dr [V] ; cependant, le contenu de ce seul certificat médical établi le 02 décembre 2015 (pièce n°9 des appelants), plusieurs mois avant le décès de leur auteur survenu le 04 mai 2006, visant une récidive locale de la lésion tumorale, en soins paliatif, mais « tout à fait lucide, conscient et autonome » est insuffisant à établir que M. [E] était atteint d'une incapacité permanente de 100 % avant son décès au sens de l'article
L. 452-3 susvisé. En l'absence de production de toute autre pièce, notamment médicale, établissant une telle atteinte, les conditions de versement de l'indemnité forfaitaire telles que prévues à l'article susvisé ne sont pas remplies et les consorts [E] seront déboutés de leur demande à ce titre.
Les ayants-droit de M. [E] justifient l'existence des souffrances physiques de ce dernier issues avant consolidation de la maladie diagnostiquée dès le 08 janvier 2004 , souffrances liées aux multiples traitement et interventions chirurgicales pratiquées; au regard de ces éléments il convient en application de l'article
L.452-3 du code de la sécurité sociale, de fixer à 15 000 € la somme réparant intégralement les souffrances physiques subies avant consolidation par M. [E] en conséquence de la maladie.
S'agissant de la réparation du préjudice moral, les ayants-droit de M. [E] établissent que les souffrances morales subies par celui-ci en relation avec sa maladie ne sont pas déjà réparées au titre du déficit fonctionnel permanent. En effet l'annonce d'un cancer du sinus, engendre, par elle-même et dès sa formulation, par nature extrêmement brutale, l'inquiétude d'une évolution défavorable, amplifiée en l'espèce par la suite par la récidive de la lésion tumorale; au regard de ces éléments il convient en application de l'article
L.452-3 du code de la sécurité sociale, d'allouer la somme de 30 000 € réparant intégralement le préjudice moral subi par M. [E] avant consolidation.
Les ayants-droit de M. [E] font valoir au titre du préjudice d'agrément « la perte des agréments nécessitant un effort physique ».
Le préjudice d'agrément réparable en application de l'article
L. 452-3 du code de la sécurité sociale est constitué par l'impossibilité pour la victime de continuer à pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs, ce poste de préjudice incluant la limitation de la pratique antérieure.
En l'espèce, les ayants-droit de M. [E] n'établissent pas par leurs productions (et notamment par le contenu de leurs pièces n°47 et 51) l'existence de la pratique antérieure par celui-ci d'une activité spécifique sportive ou de loisirs, devenue impossible à continuer d'exercer du fait de l'accident.
Les ayants-droit de M. [E] seront donc déboutés de leur demande à ce titre.
Les ayants-droit de M. [E] sollicitent l'indemnisation du préjudice esthétique subi par M. [E] en lien avec la maxillectomie droite pratiquée sur celui-ci. Le Dr [V] fait état dans son certificat médical établi le 02 décembre 2006 (pièce n°9 des appelants) d'une maxillectomie droite pratiquée sur M. [E] ainsi que de la déformation du visage subi par celui-ci ; ces éléments établissent l'existence d'un préjudice esthétique subi de son vivant par M. [E], préjudice qui sera intégralement réparé par l'allocation d'une somme de 7 000 €.
Les ayants-droit de M. [E] sollicitent l'indemnisation du chef de leurs préjudices moraux à hauteur de 100.000 € pour sa veuve, de 35 000 € pour chacun de ses enfants et de 20 000 € pour chacun de ses 03 petits enfants [M], [N] et [L].
Il y a lieu de fixer l'évaluation des chefs de préjudices moraux des ayants droit de M. [E] comme suit:
- 30 000 € à Mme [S] [E],
- 15 000 € à chacun de ses enfants, MM. et Mmes [U] [E], [G] [E], [D] [E], [SK] [E], [H] [E], [Z] [E] et [NT] [E],
- 5 000 € à chacun de ses petits-enfants [M] [E], [N] [X] et [L] [X],
lesdites sommes réparant intégralement ces préjudices.
Conformément aux dispositions de l'article
L.452-3 du code de la sécurité sociale ces sommes seront versées par la caisse.
La SELAFA [13]-Me [Y], prise es qualités d'administrateur ad'hoc de la SARL [14], sera condamnée à rembourser aux appelants les frais d'enregistrement de la requête en désignation d'administrateur ad 'hoc déposée au greffe du Tribunal de Commerce de Paris, d'un montant de 15,76 euros TTC.
La SELAFA [13]-Me [Y], es qualités, sera condamnée à payer aux appelants une somme globale de 3 000 € au titre des frais irrépétibles.
PAR CES MOTIFS
LA COUR,
CONFIRME le jugement déféré en ce qu'il a mis hors de cause la société [12] ;
L'INFIRME pour le surplus ;
ET STATUANT à nouveau des chefs infirmés ;
JUGE que la maladie professionnelle dont a été victime et est décédé M. [R] [E] est la conséquence de la faute inexcusable de son employeur la SARL [14] ;
ORDONNE la majoration à leur maximum des rentes d'ayants droit versées à Mmes [S] veuve [E] et [NT] [E] ;
DÉBOUTE les consorts [E] de leur demande en "majoration de la rente qui aurait dû être servie à M. [E]" ;
DÉBOUTE les consorts [E] de leur demande présentée au titre de l'indemnité forfaitaire de l'article
L.452-3 du code de la sécurité sociale ;
ALLOUE aux consorts [E], au titre de l'action successorale, en réparation des souffrances subies par M. [R] [E] les sommes suivantes :
.Souffrances physiques : 15 000 €,
.Souffrances morales : 30 000 €,
.Préjudice esthétique : 7 000 €.
DÉBOUTE les consorts [E] de leur demande présentée au titre du préjudice d'agrément de M. [R] [E] ;
ALLOUE aux consorts [E] en réparation de leur préjudice moral personnel les sommes suivantes :
.à Mme Veuve [E] :30 000 €
.à M. [U] [E], son fils :15 000 €
.à Mme [G] [E], sa fille :15 000 €
.à M. [D] [E], son fils :15 000 €
.à M. [SK] [E], son fils :15 000 €
.à Mme [H] [E], sa fille :15 000 €
.à Mme [Z] [E], sa fille :15 000 €
.à Mme [NT] [E], sa fille :15 000 €
.à [M] [E], son petit-fils : 5 000 €
.à [N] [X], son petit-fils : 5 000 €
.à [L] [X], sa petite-fille : 5 000 €
DIT que la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine Saint Denis fera l'avance des sommes allouées aux consorts [E] ;
CONDAMNE la SELAFA [13]-Me [Y], prise es qualités d'administrateur ad'hoc de la SARL [14], à rembourser aux consorts [E] les frais d'enregistrement de la requête en désignation d'administrateur ad 'hoc déposée au greffe du Tribunal de Commerce de Paris, d'un montant de 15,76 euros TTC;
CONDAMNE la SELAFA [13]-Me [Y], prise es qualités d'administrateur ad'hoc de la SARL [14], à payer aux consorts [E] la somme globale de 3 000 euros au titre de l'article
700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la SELAFA [13]-Me [Y], prise es qualités d'administrateur ad'hoc de la SARL [14], aux dépens d'appel.
La greffièreLe président