DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YALVAÇ c. TURQUIE
(Requête no 21502/04)
ARRÊT
STRASBOURG
10 juin 2008
DÉFINITIF
10/09/2008
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Yalvaç c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 mai 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 21502/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Enver Yalvaç (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 mai 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me M. Yılmaz, avocat à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 10 septembre 2007, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1985 et réside à Izmir.
5. Le 26 septembre 2003, à 15 h 30, des policiers furent informés de la présence d'un homme blessé aux abords d'un parc. Ce dernier, blessé à l'arme blanche, désigna aux policiers ses assaillants, parmi lesquels le requérant.
6. Le jour même, le requérant ainsi que quatre autres personnes furent arrêtés et conduits au commissariat central de Balçova. L'une des personnes arrêtées reconnut avoir eu une altercation avec le blessé et être l'auteur de ses blessures. Il précisa que ses amis présents sur les lieux n'avaient aucunement pris part à cette altercation mais avaient simplement tenté de s'interposer.
7. Au cours de la même journée fut recueilli le témoignage de l'amie du blessé qui corrobora ces dires.
8. Toujours le même jour, le requérant fut entendu en sa déposition. Il nia toute implication dans l'altercation litigieuse, allégua avoir voulu séparer les protagonistes et déclara ne pas avoir vu que l'individu avait été blessé avec un couteau.
9. Le 27 septembre 2003, les policiers dressèrent un procès-verbal aux termes duquel ils libérèrent sur instruction du parquet, les personnes mises en cause, à l'exception de celui qui avait reconnu les faits litigieux.
10. Le 6 octobre 2003, le procureur de la République d'Izmir inculpa le requérant ainsi que quatre autres personnes pour coups et blessures et requit sa condamnation en vertu de l'article
456 § 4 du code pénal.
11. Le requérant soutient que l'acte d'accusation ne lui a pas été notifié.
12. Le 20 octobre 2003, le tribunal de police d'Izmir adopta une ordonnance pénale au terme de laquelle il estima établis les faits reprochés et condamna en conséquence le requérant à une peine de 346 783 000 livres turques (TRL)[1] d'amende en vertu de l'article
456 § 4 du code pénal.
13. Le 3 novembre 2003, cette ordonnance fut notifiée au requérant.
14. Le 11 novembre 2003, le requérant forma opposition contre cette décision et demanda à ce que l'affaire soit rejugée.
15. Le 14 novembre 2003, statuant sur dossier, le tribunal correctionnel d'Izmir rejeta cette demande.
16. Le requérant s'acquitta de l'amende en trois paiements effectués respectivement les 8 janvier, 6 février et 8 mars 2004.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
17. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l'affaire Karahanoğlu c. Turquie (no 74341/01, §§ 19-21, 3 octobre 2006).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
18. Le requérant allègue avoir subi à maints égards, pendant les poursuites pénales, un déni de procès équitable et des atteintes aux droits de la défense. Il soutient ainsi ne pas avoir été informé des accusations portées contre lui, de n'avoir pu être représenté par un avocat, de n'avoir pas disposé du temps et des facilités nécessaire à la préparation de sa défense et de n'avoir pu interroger ou faire interroger des témoins. Il allègue en outre une atteinte au principe d'égalité des armes et à la présomption d'innocence. Il invoque à cet égard l'article 6 §§ 1, 2 et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...), par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...).
2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à :
a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu'il comprend et d'une manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui ;
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
c) se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent ;
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
(...) »
19. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse et soutient que la raison d'être des ordonnances pénales était de réduire les délais de procédure judiciaire. Le caractère mineur de l'infraction reprochée, la nature de la peine encourue (une amende) et l'appréciation faite par le juge compétent quant à la nécessité d'une audience sont autant de motifs qui ont justifié, en l'espèce, l'absence de tenue d'audience. De surcroît, les dispositions relatives à l'ordonnance pénale ont été supprimées du nouveau code pénal.
A. Sur la recevabilité
20. La Cour constate que cette partie de la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
21. La Cour note qu'à aucun stade de la procédure, le requérant n'a bénéficié d'une audience devant les juridictions internes. Ni le tribunal de police qui a délivré l'ordonnance pénale ni le tribunal correctionnel qui s'est prononcé sur l'opposition n'ont tenu d'audience. Le requérant n'a jamais eu la possibilité de comparaître personnellement devant les magistrats appelés à le juger.
22. La Cour a traité à plusieurs reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir, entre autres, les arrêts Karahanoğlu, précité, §§ 35-39 ; Tanyar et Küçükergin c. Turquie, no 74242/01, §§ 24-28, 5 décembre 2006 ; Oyman c. Turquie, no 39856/02, §§ 18-26, 20 février 2007).
23. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ou argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente en l'espèce.
24. A la lumière de l'ensemble des éléments en sa possession et au vu de sa jurisprudence, la Cour considère qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce que la cause du requérant n'a pas été entendue équitablement par les juridictions saisies de son affaire.
25. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue pour l'article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime avoir examiné la question juridique principale posée par la présente requête. Elle considère qu'il ne s'impose plus de statuer séparément sur le restant des griefs tirés de l'article 6 de la Convention (pour une approche similaire, voir Bolluk c. Turquie, no 34506/03, § 20, 2 octobre 2007).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
26. Le requérant allègue ne pas avoir bénéficié d'une voie de recours effective, l'opposition qu'il a formé contre sa condamnation ayant été examinée sur dossier. Il invoque l'article 13 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »
27. Le Gouvernement conteste cette thèse.
28. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.
29. Eu égard au constat relatif à l'article 6 (paragraphes 21-25 ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner s'il y a eu, en l'espèce, violation de cette disposition (voir, Karakaya c. Turquie, no 11424/03, § 31, 24 janvier 2008).
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
30. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
31. Le requérant réclame 2 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel soulignant notamment avoir dû payer une amende s'élevant à 346 783 000 TRL. Il réclame également 30 000 EUR au titre du préjudice moral qu'il aurait subi.
32. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
33. La Cour ne saurait spéculer sur les conclusions auxquelles les juridictions turques auraient abouti en l'absence des manquements relevés et rejette donc la demande du requérant au titre du préjudice matériel (pour une approche similaire, Karahanoğlu, précité, § 43).
En revanche, elle considère que le requérant a subi un préjudice moral que le constat de violation suffit à compenser.
B. Frais et dépens
34. Le requérant demande également 1 005, 50 nouvelles livres turques (TRY)[2] pour les frais devant la Cour correspondant aux frais de correspondance et frais de traduction. Il réclame également 1 000 TRY[3] au titre des honoraires d'avocat pour la procédure devant les juridictions internes et 3 500 TRY[4] pour la procédure devant la Cour. Il fournit à titre de justificatif des attestations de frais de traduction et une convention d'honoraire.
35. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
36. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR tous frais confondus et l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
37. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention, du fait de l'absence d'audience dans le cadre de la procédure interne ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les autres griefs tirés des articles 6 et 13 de la Convention ;
4. Dit que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
5. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant, pour frais et dépens, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 juin 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente
1. Soit environ 207 euros.
[2] Soit environ 498 EUR.
[3] Soit environ 496 EUR.
[4] Soit environ 1 736 EUR.