DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE UĞURLU c. TURQUIE
(Requête no 45/04)
ARRÊT
STRASBOURG
17 juin 2008
DÉFINITIF
17/09/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Uğurlu c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Antonella Mularoni,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 mai 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 45/04) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mustafa Uğurlu (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 novembre 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me Y. Öztürk, avocat à Samsun. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 16 avril 2007, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1961 et réside à Samsun.
5. Le 16 décembre 2002, alors qu'il travaillait à l'aéroport de Samsun, un incident éclata entre le requérant, N.A. et la mère de ce dernier, en raison du supplément à payer pour les bagages dépassant le poids autorisé.
6. Le 16 décembre 2006, N.A. et sa mère portèrent plainte contre le requérant pour corruption, coups et blessures.
7. Le 17 décembre 2002, entendu par le procureur de la République, le requérant porta plainte contre N.A. pour propos injurieux, menaces, coups et blessures.
8. Le 4 mars 2003, le procureur de la République de Çarşamba inculpa le requérant et N.A. sur le fondement de l'article
456 § 4 du code pénal.
9. Par une ordonnance pénale du 18 avril 2003, en application des articles
386,
387,
390 et
302 du code de procédure pénale, le tribunal d'instance pénale de Çarşamba condamna le requérant et N.A. à une amende lourde de 218 103 000 livres turques [environ 125 euros] chacun.
10. Le 15 mai 2003, le requérant forma opposition contre cette ordonnance devant le tribunal correctionnel de Çarşamba. Il se plaignit de l'absence d'audience devant le tribunal d'instance et en demanda une devant le tribunal correctionnel.
11. Le 27 mai 2003, le tribunal correctionnel débouta le requérant au terme d'un examen sur la base du dossier et de l'acte d'accusation.
12. Le 19 juin 2003, le requérant demanda au ministre de la Justice de donner un ordre formel au parquet de la République dans l'intérêt de la loi (yazılı emir ile bozma) pour que celui-ci demande à la Cour de cassation d'annuler l'ordonnance pénale en question.
13. Le 10 juillet 2003, le procureur de la République fut informé du rejet de cette demande.
14. L'amende fut payée en trois mensualités, les 15 septembre, 25 octobre et 17 novembre 2003.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits entre autres dans les arrêts Karahanoğlu c. Turquie (no 74341/01, §§ 18-21, 3 octobre 2006) et Taner c. Turquie (no 38414/02, §§ 15-18, 15 février 2007).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
16. Le requérant soutient que sa cause n'a pas été entendue équitablement, dans la mesure où les juridictions n'ont pas tenu d'audience. Il dit avoir été ainsi privé de son droit d'assister aux débats et de présenter sa défense d'une manière appropriée. Il invoque l'article 6 §§ 1 et 3, ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense (...)»
17. Le Gouvernement s'oppose à ces allégations et soutient que l'ordonnance pénale a été délivrée au terme d'une procédure équitable qui était conforme aux exigences de l'article 6 de la Convention. Il ajoute que cette procédure n'existe plus en droit turc depuis l'adoption des nouveaux codes pénal et de procédure pénale, en vigueur depuis le 1er juin 2005.
A. Sur la recevabilité
18. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
19. La Cour note qu'à aucun stade de la procédure, le requérant n'a bénéficié d'une audience devant les juridictions internes. Ni le tribunal d'instance pénale qui a délivré l'ordonnance pénale, ni le tribunal correctionnel qui s'est prononcé sur l'opposition n'ont tenu d'audience. Le requérant n'a jamais eu la possibilité de comparaître personnellement devant les magistrats appelés à le juger.
20. La Cour rappelle avoir déjà examiné un grief identique à celui présenté par le requérant et avoir conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce que le requérant n'avait pas bénéficié d'une audience devant les juridictions nationales, de sorte que sa cause n'avait pas été entendue publiquement par elles (Karahanoğlu c. Turquie, précité, § 37, et Tanyar et Küçükergin c. Turquie, no 74242/01, §§ 26-28, 5 décembre 2006).
21. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ou argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente en l'espèce.
22. Partant, l'article 6 § 1 de la Convention a été violé en l'espèce.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
23. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
24. Le requérant réclame 30 000 euros (EUR) pour le dommage moral qu'il aurait subi.
25. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
26. La Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral certain que le simple constat de violation suffit à compenser.
B. Frais et dépens
27. Le requérant demande en outre 10 000 EUR pour les frais et dépens exposés devant les juridictions internes et la Cour. Il demande 4 000 EUR pour les honoraires de son avocat et présente à cet effet le contrat signé avec ce dernier, lequel fait état de ce montant. Il demande également 6 000 EUR pour les frais généraux (déplacements, amende, soins médicaux, téléphone, fax, courrier, papeterie et traduction), et présente à cet effet les décomptes du paiement en trois mensualités de l'amende qui lui a été infligée, pour un montant total de 218,15 TRY, ainsi qu'un décompte de 340 TRY pour les frais de traduction. Ne pouvant présenter d'autres justificatifs pour le restant des dépens, il s'en remet à l'appréciation de la Cour.
28. Le Gouvernement estime qu'il s'agit là de sommes excessives.
29. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable d'accorder au requérant une somme de 1 500 EUR, tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
30. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison de l'absence d'une audience ;
3. Dit que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 juin 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente