QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GÜNSELİ KAYA c. TURQUIE (no 2)
(Requête no 40886/02)
ARRÊT
STRASBOURG
23 juin 2009
DÉFINITIF
23/09/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Günseli Kaya c. Turquie (no 2),
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Nicolas Bratza, président,
Lech Garlicki,
Giovanni Bonello,
Ljiljana Mijović,
David Thór Björgvinsson,
Işıl Karakaş,
Mihai Poalelungi, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 juin 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 40886/02) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Günseli Kaya (« la requérante »), a saisi la Cour le 3 juillet 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante est représentée par Mes N. Değirmenci et B. Değirmenci, avocats à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 4 mars 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, elle a en outre décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. La requérante est née en 1955 et réside à İzmir.
5. A l'époque des faits, elle était présidente du comité d'administration de l'antenne locale de l'Association des droits de l'homme (İnsan Hakları Derneği).
6. La requérante fit l'objet de trois procédures pénales distinctes présentant chacune les mêmes caractéristiques.
1. Première procédure
7. Les 17 juillet et 6 septembre 2001, l'administration demanda aux membres du comité d'administration, dont la requérante, de régulariser l'inscription de treize membres sur le registre de l'Association des droits de l'homme en vertu de la loi no 2908 relative aux associations. Les intéressés n'obtempérèrent pas.
8. Le 15 octobre 2001, le procureur de la République d' İzmir (« le procureur ») informa la requérante qu'elle avait enfreint la loi sur les associations et que cet acte, passible d'une amende, entrait dans le cadre des délits simples ne faisant pas l'objet d'une ouverture de procédure pénale en cas de prépaiement (ön ödeme). Elle refusa d'obtempérer.
9. Le 3 décembre 2001, le procureur mit la requérante en accusation pour infraction à la loi no 2908 relative aux associations. L'acte d'accusation ne fut pas communiqué à la requérante. Le 26 décembre 2001, le tribunal de paix d'Izmir (« le tribunal »), sans tenir d'audience, condamna la requérante à une amende de 213 548 400 livres turques (TRL), somme alors équivalente à 146 dollars américains (USD). Pour ce faire, il se fonda sur l'article
386 du code de procédure pénale prévoyant une procédure simplifiée dite « ordonnance pénale » (ceza kararnamesi). Le 29 janvier 2002, la requérante forma opposition devant le tribunal correctionnel d'Izmir. Le 6 février 2002, ce dernier écarta l'opposition, lui aussi sans tenir d'audience.
10. Le 13 février 2002, le parquet d'Izmir enjoignit à la requérante de s'acquitter de l'amende infligée. La requérante paya cette amende.
11. Le 16 décembre 2002, l'avocat de la requérante formula auprès du procureur de la République près la Cour de cassation une demande de pourvoi dans l'intérêt de la loi par ordonnance écrite contre la décision du 6 février 2002.
12. Le 14 avril 2003, la Cour de cassation infirma la décision attaquée et renvoya le dossier devant le tribunal.
13. Les 14 mai 2003, 7 août 2003 et 22 octobre 2003, le tribunal tint des audiences. La requérante participa à la dernière et présenta sa défense.
14. La loi no 2908 relative aux associations fut modifiée et l'infraction étant désormais sanctionnée par une amende administrative. Le 22 octobre 2003, le tribunal rendit une décision d'incompétence et transmit le dossier à la préfecture d'Izmir.
15. La requérante attaqua cette décision sans succès.
2. Deuxième procédure
16. Le 16 novembre 2001, soupçonnée d'avoir contribué à la création illégale d'une plate-forme d'opposants à la guerre, la requérante se vit signifier qu'elle avait enfreint la loi no 2908 sur les associations, mais qu'elle ne serait pas poursuivie si un prépaiement d'amende était effectué. La requérante refusa de procéder à ce paiement.
17. Le 3 décembre 2001, le procureur introduisit une action publique à l'encontre de la requérante, sans lui communiquer l'acte d'accusation au préalable.
18. Le 31 décembre 2001, le tribunal condamna la requérante, sur dossier, dans le cadre de l'article 386 par une procédure simplifiée, à une amende de 213 548 400 TRL, somme alors équivalente à 150 USD. Le 18 février 2002, la requérante forma opposition contre sa condamnation devant le tribunal correctionnel d'Izmir. Par un jugement du 20 février 2002, ce dernier écarta l'opposition, sans tenir d'audience.
3. Troisième procédure
19. Le 6 août 2001, le commissariat d'Izmir demanda en vain aux membres du comité d'administration, dont la requérante, de venir déposer les registres de l'association. Le 12 novembre 2001, le procureur les avisa que ce refus était passible d'une amende, susceptible d'être prépayée selon la procédure susvisée. Cependant, la requérante refusa d'obtempérer. Le 31 décembre 2001, le tribunal, sans tenir d'audience, condamna la requérante à payer une amende de 213 548 400 TRL, somme alors équivalente à environ 150 USD, conformément à la procédure simplifiée suivie en l'occurrence.
20. Le 15 février 2002, la requérante forma opposition contre cette condamnation devant le tribunal correctionnel d'Izmir. Par un jugement du 20 février 2002, ce dernier écarta l'opposition, sans tenir d'audience.
21. Le 28 mars 2002, le parquet d'Izmir enjoignit à la requérante à s'acquitter de l'amende infligée. La requérante s'exécuta.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
22. Quant au droit et à la pratique internes pertinents à l'époque des faits, la Cour renvoie à son arrêt Karahanoğlu c. Turquie (no 74341/01, §§ 19-20, 3 octobre 2006).
23. Le 1er juin 2005, le nouveau code pénal et le nouveau code de procédure pénale sont entrés en vigueur. Ils ne contiennent plus aucune disposition sur la procédure d'« ordonnance pénale ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
24. La requérante allègue que sa cause n'a pas été entendue équitablement, dans la mesure où les juridictions qui l'ont condamnée n'ont pas tenu d'audiences, ni ne lui ont notifié les actes d'accusation. Elle affirme avoir ainsi été privée de son droit d'assister aux débats et ne pas avoir pu exercer pleinement ses droits de défense. Elle invoque l'article 6 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »
A. Sur la recevabilité
25. Le Gouvernement soulève une exception d'irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes dans la mesure où la requérante n'a pas formé de pourvoi dans l'intérêt de la loi par ordonnance écrite du procureur (yazılı emir yolu). Il souligne qu'il s'agit d'une voie de recours efficace et se réfère à la première procédure pénale engagée contre la requérante et lors de laquelle le tribunal de paix avait tenu des audiences à la suite de la cassation.
26. La requérante conteste cette thèse.
27. La Cour a déjà tranché sur la question et rappelle que le pourvoi dans l'intérêt de la loi consacré par le droit turc est une voie de recours extraordinaire. D'après l'article 343 de l'ancien code de procédure pénale, seul le procureur général près la Cour de cassation était compétent pour l'exercer, mais il ne pouvait le faire que sur ordre formel du ministre de la Justice. Le recours en question n'est donc pas directement accessible aux justiciables. En conséquence, eu égard aux règles de droit international généralement reconnues, il ne doit pas nécessairement avoir été exercé pour que puissent être jugées remplies les exigences de l'article 35 de la Convention (Karahanoğlu, précité, § 33).
28. Toutefois, elle constate qu'effectivement dans le cadre de la première procédure pénale engagée le 15 octobre 2001, le tribunal de paix a tenu des audiences et a entendu la requérante le 22 octobre 2003 (paragraphe 13 ci-dessus). Ainsi, constate-t-elle que cette partie du grief est manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. En conséquence, la Cour examinera le grief de la requérante pour autant qu'il concerne les deux autres procédures pénales (paragraphes 16 et 19 ci-dessus). Dans ce contexte, elle réaffirme, au sujet de l'exception préliminaire soulevée, qu'une voie de recours qui n'est pas directement accessible aux justiciables, comme celle consacrée par l'article 343 de l'ancien code de procédure pénale, ne saurait passer pour une voie de recours effective au sens de la Convention, même si elle a pu apparaître fructueuse dans un cas donné. Par ailleurs, la Cour estime que le grief de la requérante n'est pas manifestement mal fondé et doit faire l'objet d'un examen quant au fond. Elle constate enfin que la requête ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
29. La Cour rappelle avoir déjà examiné un grief identique à celui présenté par la requérante et avoir conclu à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention au motif que, le requérant n'ayant pas bénéficié d'une audience devant les juridictions nationales, sa cause n'a pas été entendue publiquement par elles (Karahanoğlu, précité, §§ 35-39, Taner c. Turquie, no 38414/02, §§ 26-31, 15 février 2007, Evrenos Önen c. Turquie, no 29782/02, §§ 29-33, 15 février 2007, Varsak c. Turquie, no 6281/02, §§ 18-22, 15 février 2007, et Günseli Kaya c. Turquie, no 40885/02, §§ 15-17, 7 octobre 2008).
30. Après avoir examiné la présente affaire, la Cour considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente en l'espèce.
31. Partant, la Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
32. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue pour le grief tiré de l'absence d'audience devant les tribunaux internes, la Cour estime avoir examiné la question juridique principale posée par la présente requête. Elle considère qu'il ne s'impose plus de statuer séparément sur le restant des griefs tirés de l'article 6 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
33. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
34. La requérante réclame 1 192 606 livres turques (TRY) avec les intérêts moratoires, au titre du préjudice matériel et 15 000 euros (EUR) pour le préjudice moral.
35. Le Gouvernement conteste cette somme.
36. La Cour ne saurait se livrer à des spéculations concernant les conclusions auxquelles les juridictions turques auraient abouti en l'absence des manquements relevés, et rejette donc la demande de la requérante au titre du préjudice matériel (Karahanoğlu, précité, § 43, et Yalvaç c. Turquie, no 21502/04, § 33, 10 juin 2008). Elle estime que la requérante a subi un certain préjudice moral, que le constat de violation suffit à compenser.
B. Frais et dépens
37. La requérante demande également 2 000 EUR pour les honoraires d'avocat et 450 EUR pour les frais et dépens. Elle ne présente aucun document justificatif à l'appui de ses demandes.
38. Le Gouvernement conteste cette somme.
39. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu de l'absence de documents justificatifs et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens (Nacaryan et Deryan c. Turquie (satisfaction équitable), nos 19558/02 et 27904/02, § 23, 24 février 2009).
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief concernant l'absence d'audience recevable pour autant qu'il concerne les procédures pénales des 16 novembre 2001 et 6 août 2001, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention pour défaut d'audience ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément les autres griefs tirés de l'article 6 de la Convention ;
4. Dit que le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 juin 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Fatoş Aracı Nicolas Bratza
Greffière adjointe Président