PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE CARLETTA c. ITALIE
(Requête no 63861/00)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
STRASBOURG
5 juin 2012
DÉFINITIF
05/09/2012
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Carletta c. Italie,
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Nina Vajić, présidente,
Peer Lorenzen,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Guido Raimondi,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mai 2012,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 63861/00) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, Pietro Romolo Carletta (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 novembre 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Par un arrêt du 15 juillet 2005 (« l'arrêt au principal »), la Cour a jugé que l'ingérence dans le droit au respect des biens du requérant n'était pas compatible avec le principe de légalité et que, partant, il y avait eu violation de l'article 1 du Protocole no 1 (Carletta c. Italie, no 63861/00, §§ 88 - 89 et point 2 du dispositif, 15 juillet 2005).
3. En s'appuyant sur l'article 41 de la Convention, le requérant réclamait la restitution du terrain ou, à défaut, le paiement d'une somme supérieure à celle obtenue devant les juridictions internes. Il sollicitait en outre une indemnité pour dommage moral. Enfin, il demandait le remboursement des frais de justice engagés devant les juridictions nationales et des frais exposés devant la Cour européenne.
4. La question de l'application de l'article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état, la Cour l'a réservée et a invité le Gouvernement et le requérant à lui soumettre par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, § 99 et point 3 du dispositif).
5. Le délai fixé pour permettre aux parties de parvenir à un accord amiable est échu sans que les parties n'aboutissent à un tel accord. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations.
6. Le 24 octobre 2006, le président de la chambre a décidé de demander aux parties de nommer chacune un expert chargé d'évaluer le préjudice matériel et de déposer un rapport d'expertise avant le 19 janvier 2007.
7. Lesdits rapports d'expertise ont été déposés dans le délai imparti.
EN DROIT
8. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
9. Le requérant sollicite la restitution de son terrain, ce qui selon lui constituerait la forme de réparation idéale. A défaut de restitution, le requérant demande à la Cour une somme couvrant la valeur actuelle de son terrain, y compris la partie qui n'a pas été transformée par l'ouvrage publique mais qui n'est plus exploitable suite à la construction de la route.
10. A l'appui de ses prétentions, le requérant a déposé un rapport d'expertise. L'expert a fixé le moment de la perte de propriété du terrain au 9 août 1982, à savoir la date du deuxième arrêté d'occupation. A cette date, la valeur de la partie de terrain transformée par la construction de la route était, selon l'expert, de 15,49 EUR/m². En revanche, la valeur de la partie de terrain servie pour poser les égouts était de 1,00 EUR/m².
11. Le Gouvernement observe tout d'abord que le requérant était copropriétaire à 50 % du terrain litigieux. Dès lors, le requérant ne pourra percevoir que la moitié de la somme établie au titre de la satisfaction équitable. En outre, le Gouvernement fait valoir que la valeur vénale du terrain a été évaluée au cours de la procédure devant les juridictions internes. Dans le cas où la Cour calculerait le dommage matériel sur la base de la valeur vénale, le requérant devrait percevoir uniquement une somme correspondant à la différence entre cette valeur et le montant de l'indemnité calculée aux termes de la loi no 662 de 1996.
12. Le Gouvernement a également produit une expertise. L'expert a fixé à 1,80 EUR/m² la valeur du terrain en 1979, à savoir la date du premier arrêté d'occupation, qui constitue, selon lui, le moment de la perte de la propriété.
13. La Cour rappelle qu'un arrêt constatant une violation entraîne pour l'Etat défendeur l'obligation de mettre un terme à la violation et d'en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).
14. Elle rappelle que dans l'affaire Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], nº 58858/00, 22 décembre 2009), la Grande Chambre a modifié la jurisprudence de la Cour concernant les critères d'indemnisation dans les affaires d'expropriation indirecte. En particulier, la Grande Chambre a décidé d'écarter les prétentions des requérants dans la mesure où elles sont fondées sur la valeur des terrains à la date de l'arrêt de la Cour et de ne plus tenir compte, pour évaluer le dommage matériel, du coût de construction des immeubles bâtis par l'Etat sur les terrains
15. Selon les nouveaux critères fixés par la Grande Chambre, l'indemnisation doit correspondre à la valeur pleine et entière du terrain au moment de la perte de la propriété, telle qu'établie par l'expertise ordonnée par la juridiction compétente au cours de la procédure interne. Ensuite, une fois que l'on aura déduit la somme éventuellement octroyée au niveau national, ce montant doit être actualisé pour compenser les effets de l'inflation. Il convient aussi de l'assortir d'intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s'est écoulé depuis la dépossession des terrains. Ces intérêts doivent correspondre à l'intérêt légal simple appliqué au capital progressivement réévalué.
16. La Cour doit enfin prendre en compte le fait qu'en plus du requérant, une tierce personne peut revendiquer des droits à l'égard du terrain objet de la cause (§ 11 de l'arrêt au principal). En l'absence d'indications contraires, la Cour estime que le requérant n'est fondé à recevoir une satisfaction équitable qu'à concurrence de 50 % par rapport à la valeur du terrain objet de la cause.
17. Afin d'évaluer la valeur vénale du terrain, il y a lieu de se référer au jugement du tribunal de Bénévent du 14 avril 2003 ainsi qu'aux conclusions de l'expert commis d'office au cours de la procédure nationale (ibidem, § 105). Celui-ci établit que la valeur du terrain en 1997 était de 1 528,71 EUR, soit 10,33 EUR/m² (montant qui, par ailleurs, n'a pas fait l'objet d'un appel devant les juridictions nationales).
18. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime raisonnable d'accorder au requérant la somme de 700 EUR plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur cette somme.
19. Reste à évaluer la perte de chances subie par le requérant à la suite de l'expropriation litigieuse. Statuant en équité, la Cour alloue au requérant 1 000 EUR pour la perte de chances.
B. Dommage moral
20. Le requérant sollicite le versement de la somme de 110 000 EUR au titre de préjudice moral.
21. Le Gouvernement s'y oppose et considère cette somme excessive.
22. La Cour estime que le sentiment d'impuissance et de frustration face à la dépossession illégale de ses biens a causé au requérant un préjudice moral important, qu'il y a lieu de réparer de manière adéquate.
23. Statuant en équité, la Cour accorde au requérant la somme de 5 000 EUR au titre du préjudice moral.
C. Frais et dépens
24. Justificatifs à l'appui, le requérant sollicite le remboursement de 103 903 EUR pour les frais encourus devant les juridictions internes et 37 302 EUR pour les frais encourus devant la Cour.
25. Le Gouvernement considère ces sommes excessives.
26. La Cour rappelle que l'allocation des frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI). En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002 ; Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).
27. La Cour ne doute pas de la nécessité d'engager des frais, mais elle trouve excessifs les honoraires totaux revendiqués à ce titre. Elle considère dès lors qu'il y a lieu de les rembourser en partie seulement. Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour juge raisonnable d'allouer au requérant un montant de 15 000 EUR pour l'ensemble des frais exposés.
D. Intérêts moratoires
28. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 1 700 EUR (mille sept cent euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matériel ;
ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;
iii. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
2. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 juin 2012, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Nina Vajić
Greffier Présidente