AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, PREMIERE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le pourvoi formé par :
1 / M. Gilbert A...,
2 / Mme Colette Y..., épouse A..., demeurant tous deux avenue Valentin à Saint-Jean-de-Monts (Vendée), en cassation d'un arrêt rendu le 14 octobre 1992 par la cour d'appel de Poitiers (chambre civile, 2e section), au profit de M. Bernard X..., notaire, demeurant à Saint-Jean-de-Monts (Vendée), défendeur à la cassation ;
M. X... a formé un pourvoi incident contre le même arrêt ;
M. et Mme A..., demandeurs au pourvoi principal, invoquent, à l'appui de leur recours, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt ;
M. X..., demandeur au pourvoi incident, invoque, à l'appui de son recours, le moyen unique de cassation également annexé au présent arrêt ;
LA COUR, composée selon l'article
L. 131-6, alinéa 2, du Code de l'organisation judiciaire, en l'audience publique du 12 octobre 1994, où étaient présents : M. de Bouillane de Lacoste, président, Mme Delaroche, conseiller rapporteur, M. Fouret, conseiller, Mme Le Foyer de Costil, avocat général, Mme Collet, greffier de chambre ;
Sur le rapport de Mme le conseiller Delaroche, les observations de Me Vuitton, avocat des époux A..., de la SCP Boré et Xavier, avocat de M. X..., les conclusions de Mme Le Foyer de Costil, avocat général, et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Attendu, selon les énonciations des juges du fond, que, suivant convention du 6 mai 1983, reçue par M. X..., notaire, les époux Z... ont vendu aux époux A... un fonds de commerce de crêperie, la bailleresse des lieux dans lesquels était exploité ce fonds intervenant à l'acte pour agréer la cession ; que les preneurs ayant adjoint à cette activité une activité de location de cycles, la bailleresse leur a fait délivrer, le 6 août 1984, une sommation de cesser cette activité secondaire, et, devant l'absence d'effet de cette mise en demeure, les a assignés en résiliation de bail ; que cette résiliation a été prononcée aux torts des preneurs pour non-respect des clauses du bail par une décision du 24 septembre 1986, devenue irrévocable ;
que les époux A... ont exécuté cette décision en cessant leur activité le 31 octobre 1986 ; que, prétendant que le notaire les avait assurés de la possibilité d'adjoindre à leur activité principale une activité de location de cycles, ils l'ont assigné en déclaration de responsabilité et paiement de dommages-intérêts ; que l'arrêt attaqué (Poitiers, 14 octobre 1992) a déclaré le notaire responsable de la perte de l'activité de location de cycles et l'a condamné à payer aux époux A... la somme de 15 000 francs à titre de dommages-intérêts ;
Sur les deux moyens réunis du pourvoi principal formé par les époux A... :
Attendu que les époux A... reprochent à la cour d'appel de s'être ainsi prononcée, alors, selon le premier moyen, que l'arrêt a constaté la faute du notaire ayant garanti aux preneurs la régularisation de l'exercice de l'activité secondaire contraire aux clauses du bail ; qu'ainsi l'abstention de ceux-ci de respecter la destination des lieux ne pouvait faire disparaître le lien de causalité entre la faute initiale de M. X... et la perte du fonds résultant de la résiliation dudit bail conclu précisément pour cet exercice d'activité ;
qu'en estimant le contraire, la cour d'appel a violé l'article
1382 du Code civil ; et alors, selon le second moyen, qu'en vertu de l'article
625 du nouveau Code de procédure civile, la cassation, qui ne manquera pas d'intervenir
sur le premier moyen
, entraînera, par voie de conséquence nécessaire, la cassation de la disposition de l'arrêt ayant condamné M. X... à indemniser seulement le préjudice résultant de la perte de l'activité de location de cycles et non la perte du fonds de commerce que ces derniers exploitaient, et dont le bail avait été résilié en son entier, même pour l'activité de crêperie ;
Mais attendu que, par motifs propres et adoptés, la cour d'appel a relevé que les époux A..., sommés par la bailleresse de cesser leur activité de location de cycles, n'avaient pas déféré à cette mise en demeure, et a retenu qu'à l'évidence la résiliation ne serait pas intervenue s'ils avaient cessé cette activité secondaire, l'activité principale de crêperie qu'ils exploitaient pouvant se poursuivre ; que de ces énonciations et constatations, elle a pu déduire que la résiliation du bail ne pouvait être imputée à la faute du notaire, mais était, en réalité, le fait des preneurs ;
qu'il s'ensuit que, le premier moyen n'étant pas fondé, le second, pris d'une cassation par voie de conséquence, est lui-même sans fondement, et ne peut qu'être rejeté ;
Et sur les deux branches du moyen unique du pourvoi incident formé par M. X... :
Attendu que M. X... reproche à la cour d'appel d'avoir retenu sa responsabilité et de l'avoir condamné à payer aux époux A... la somme de 15 000 francs à titre de dommages-intérêts, alors, selon le moyen, d'une part, que la responsabilité du notaire ne peut être engagée qu'à la condition qu'un lien causal existe entre la faute reprochée et le préjudice allégué ; qu'il est constant que l'activité de location de cycles n'était pas prévue au bail commercial ; qu'ainsi les époux A... n'auraient pu exercer cette activité, sauf à constater que la bailleresse aurait accepté la despécialisation ; qu'en condamnant néanmoins le notaire à réparation sans constater que la bailleresse eût accepté l'exercice d'une activité nouvelle dans les lieux, la cour d'appel n'a pas caractérisé le lien de causalité entre la faute et le préjudice, privant ainsi sa décision de base légale au regard de l'article
1382 du Code civil ; alors, d'autre part, que la réparation d'une perte d'une chance ne peut donner lieu à indemnisation que dans la limite de la chance perdue ; que la faute reprochée au notaire n'avait fait perdre aux époux A... que la seule chance d'exercer l'activité de location de cycles ;
qu'en condamnant néanmoins le notaire à réparation intégrale la cour d'appel a violé le texte précité ;
Mais attendu que la cour d'appel a justement énoncé qu'un notaire est tenu de prendre toutes dispositions utiles pour assurer l'efficacité des actes qu'il instrumente eu égard aux buts poursuivis par les parties ; qu'elle a relevé que la question de l'adjonction d'une activité nouvelle avait été évoquée au moment de la signature de l'acte, et a caractérisé la faute commise par le notaire en retenant que celui-ci s'était contenté d'affirmations verbales sans prendre la précaution d'établir les actes pouvant garantir cette possibilité d'adjonction, et que, de plus, l'inscription faite par lui de Mme A... au registre du commerce et des sociétés n'avait pu que renforcer la conviction des preneurs sur cette possibilité ; que le grief pris de la perte d'une chance est nouveau, mélangé de fait et de droit ;
Qu'ainsi, non fondé en sa première branche, le moyen est irrecevable en sa seconde critique ;
Et sur la demande formée sur le fondement de l'article
700 du nouveau Code de procédure civile :
Attendu que les époux A... sollicitent sur le fondement de ce texte l'allocation d'une somme de 10 000 francs ;
Mais attendu qu'en équité il n'y a pas lieu à cette condamnation ;
PAR CES MOTIFS
:
REJETTE le pourvoi principal ;
REJETTE le pourvoi incident ;
REJETTE la demande formée en application de l'article
700 du nouveau Code de procédure civile ;
Laisse à chaque partie la charge de ses propres dépens ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Première chambre civile, et prononcé par M. le président en son audience publique du vingt-deux novembre mil neuf cent quatre-vingt-quatorze.