DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BEYAZGÜL c. TURQUIE
(Requête no 27849/03)
ARRÊT
STRASBOURG
22 septembre 2009
DÉFINITIF
01/03/2010
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Beyazgül c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Nona Tsotsoria,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 août 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 27849/03) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Ahmet Beyazgül, né en 1924 et résidant à Van (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 août 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
Le requérant déclarait introduire cette requête également au nom de son épouse.
2. L'intéressé, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté par Me M. Timur, avocat à Van. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le requérant se plaint en particulier du décès de son fils survenu à la suite d'un recours à la force par des gendarmes dans une zone frontalière.
4. Le 14 septembre 2007, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. Le 19 septembre 2001, le fils du requérant, Haşim, âgé de 21 ans, fut tué dans la région du village de Yurttepe, près de la frontière iranienne.
6. A l'époque, une contrebande de carburant avait lieu dans la région. A la date susmentionnée, des gendarmes en mission dans la région aperçurent des personnes suspectes dans la zone frontalière et effectuèrent une sommation en tirant quatre ou cinq fois en l'air. Les suspects ayant pris la fuite, le commandant des gendarmes, A.K., tira plusieurs fois dans leur direction.
7. Le lendemain, à la suite d'une information donnée par les villageois, des gendarmes se rendirent sur les lieux et découvrirent le corps de Haşim, enseveli sous un demi-mètre de terre.
8. Ce même jour, à 15 h 30, le procureur de la République de Başkale examina les lieux et recueillit la déposition des personnes présentes lors des évènements et celle des proches du défunt.
Un des trois amis du défunt avoua qu'ils transportaient des bidons de carburant sur leurs chevaux quand les gendarmes les avaient sommés de s'arrêter.
Un autre affirma que les chevaux n'étaient pas chargés et le troisième qu'ils étaient sur les lieux pour cueillir des plantes.
Le père de Haşim affirma que son fils était sourd-muet.
9. Après avoir examiné le corps, le procureur et le médecin rédigèrent ensemble une description pour le procès-verbal. La dépouille fut ensuite transportée à l'hôpital civil où des actes de radiologie furent pratiqués pour rechercher la présence de douilles. Il fut ensuite procédé à une autopsie complète. Le rapport conclut à un décès causé par une insuffisance pulmonaire due à une blessure par balle et par la destruction du système nerveux central. Il indiqua que le point d'entrée de la balle, entouré d'une zone de brûlure, se trouvait à quatre centimètres sous le scapulaire droit.
10. Le 21 septembre 2001, le procureur recueillit la déposition de plusieurs gendarmes, dont A.K. qui déclara avoir été sur les lieux en tant que commandant de trente-trois gendarmes répartis en plusieurs équipes. Il affirma qu'ils avaient aperçu deux groupes de personnes à cheval, qu'il avait suspecté un passage illégal de la frontière, que ces personnes avaient refusé d'obtempérer aux sommations par tirs, et qu'il avait tiré lui-même vers les cibles à une distance d'environ 500 mètres. Il ajouta qu'il avait ensuite ordonné un examen du terrain, à l'issue duquel les gendarmes avaient rapporté n'avoir rien trouvé. Il déclara encore n'avoir appris que le lendemain qu'il y avait un mort dans cette région et ignorer tout de l'enfouissement du corps. Il ajouta que si cet homme était décédé de son tir et qu'ils avaient trouvé son corps ce jour-là, il en aurait informé les autorités compétentes car son agissement avait été conforme à la loi.
11. Le même jour, le procureur demanda la mise en détention provisoire d'A.K. pour homicide commis en outrepassant ses fonctions. Devant le tribunal de police, A.K. confirma sa version des faits, précisa qu'il avait tiré non sur les cibles mais sur leur gauche et qu'ils avaient arrêtés ce jour-là environ cent personnes dans la région.
12. Le juge rejeta la demande de mise en détention provisoire en se fondant sur les éléments de preuve réunis, l'article 11 de la loi no 1918 régissant l'usage des armes à feu en zone frontalière, et le fait que l'accusé avait un domicile fixe et qu'il ne présentait pas de risque de fuite.
13. Une expertise chimique effectuée le 9 octobre 2001 par les laboratoires criminalistiques de la Direction régionale de Van du commandement général de la gendarmerie (Jandarma Genel Komutanlığı Bölge Kriminal Laboratuvarları Şube Müdürlüğü Van) sur les vêtements du défunt conclut, au vu de la poudre retrouvée autour du trou sur le dos de la veste, que le tir avait été un tir court (yakın atış), sans autre précision. Selon un manuel du commandement des affaires criminelles, cité par un rapport établi ultérieurement à la suite d'une visite sur les lieux pour définir la distance de tir, le tir court est un tir effectué depuis un point situé à une distance de 4 à 100 centimètres de la cible.
14. Le 16 octobre 2001, une expertise balistique fut effectuée par les mêmes laboratoires sur neuf cartouches découvertes sur les lieux et sept fusils. L'expertise établit que les neufs cartouches avaient été tirées par le même fusil, mentionné avec son numéro de série.
15. Par une lettre (fezleke) du 2 novembre 2001, le procureur de Başkale demanda au procureur de Van, compétent en la matière, de mettre en accusation A.K. et six autres gendarmes. Il accusa A.K., propriétaire du fusil susmentionné, d'homicide commis en outrepassant ses fonctions, et l'ensemble des accusés d'inhumation illégale.
16. Le 23 novembre 2001, le procureur de Van introduisit son acte d'accusation devant la cour d'assises de Van.
17. A.K. contesta l'expertise établissant la distance de tir et affirma que même les personnes se trouvant avec le défunt au moment des faits, entendues à titre de témoins, avaient fait état lors de leurs dépositions d'une distance « lointaine ». Il ajouta n'avoir vu aucun des fugitifs tomber de son cheval et avoir fait procéder à une inspection sur les lieux par ses subordonnés.
18. La cour d'assises effectua une visite sur les lieux, fit prendre des photographies et fit pratiquer une expertise. Celle-ci, non datée et établie par un gendarme et deux commissaires, conclut que, étant donné que 550 mètres séparaient le mont où les cartouches avaient été retrouvées et le mont où le défunt avait été découvert, et que la capacité technique du fusil en cause ne permettait d'atteindre effectivement une cible que jusqu'à 400 mètres, malgré une portée théorique de 3 700 mètres, il aurait dès lors été impossible de prendre pour cible une personne se déplaçant à cheval sur un terrain de nature montagneuse. Cette expertise établit également que la zone en question se trouvait à 22,5 kilomètres de la frontière et qu'elle faisait partie de la « zone frontalière ».
19. Lors de l'audience du 20 mars 2002, la cour d'assises, après avoir examiné les registres d'état civil demandés dans l'intervalle, accorda au requérant la qualité de partie intervenante.
Elle demanda également une expertise à l'Institut médicolégal du ministère de la Justice. Le rapport, daté du 26 juillet 2002, indique le numéro de série du fusil à partir duquel ont été tirées les cartouches retrouvées. Il mentionne par ailleurs que, « une expertise chimique ayant déjà été effectuée le 9 octobre 2001 par la direction criminalistique du commandement de la gendarmerie de Van sur ces mêmes vêtements, il serait inadéquat de les réexaminer pour établir la distance du tir (...) ».
20. Par un arrêt du 11 février 2004, la cour d'assises de Van, ayant considéré les actes d'A.K. comme étant conformes à l'article 11 de la loi no 1918, l'acquitta du chef d'homicide commis en outrepassant ses fonctions. Elle acquitta également, pour insuffisance de preuves, l'ensemble des accusés du chef d'inhumation illégale. Elle déposa toutefois une plainte par le même arrêt pour que A.K. soit mis en accusation, sur le fondement de l'article
240 du code pénal, du chef d'abus de fonctions, et les autres accusés, sur le fondement de l'article
235 § 2 de ce code, du chef de négligence dans leurs fonctions, qui les obligeaient à dénoncer des actes illégaux.
21. Le 13 juin 2006, la Cour de cassation infirma cet arrêt à la suite du pourvoi du requérant. Elle indiqua la nécessité d'établir si la zone faisait partie ou non d'une zone de sécurité, conformément aux décrets du Conseil des ministres.
22. Le 13 juin 2007, la cour d'assises reproduisit son jugement précédent en y intégrant que la zone en question faisait bien partie d'une zone frontalière dite zone de sécurité, information qu'elle avait fait confirmer par écrit par le gouverneur de Başkale. Pour écarter le premier rapport établissant la distance du tir, elle précisa qu'elle ne pouvait le prendre en considération du fait qu'il mentionnait qu'il y avait « une quantité faible » de poudre autour du point d'entrée de la balle sur le vêtement et du fait que le corps avait été découvert enterré. Elle ajouta que le refus des laboratoires de l'Institut médicolégal de faire un deuxième examen chimique sur le même vêtement était raisonnable, et que la visite sur les lieux avait permis d'établir la distance du tir au vu des endroits où les cartouches vides et le corps avaient été découverts.
D'après les éléments du dossier, l'affaire est toujours pendante devant la Cour de cassation.
23. Dans l'intervalle, le 15 janvier 2003, le requérant introduisit un recours de pleine juridiction devant le tribunal administratif de Van contre le ministère de l'Intérieur. Le 21 janvier 2003, le tribunal accorda l'aide judiciaire au requérant. Le 11 mai 2004, il rejeta le recours.
Le 26 mai 2007, le Conseil d'Etat infirma cette décision en établissant la responsabilité des autorités selon les principes généraux du droit administratif.
Selon les éléments du dossier, l'affaire est pendante devant le tribunal administratif.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
24. Dans sa version en vigueur à l'époque des faits, l'article 11 § 3 de la loi no 1918 sur la prévention et le contrôle en matière de contrebande se lisait ainsi :
« Les personnes n'obtempérant pas à l'ordre de s'arrêter font l'objet d'une sommation par des tirs en l'air. En cas de refus d'obtempérer à cette sommation, les agents compétents sont autorisés à utiliser des armes à feu. (...) les agents compétents peuvent tirer directement sur la cible en cas de riposte par des armes à feu, en cas de légitime défense et en cas de refus d'obtempérer à l'ordre de s'arrêter dans les zones de sécurité définis par le Conseil des ministres. »
25. La loi no 1918 a été abolie par la loi no 4926 du 19 juillet 2003 sur la lutte contre la contrebande (Kaçakçılıkla Mücadele Kanunu). Cette loi prévoyait en son article 18 le recours aux armes à feu dans les zones frontalières en y ajoutant la possibilité pour les forces de l'ordre de « tirer de manière à forcer l'intéressé à s'arrêter » lorsque l'avertissement verbal et le tir de sommation demeuraient insuffisants.
26. La loi no 4926 fut, elle aussi, abolie en 2007 au profit de la loi no 5607 du 31 mars 2007 sur la lutte contre la contrebande. Celle-ci établit plus précisément les conditions de recours aux armes à feu en son article 22. Ainsi, elle prévoit, dans les zones frontalières, d'abord l'avertissement à se rendre puis les tirs de sommation en l'air. En cas de riposte par des armes à feu ou en cas de situation de légitime défense, elle autorise le tir sur la cible « proportionnellement dans le but de la mettre hors d'état de nuire ».
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ
27. Invoquant l'article 2 de la Convention, le requérant, en son nom et au nom de son épouse (voir paragraphes 1 ci-dessus et 29 ci-dessous), tient les autorités pour responsables du décès de son fils. Il allègue également que l'expert désigné pour définir la distance du tir mortel n'est autre que le supérieur hiérarchique des accusés.
Invoquant aussi l'article 3 de la Convention, il considère que son fils a été abandonné lorsqu'il était blessé, et qu'il est décédé d'une hémorragie alors que les autorités devaient lui fournir une assistance médicale.
Invoquant l'article 6 de la Convention, il se plaint ensuite de la durée de la procédure pénale entamée contre les accusés et de l'inefficacité de celle-ci qu'il voit déboucher sur une impunité.
Invoquant l'article 1 du Protocole no 1, il se plaint en outre de la perte du soutien financier de son fils.
Enfin, invoquant l'article 13 de la Convention, il allègue une absence de voie de recours effective.
28. Le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, les faits étant encore en examen devant les instances judiciaires.
A. Sur la qualité de requérante de Mme Meliha Beyazgül
29. En ce qui concerne tout d'abord la qualité de requérante de l'épouse du requérant, la Cour relève d'emblée que ce dernier ne mentionne pas son nom et qu'elle ne figure pas sur la procuration de l'avocat devant la Cour, document communiqué lors de l'introduction de la requête.
Ce n'est que par un mandat transmis par une lettre du 17 décembre 2007 que l'épouse du requérant, Mme Meliha Beyazgül, est apparue dans la procédure pour la première fois. De plus, elle ne figure dans aucune des procédures internes, que ce soit la plainte pénale ou le recours de pleine juridiction. La Cour rejette en conséquence cette partie de la requête, en ce qui concerne Mme Beyazgül, pour non-épuisement des voies de recours internes, selon l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
B. Sur l'article 6 de la Convention
30. Le requérant se plaint de la durée de la procédure pénale entamée contre les accusés et de son inefficacité.
31. Le Gouvernement plaide pour la non applicabilité de l'article 6 § 1 à cette procédure dans la mesure où le requérant se serait constitué partie intervenante dans un but uniquement répressif envers les accusés.
En alternative, il considère que la durée litigieuse n'est pas excessive.
32. La Cour observe que le requérant s'est constitué partie intervenante dans la procédure pénale en question mais qu'il n'a présenté aucune demande d'indemnisation dans celle-ci.
33. La jurisprudence relative à la question des plaintes avec constitution de partie civile a été revue dans l'affaire Perez c. France. La Cour avait ainsi décidé de « mettre un terme à l'incertitude qui entoure la question de l'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention aux plaintes avec constitution de partie civile, d'autant qu'un système similaire existe dans un certain nombre d'autres Hautes Parties contractantes à la Convention » (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 56, CEDH 2004-I). Elle a adopté une nouvelle approche, pour retenir « conformément à l'objet et au but de la Convention, une interprétation restrictive des exceptions aux garanties offertes par l'article 6 § 1 » (Perez, précité, § 73). Elle a ainsi décidé qu'une plainte avec constitution de partie civile rentre dans le champ d'application de l'article 6 § 1 de la Convention, sauf dans les hypothèses d'une action civile à des fins purement répressives ou d'une renonciation, établie de manière non équivoque, au droit d'intenter l'action, par nature civile, offerte par le droit interne, « ne serait-ce qu'en vue de l'obtention d'une réparation symbolique ou de la protection d'un droit à caractère civil, à l'instar par exemple du droit de jouir d'une bonne réputation » (Perez, précité,
§§ 70-71, et Sigalas c. Grèce, no 19754/02, § 25 et suite, 22 septembre 2005).
La Cour examinera donc à la lumière de cette jurisprudence, si l'article 6 § 1 s'applique dans les circonstances de la présente affaire.
34. Selon les termes des articles 365 à 372 de l'ancien code de procédure pénale turc (loi no 1412), ainsi que ceux des articles
237 à
243 du nouveau code de procédure pénale entré en vigueur le 1er juin 2005 (loi no 5271), en se constituant « partie intervenante », la personne qui se prétend lésée par une infraction pénale s'associe à une action publique engagée par le parquet afin d'obtenir des juridictions pénales une déclaration de culpabilité à l'encontre de celui dont il se plaint.
35. Selon l'article 365 de l'ancien code de procédure pénale, la partie intervenante était également en mesure de faire valoir un droit à indemnisation. Cette disposition renvoyait ainsi à celles régissant « la partie civile », à savoir les articles 350 à 364. La demande d'indemnisation devait être explicitement présentée devant la juridiction pénale dans la mesure où elle n'est pas considérée comme étant incorporée à la constitution de partie intervenante. Pareille requête pouvait être formulée à tout moment de la procédure, avant la clôture de celle-ci au premier degré.
36. Le nouveau code de procédure pénale quant à lui, reprend des dispositions similaires sur la constitution de partie intervenante. Toutefois, il a aboli le moyen de se constituer « partie civile »[1]. Dorénavant, la partie lésée ne dispose que des voies de recours civils ou administratifs pour obtenir réparation de ses préjudices matériels ou moraux.
37. Dans la présente affaire, bien qu'il s'est constitué partie intervenante, le requérant n'a jamais formulé une demande de réparation ni réservé ce droit, devant les autorités judiciaires pénales (Nusrettin Türk c. Turquie (déc.), no 7961/02, 5 juin 2007, et Abdurrahman Kılınç, Mennune Kılınç et Şule Özsoy c. Turquie (déc.), no 40145/98, 10 septembre 2002).
38. D'autre part, il a préféré, le 15 janvier 2003, poursuivre ses droits à indemnisation par un recours de pleine juridiction. Or, une fois que les demandes de réparation sont introduites devant un tribunal civil, l'intéressé ne peut plus formuler cette même demande devant les instances judiciaires pénales (l'arrêt de la grande assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation du 12 mai 2004 (E. 2004/4-290, K. 2004/289) permet de parvenir à cette conclusion. Voir également l'ouvrage intitulée « Droit de procédure pénale », (Ceza muhakemesi hukuku), de Kunter et Yenisey, Éditions Beta, 12e édition, novembre 2002, p. 191 où l'on parle de « tribunal civil ». Un recours de pleine juridiction doit toutefois correspondre au critère de « nature civile » mentionné dans l'arrêt Perez (§§ 68 et 70)).
39. Quoi qu'il en soit, force est de constater que depuis le 1er juin 2005, le recours pénal dont il s'agit ne comportait qu'un aspect répressif sur les accusés.
40. Cette partie de la question étant ainsi établi, il est nécessaire d'examiner le rapport entre la responsabilité pénale et la responsabilité civile en droit turc, pour savoir si l'issue de la procédure pénale en l'espèce pouvait être déterminante pour le « droit de caractère civil » en cause (Perez, précité, §§ 67, 70, 71). Selon les termes et l'application de l'article 53 du code des obligations, le tribunal civil n'est pas lié par des considérations de droit pénal lorsqu'il statue sur la responsabilité de l'auteur de l'acte. Au civil, le juge n'est pas tenu de se conformer aux règles du droit pénal, ni à la décision d'une juridiction pénale d'acquitter une personne pour l'acte, objet de la procédure civile, ni n'a besoin de s'aligner sur les conclusions de celle-ci quant à l'absence de faute ou la gravité d'une faute (Halit Dinç et autres c. Turquie, no 32597/96, § 39, 19 septembre 2006 ; arrêt du 4 juin 2006 de la grande assemblée des chambres civiles de la Cour de cassation, E. 2008/4-421, K. 2008/422 ; arrêt du 7 octobre 2008 de la 13e chambre de la Cour de cassation, E. 2008/11477, K. 2008/11825). Le juge civil est toutefois lié par l'établissement des faits au pénal et la condamnation (arrêt du 15 mai 2008 de la 13e chambre de la Cour de cassation, E. 2008/4782, K. 2008/6704 ; arrêt du 25 décembre 2008 de la 15e chambre de la Cour de cassation, E. 2008/5310, K. 2008/7641).
41. Pour un exemple concret de décisions internes pertinentes à ce sujet, la Cour renvoi à son arrêt Yaşaroğlu c. Turquie (no 45900/99, 20 juin 2006) où malgré un non-lieu de poursuivre au pénal, au profit du policier accusé d'homicide, le tribunal administratif avait accordé la totalité de la demande de réparation de l'intéressée selon les principes de la responsabilité objective, et ce au motif que « [bien] qu'aucune faute dans l'exercice des fonctions de la police n'[eut] été commise en l'espèce au vu de l'acquittement de l'intéressé au pénal, l'Etat était [néanmoins] tenu de réparer le préjudice causé en vertu de sa responsabilité objective, au sens de l'article 125 de la Constitution, car il exist[ait], même s'il s'agissait d'un accident, un lien de causalité entre le décès et le service public dispensé, qui était d'établir l'ordre en l'espèce (§§ 17, 29, 30-32 et 33-38).
42. D'autres réflexions peuvent toutefois être valables et l'issue du recours pénal peut être considéré déterminante pour le droit de caractère civil, comme par exemple dans l'affaire Feyzi Yıldırım c. Turquie ((déc.), no 40074/98, 30 mars 2006). Dans cette affaire, les faits se sont déroulés à l'époque où l'ancien code de procédure pénale était en vigueur. Le requérant, dont le proche avait fait l'objet de mauvais traitements puis était décédé, n'avait pas saisi les juridictions civiles, et la Cour avait déclaré l'article 6 applicable. L'affaire n'a néanmoins pas été examinée sous l'angle de cette disposition au motif que la constatation d'une violation procédurale de l'article 2 avait vidé la question juridique principale posée par la requête (voir l'arrêt du 19 juillet 2007, § 96, CEDH 2007 IX (extraits) ; voir également, mutatis mutandis, quant aux articles 3 et 13, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 148, CEDH 2004-IV (extraits)).
43. En l'espèce, il y a « saisine d'une juridiction civile » aux fins d'indemnisations. De surplus, même si l'issue de ce recours de pleine juridiction est inconnue au moment où la Cour se prononce sur cette affaire, l'on ne peut ignorer que le Conseil d'Etat a cassé le jugement du 11 mai 2004 du tribunal administratif au motif que les faits litigieux nécessitaient l'application du principe de la responsabilité objective de l'Etat.
44. Au vu des éléments exposés ci-dessus, la Cour ne peut que conclure que le requérant a déposé sa demande de constitution de partie intervenante dans le seul but d'obtenir la condamnation pénale des accusés et non pas pour protéger ou réparer ses droits de caractère civil. Par conséquent, elle considère qu'elle ne se trouve pas dans un cas d'application de l'article 6 § 1 de la Convention, tel que défini dans l'affaire Perez (voir également Sigalas, précité, § 28, et les références qui y figurent).
Elle déclare donc cette partie de la requête irrecevable pour incompatibilité ratione materiae, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
C. Sur l'article 1 du Protocole no 1
45. S'agissant du grief tiré de l'article 1 du Protocole nº 1, la Cour observe d'emblée qu'il n'est aucunement étayé. Elle rappelle par ailleurs que, selon sa jurisprudence constante, un revenu futur ne peut être considéré comme un « bien » que s'il a déjà été obtenu ou s'il a fait l'objet d'une créance certaine. En conséquence, elle estime qu'une espérance sur le maintien du soutien financier assuré par le fils du requérant ne peut constituer un bien au sens de cet article, nonobstant les conséquences de pareille circonstance sur l'application de l'article 41 s'il y a lieu (Kavak c. Turquie, no 53489/99, § 42, 6 juillet 2006). Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
D. Sur l'article 13 de la Convention
46. S'agissant de l'article 13, la Cour note que le requérant se plaint d'une absence de voie de recours effective, sans étayer davantage son grief. A cet égard, le Gouvernement affirme que l'enquête pénale était efficace, relève que le recours de pleine juridiction est pendant et détaille les recours civils qu'aurait pu introduire le requérant.
47. La Cour rappelle que la nature du droit en jeu a des implications pour le type de recours que l'Etat se doit d'offrir au titre de l'article 13. S'agissant des allégations de violation des droits consacrés par l'article 2, une indemnisation des dommages - matériel aussi bien que moral - doit être en principe possible et fait partie du régime de réparation devant être mis en place à ce titre (T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 107, CEDH 2001-V (extraits)).
48. En l'espèce, la Cour note que le recours de pleine juridiction est toujours pendant devant le tribunal administratif, et que le Conseil d'Etat, infirmant la première décision du tribunal, a statué pour la responsabilité objective de l'administration. Sans spéculer sur l'issue future de cette procédure, la Cour considère au vu de ce qui précède que le grief tiré de l'article 13 est prématuré et doit dès lors être rejeté en application des articles 35 §§ 3 et 4 de la Convention. Elle rappelle toutefois qu'il serait loisible au requérant de la saisir à nouveau à l'issue de ce recours administratif.
E. Sur les articles 2 et 3 de la Convention
49. Enfin, s'agissant des griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention, la Cour considère qu'il est approprié de joindre au fond l'examen de l'exception préliminaire du Gouvernement, tiré du non-épuisement des voies de recours internes au motif que la procédure pénale est pendante. Aucun autre motif d'irrecevabilité inscrit à l'article 35 de la Convention n'ayant été relevé pour ces griefs, il convient de les déclarer recevables.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
50. Invoquant l'article 2 de la Convention, le requérant dénonce la législation, en vigueur à l'époque des faits, sur laquelle se sont appuyées les autorités judiciaires pour écarter sa plainte, à savoir l'article 11 de la loi no 1918 sur la prévention et le contrôle en matière de contrebande. Selon lui, cette disposition donnait l'autorisation de tirer sur une personne, que celle-ci fût ou non en possession d'une arme, et ne prévoyait pas la proportionnalité de la mesure employée. Le requérant allègue également que le commandant des accusés a été désigné comme expert pour établir un rapport quant à la distance du tir.
51. Le Gouvernement considère que l'enquête est conforme aux exigences de l'article 2 sous son angle procédural, étant donné notamment l'identification rapide du suspect à l'issue des expertises balistiques et de l'autopsie. Pour le reste, il conteste les thèses du requérant.
52. Pour les principes en la matière, la Cour renvoie à son arrêt Makaratzis c. Grèce ([GC], no 50385/99, §§ 56-75, CEDH 2004-XI), Yaşaroğlu, précité (§§ 56-60), et Kavak c. Turquie (no 53489/99, §§ 68-73, 6 juillet 2006).
53. D'emblée, la Cour précise qu'elle n'examinera pas les différentes dispositions internes sur l'usage des armes à feu par les agents de l'Etat invoquées par le Gouvernement car celles-ci ne sont pas, en l'espèce, les réglementations à la lumière desquelles la procédure pénale a été poursuivie.
54. Ainsi, elle observe que les circonstances de l'affaire se rapprochent de celles examinées dans l'affaire Akın c. Turquie (no 30304/02, 13 janvier 2009) et que la législation litigieuse est la même, dans sa version étudiée dans ladite affaire.
55. Dans cet arrêt, la Cour a conclu que la loi en vigueur à l'époque des faits autorisait - certes dans les zones de sécurité - le tir sur l'intéressé dans les cas où celui-ci n'obtempérait pas à l'ordre de s'arrêter ou aux tirs de sommation, et qu'elle ne prévoyait aucunement la proportionnalité dans l'usage des armes à feu. Cette simple constatation, corroborée d'ailleurs par les amendements législatifs ultérieurs, ont suffi à la Cour pour dire que, s'agissant de l'obligation positive de mettre en place une protection adéquate par la loi, les autorités nationales n'avaient pas offert, à l'époque considérée, le niveau de protection requis pour parer aux risques réels et immédiats pour la vie que sont susceptibles d'entraîner les opérations des forces de l'ordre (Akın, précité, §§ 25-32, et Makaratzis, précité, § 71).
56. La Cour ne relève aucun motif pour se départir de cette conclusion dans la présente espèce. Quant à l'exception préliminaire du Gouvernement, selon laquelle l'affaire est pendante devant les tribunaux nationaux, elle ne peut être retenue, dans la mesure où, en tout état de cause, la procédure poursuivie au pénal porte sur la compatibilité des actes litigieux à la législation en vigueur à l'époque des faits, à savoir l'article 11 de la loi no 1918, laquelle, comme il est dit au paragraphe précédent, n'assurait pas le niveau de protection requis.
57. Pour ces motifs, la Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention.
58. La Cour estime ainsi avoir examiné la question juridique principale posée par la requête. Compte tenu de l'ensemble des faits de la cause et des arguments des parties, elle considère qu'il n'y a pas lieu d'examiner sous l'angle du second paragraphe de l'article 2 la question de savoir si le recours à la force était excessive ou non (Akın, précité, § 33 ; Makaratzis, précité, §§ 71-72), ni de statuer séparément sur les autres griefs tirés de l'angle strictement procédural de l'article 2 (voir Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, § 77, 17 juin 2008).
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
59. Le requérant soutient que son fils blessé a été abandonné en pleine nature et livré à l'agonie, et que les autorités ont omis de lui procurer les premiers secours.
60. Eu égard aux motifs pour lesquels elle a constaté une violation de l'article 2 de la Convention, la Cour estime qu'aucune question distincte ne se pose sous l'angle de l'article 3 de la Convention (Makaratzis, précité, §§ 81-83).
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
61. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
62. Le requérant demande 200 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 200 000 EUR pour préjudice moral. Il réclame également 200 000 EUR au total au nom de son épouse.
63. Le Gouvernement conteste ces demandes.
64. Ayant déclaré la requête irrecevable quant à Mme Beyazgül, la Cour rejette cette partie de la demande.
65. Pour le restant, elle constate que la demande pour dommage matériel n'est aucunement étayée (voir aussi paragraphe 45 ci-dessus). En conséquence, elle la rejette. Par contre, elle considère que le requérant a, à l'évidence, subi un tort moral certain eu égard à la violation constatée ci-dessus. Statuant en équité, elle lui accorde 20 000 EUR à ce titre.
B. Frais et dépens
66. Le requérant réclame également 90 000 EUR pour les honoraires de son avocat et 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Ces demandes ne sont appuyées par aucun justificatif.
67. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes au vu de l'absence de documentation.
68. La Cour note avant tout que le requérant a bénéficié de l'assistance judiciaire. Pour le reste, elle rappelle qu'un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Au vu de ce qui précède, et compte tenu notamment de l'absence d'un justificatif quelconque, la Cour rejette les demandes du requérant.
C. Intérêts moratoires
69. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 2 et 3, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief tiré de l'article 3 de la Convention ;
4. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention, 20 000 EUR (vingt mille euros), à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 septembre 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sally Dollé Françoise Tulkens
Greffière Présidente
[1]. Le premier article provisoire de la loi sur l'entrée en vigueur et les modalités d'application du code de procédure pénale (loi no 5320, entrée en vigueur également le 1er juin 2005) régit néanmoins que les demandes introduites avant l'entrée en vigueur de cette loi par les parties civiles dans les affaires pendantes seront examinées par les instances pénales et non pas rejetées pour incompétence ratione materiae.