TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requêtes nos 62799/11 et 62808/11
O.G.S. contre l'Espagne
et D.M.L. contre l'Espagne
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant le 20 janvier 2015 en un comité composé de :
Johannes Silvis, président,
Luis López Guerra,
Valeriu Griţco, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites le 10 octobre 2011 ;
Vu la mesure provisoire indiquée au gouvernement défendeur en vertu de l'article 39 du règlement de la Cour ;
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les parties requérantes,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
FAITS ET PROCÉDURE
1. Les requérants, M. O. G. S. et Mme D.M.L., sont deux ressortissants colombiens. Le président de la section a décidé que leur identité ne serait pas divulguée (article 47 § 3 du règlement).
2. Les requérants ont été représentés devant la Cour par Me A. Garcia Cores, avocat de l'organisation non gouvernementale CEAR (Commission espagnole d'aide aux réfugiés) à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, F. Irurzun, F. de A. Sanz Gandasegui et R.A. León Clavero, avocats de l'État.
3. Les requêtes ont été communiquées au Gouvernement le 8 février 2012.
A. Les circonstances de l'espèce
4. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. Les requérants, un couple de nationalité colombienne, arrivèrent à l'aéroport de Madrid-Barajas le 30 septembre 2011. Ils présentèrent de suite une demande de protection internationale, alléguant avoir dû s'enfuir de la Colombie en raison des menaces de mort reçues des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie - Armée du Peuple (dorénavant, les FARC) depuis 2008 en raison de l'activisme politique du premier requérant au sein du Parti Conservateur Colombien. En 2010, une trentaine d'hommes s'auto-identifiant comme membres des FARC ont fait irruption chez le père de la deuxième requérante alors que cette dernière lui rendait visite. Ils les auraient battu et leur auraient donné un délai de vingt-quatre heures pour quitter les lieux. Les requérants auraient alors changé de domicile à plusieurs reprises, jusqu'à leur départ pour l'Espagne.
1. Procédures administratives
6. Le 3 octobre 2011, le ministre de l'Intérieur rejeta leurs demandes de protection internationale. Il motiva les décisions en se référant à l'article 21 § 2 b) de la loi 12/2009 du 30 octobre 2009 relative au droit d'asile, considérant que les demandes des requérants étaient fondées sur des allégations contradictoires et insuffisantes, leurs exposés des faits manquant de crédibilité.
7. Les requérants sollicitèrent le réexamen de ces décisions. La délégation du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en Espagne indiqua que les motifs invoqués et les informations fournies par les requérants étaient cohérents et apportaient des indices suffisants pour justifier la recevabilité de leurs demandes de protection internationale. Toutefois, par deux décisions rendues le 7 octobre 2011, le ministre de l'Intérieur confirma les décisions attaquées.
2. Procédures judiciaires
8. Le 10 octobre 2011, les requérants formèrent des recours contentieux administratifs devant l'Audiencia Nacional contre les décisions du ministre de l'Intérieur. En même temps, ils demandèrent la suspension de l'exécution de la mesure d'expulsion (suspensión cautelarísima), sur la base de l'article 135 de la loi no 29/1998 du 13 juillet 1998 sur la juridiction du contentieux administratif.
9. Le même jour, l'Audiencia Nacional rejeta leurs demandes de suspension, sans pour autant se prononcer sur le fond de leurs prétentions, à savoir le rejet de leurs demandes de protection internationale.
10. Les requérants saisirent alors la Cour de deux demandes de mesures provisoires sur le fondement de l'article 39 de son règlement. Ils craignaient pour leur vie et intégrité physique en cas de retour dans leur pays d'origine.
11. Le 11 octobre 2011, la Cour décida d'indiquer au gouvernement espagnol, en application de l'article 39 de son règlement, de ne pas procéder au renvoi des requérants.
12. Par un jugement du 27 décembre 2012, l'Audiencia Nacional rejeta le recours contentieux-administratif des requérants et confirma les décisions de rejet de leurs demandes de protection internationale.
13. Les requérants se pourvurent en cassation. Le 24 avril 2014, ils informèrent la Cour que, par un arrêt du 28 février 2014, le Tribunal suprême avait fait droit à leur pourvoi et, annulant le jugement de l'Audiencia Nacional, ordonné la recevabilité des demandes des requérants afin de procéder à leur examen de fond. Dans son arrêt, le Tribunal suprême nota qu'il avait eu l'occasion d'examiner des questions identiques à celles soulevées en l'espèce dans ses deux arrêts du 27 mars 2013. Conformément aux conclusions auxquelles il était parvenu dans ces deux affaires, la procédure administrative ordinaire était celle qui devait être suivie lors qu'une demande de protection internationale ne s'avérait pas être clairement abusive ou manifestement infondée de prime abord. Les demandes des requérants O.G.S et D.M.L. n'ayant pas suivi cette voie ordinaire, il appartenait d'annuler l'ensemble de la procédure administrative afin qu'elles soient réexaminées par voie administrative. Le Tribunal suprême nota en outre qu'il ne lui appartenait pas de décider sur le fond de la demande de protection internationale.
14. À ce jour, les demandes de protection internationale des requérants se trouvent en cours d'examen par les autorités administratives.
B. Le droit interne pertinent
Loi 12/2009, du 30 octobre 2009 relative au droit d'asile et à la protection subsidiaire
Article 19. Effets de l'introduction de la formulation de la demande
1. Une fois la protection demandée, l'étranger ne pourra pas faire l'objet de retour, de renvoi ou d'expulsion jusqu'à ce que sa demande ne soit tranchée ou que celle-ci ne soit pas acceptée (...).
GRIEFS
15. Invoquant les articles 2 et 3 de la Convention, les requérants se plaignent des risques qu'ils encourraient en cas de retour vers la Colombie et allèguent ne pas avoir bénéficié, comme l'aurait voulu l'article 13 de la Convention, d'un recours effectif pour faire valoir leurs griefs tirés des deux dispositions susmentionnées. En particulier, ils se plaignent du caractère non-suspensif des recours administratifs introduits à l'encontre des décisions de rejet de leurs demandes de protection internationale.
EN DROIT
A. Jonction des requêtes
16. Compte tenu de la connexité des requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu'elles soulèvent, la Cour juge approprié de les joindre et de les examiner conjointement dans une seule et même décision.
B. Sur les griefs relatifs à l'article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention
17. Sous l'angle de ces dispositions, les requérants se plaignent de l'absence de caractère suspensif des recours dont ils ont disposé à l'encontre de la décision de rejet de leurs demandes de protection internationale.
18. Le 23 juin 2014, le Gouvernement sollicita de la Cour de rayer les requêtes du rôle en ce qui concerne ce grief, au motif que les requérants ne pouvaient plus prétendre être des victimes potentielles d'une violation de la Convention.
19. La Cour relève qu'à ce jour, les demandes de protection internationale des requérants se trouvent pendantes d'examen par les autorités administratives suivant la procédure ordinaire. Conformément aux arguments du Gouvernement, non démentis par les requérants, l'introduction de la demande de protection entraine automatiquement la suspension de l'ordre d'expulsion jusqu'à ce qu'une décision sur le fond soit adoptée, en application de l'article 19 § 1 de la Loi 12/2009, relative au droit d'asile et à la protection subsidiaire. Par conséquent, les requérants ne peuvent à ce jour être expulsés du territoire espagnol. Par la suite, ils auront la possibilité, en cas de rejet de leurs demandes par voie administrative, d'interjeter un recours contentieux-administratif devant l'Audiencia Nacional.
20. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les circonstances de l'article 37 § 1 b) de la Convention sont remplies et considère qu'il ne se justifie plus de poursuivre l'examen de ce grief au sens de cette même disposition. La Cour souligne que cette décision ne préjuge pas du fond de l'affaire, mais ne fait que constater l'impossibilité de mise en œuvre concrète de la mesure d'expulsion qui pesait sur les requérants. Si cette situation devait évoluer et s'ils l'estimaient toujours nécessaire, il reste loisible aux requérants de s'adresser à nouveau à la Cour.
C. Sur les griefs relatifs aux articles 2 et 3 de la Convention
21. Les requérants estiment avoir suffisamment démontré que leur expulsion pourrait entrainer des risques graves pour leur vie et intégrité physique et se plaignent que les décisions d'expulsion n'ont pas tenu compte de ces arguments.
22. A la lumière de l'arrêt du Tribunal suprême du 28 février 2014, le Gouvernement estime que les requérants ne peuvent plus être considérés victimes au regard de ces dispositions.
23. La Cour rappelle qu'aux termes de l'article 35 de la Convention, elle ne peut être saisie d'une requête qu'après l'épuisement des voies de recours internes. En effet, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d'obtenir réparation des violations qu'il allègue (voir, parmi d'autres références, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV).
24. La Cour note que le fond des demandes de protection internationales des requérants se trouve encore pendant. En effet, l'arrêt du Tribunal suprême du 28 février 2014 ayant ordonné le réexamen des demandes conformément à la procédure ordinaire, il appartiendra dans un premier temps à l'Administration de se prononcer sur leur bien-fondé. En cas de rejet, les requérants auront la possibilité de soulever leurs prétentions par le biais d'un recours contentieux-administratif devant l'Audiencia Nacional puis se pourvoir en cassation devant le Tribunal suprême le cas échéant.
25. A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que cette partie de la requête est prématurée au sens de l'article 35 § 1 de la Convention et doit être rejetée conformément à l'article 35 § 4 de la Convention.
26. Dans ces circonstances, l'application de l'article 39 du Règlement prend fin.
Par ces motifs
, la Cour, à l'unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Décide de rayer du rôle le grief tiré de l'article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention ;
Décide de déclarer irrecevables comme étant prématurés les griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention.
Fait en français puis communiqué par écrit le 12 février 2015.
Marialena Tsirli Johannes Silvis
Greffière adjointe Président