Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 5 - Chambre 6
ARRÊT DU 01 FEVRIER 2023
(n° , 13pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 21/05880 - N° Portalis 35L7-V-B7F-CDMGR
Décision déférée à la Cour : Jugement du 11 Février 2021 -Tribunal de Commerce de PARIS 04 - RG n° 2019056407
APPELANTE
S.A.S. GUARD INDUSTRIE
[Adresse 2]
[Localité 4]
N° SIRET : 352 828 917
Représentée par Me Audrey HINOUX de la SELARL LEXAVOUE PARIS-VERSAILLES, avocat au barreau de PARIS, toque : C2477
Ayant pour avocat plaidant Me Céline FABIE VERDIER, avocat au barreau de PARIS, toque : C1897
INTIMEES
S.A. LA BANQUE POSTALE
[Adresse 1]
[Localité 5]
N° SIRET : 421 100 645
Représentée par Me Jean-Philippe GOSSET de la SELEURL CABINET GOSSET, avocat au barreau de PARIS, toque : B0812, avocat plaidant
CAISSE REIGIONALE DU CREDIT AGRICOLE MUTUEL DE BRIE ET DE PICARDIE
[Adresse 3]
[Localité 6]
N° SIRET : 487 625 436
Représentée par Me Jean-Philippe GOSSET de la SELEURL CABINET GOSSET, avocat au barreau de PARIS, toque : B0812, avocat plaidant
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles
805 et
907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 05 décembre 2022, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Monsieur Marc BAILLY, Président de chambre, chargé du rapport et Mme Pascale SAPPEY-GUESDON, Conseillère.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, entendu en son rapport, composée de :
M. Marc BAILLY, Président de chambre
M. Vincent BRAUD, Président
MME Pascale SAPPEY-GUESDON, Conseillère
Greffier, lors des débats : Madame Yulia TREFILOVA
ARRET :
- CONTRADICTOIRE
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article
450 du code de procédure civile.
- signé par M. Vincent BRAUD, Président, et par Mme Anaïs DECEBAL, Greffière, présente lors de la mise à disposition.
*
* *
La société par actions simplifiée Guard Industrie est une entreprise familiale qui a pour activité la fabrication de produits écologiques et innovants destinés à entretenir et à préserver les bâtiments et maisons. [I] [V] a été engagée en contrat à durée indéterminée le 18 février 2013 en qualité d'agent comptable qualifié, sous la responsabilité du chef comptable.
Fin 2016, la société Guard Industrie a décelé des anomalies comptables qui, après investigations, se sont révélées être :
' des payements de factures portant le nom de fournisseurs connus de la société Guard Industrie mais dirigés sur le livret d'épargne d'[I] [V], à la Banque postale, et sur le compte de dépôt de son compagnon, [J] [T], à la Caisse régionale de crédit agricole Brie Picardie ;
' des encaissements sur le compte d'[I] [V] de chèques provenant du chéquier de la société.
La société Guard Industrie a licencié [I] [V] pour faute grave le 10 juillet 2017.
La poursuite des investigations a révélé que de nombreux virements frauduleux étaient intervenus entre 2014 et 2017. La société Guard Industrie déposait une plainte pénale les 2 et 5 mai 2017.
Par lettres recommandées avec accusé de réception du 12 juin 2017, la société Guard Industrie a demandé à la Banque postale et à la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie des informations sur les virements émis par la société au crédit des comptes d'[C] [V] et de [J] [T] ouverts dans leurs livres, et les a interpellées sur leurs responsabilités.
Le 19 juillet 2017, la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie opposait une fin de non-recevoir à la société Guard Industrie et rejetait toute forme de responsabilité dans le dommage subi par la société. La Banque postale restait quant à elle silencieuse.
Le 17 octobre 2018, le tribunal correctionnel de Bobigny a déclaré [I] [V] coupable d'abus de confiance et de contrefaçon ou falsification de chèques, et l'a condamnée à un emprisonnement délictuel de 12 mois, lui ordonnant en outre de procéder à l'indemnisation de la victime. Concernant l'action civile, le tribunal a déclaré [I] [V] entièrement responsable du préjudice subi par la société Guard Industrie et l'a condamnée à payer à ladite société 195 741 euros en réparation du préjudice matériel, 800 euros en réparation du préjudice moral, et 700 euros au titre de l'article
475-1 du code de procédure pénale. [I] [V] n'a pas formé appel. La société Guard Industrie estime ne jamais obtenir la restitution des fonds subtilisés.
[J] [T] a fait l'objet d'une citation directe en vue d'obtenir sa condamnation pour abus de confiance et recel d'abus de confiance.
Par exploit en date du 1er octobre 2019, la société Guard Industrie a assigné la Banque postale et la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie devant le tribunal de commerce de Paris.
La société Guard Industrie estime que ces détournements ont été rendus possibles par les manquements de la Banque postale et de la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie, en l'occurrence leur absence de vigilance et de contrôle. Elle entend obtenir des banques la restitution des fonds détournés, à charge pour elles de récupérer ces sommes auprès d'[I] [V] et de [J] [T], la société Guard Industrie étant disposée à leur accorder la subrogation appropriée.
Par jugement contradictoire en date du 11 février 2021, le tribunal de commerce de Paris a :
' Débouté la Banque postale et la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie de leur demande de voir juger l'affaire prescrite pour ce qui concerne les faits intervenus avant fin septembre 2014 ;
' Condamné la Banque postale au payement de la somme de 97 812,96 euros correspondant au montant des sommes détournées et dit qu'elle sera subrogée à hauteur de ce montant dans les droits à remboursement que tient la société Guard Industrie contre [I] [V] en vertu des dispositions civiles du jugement du tribunal correctionnel de Bobigny en date du 17 octobre 2018 devenu définitif ;
' Débouté la société Guard Industrie de sa demande de condamnation de la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie au payement de la somme de 96 183,33 euros correspondant au montant des sommes détournées ;
' Débouté la société Guard Industrie de sa demande du chef du préjudice moral ;
' Ordonné l'exécution provisoire ;
' Condamné la Banque postale à verser à la société Guard Industrie la somme de 4 000 euros au titre de l'article
700 du code de procédure civile et débouté la société Guard Industrie de sa demande du même chef à l'égard de la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie ;
' Mis les dépens à la charge de la Banque postale, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 95,62 euros dont 15,72 euros de taxe sur la valeur ajoutée.
Par déclaration du 22 mars 2021, la Banque postale a interjeté appel du jugement contre la société Guard Industrie.
Par déclaration du 26 mars 2021, la société Guard Industrie a interjeté appel du jugement contre la Banque postale et la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie.
Les appels ont été joints le 4 mai 2021.
Aux termes de ses dernières conclusions déposées le 24 décembre 2021, la société par actions simplifiée Guard Industrie demande à la cour de :
RECEVOIR la société GUARD INDUTRIE en ses conclusions, l'y déclarant bien fondée,
CONFIRMER le Jugement du Tribunal de commerce de Paris du 11 février 2021 en ce qu'il a débouté la BANQUE POSTALE et CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE BRIE PICARDIE de leur demande de voir juger l'affaire prescrite pour ce qui concerne les faits intervenus avant fin septembre 2014
INFIRMER le Jugement du Tribunal de Commerce du 11 février 2021 en, ce qu'il a :
- débouté la SAS GUARD INDUSTRIE de sa demande de reconnaissance de la responsabilité de la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE et de la condamnation de la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE au paiement de la somme de 96.183,33 € correspondant au montant des sommes détournées ;
- débouté la SAS GUARD INDUSTRIE de sa demande du chef du préjudice moral ;
- débouté la SAS GUARD INDUSTRIE de sa demande d'article 700 du CPC à l'encontre de la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE.
En conséquence statuant à nouveau :
- JUGER que la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE a manqué à son obligation de vigilance et de vérification s'agissant des ordres de virement frauduleux, nombreux et répétés, effectués sur le compte de Monsieur [T],
- JUGER que ces manquements ont concouru directement à la réalisation du dommage subi par la société GUARD INDUSTRIE,
En conséquence,
- CONDAMNER la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE au paiement de la somme de 96.183, 33 euros correspondant au montant des sommes détournées,
- ORDONNER la subrogation de la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE à hauteur du montant correspondant à sa condamnation par le jugement à intervenir dans les droits à remboursement que tient la société GUARD INDUSTRIE à l'encontre de Madame [V] en vertu des dispositions civiles du jugement du Tribunal Correctionnel de BOBIGNY en date du 17 octobre 2018, devenu définitif et dans ceux qu'elle tiendra éventuellement à l'encontre de Monsieur [T] du fait de la procédure pénale en cours,
- CONDAMNER LA BANQUE POSTALE et la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE à verser à la requérante la somme de 10.000 euros chacune au titre de l'indemnisation de son préjudice moral,
- CONDAMNER LA BANQUE POSTALE et la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE à verser à la requérante la somme de 4.000 euros chacune en application des dispositions de l'article
700 du Code de procédure civile,
- CONDAMNER LA BANQUE POSTALE et la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE aux entiers dépens,
- CONFIRMER le jugement du TC en date du 11 février 2021 en ce qu'il a condamné LA BANQUE POSTALE au paiement de la somme de 97.812,96 € correspondant au montant des sommes détournées et dit qu'elle sera subrogée à hauteur de ce montant dans les droits à remboursement que tient le société GUARD INDUSTRIE à l'encontre de Mme [V], en vertu des dispositions civiles du jugement du Tribunal Correctionnel de BOBIGNY en date du 17/10/2018, devenu définitif, ordonné l'exécution provisoire, condamné LA BANQUE POSTALE à verser à la SAS GUARD INDUSTRIE la somme de 4.000 € au titre de l'article 700 du CPC.
- DEBOUTER LA BANQUE POSTALE et la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions.
Aux termes de ses dernières conclusions déposées le 23 mars 2022, la société coopérative à capital variable Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie demande à la cour de :
RECEVOIR le CREDIT AGRICOLE BRIE PICARDIE en ses conclusions, l'y déclarant bien fondé,
A titre principal :
INFIRMER le Jugement rendu par le Tribunal de Commerce de PARIS en date du 11 février 2021 en ce qu'il déboute notamment le CREDIT AGRICOLE BRIE PICARDIE de sa demande de voir juger l'affaire prescrite pour ce qui concerne les faits intervenus avant fin septembre 2014,
En conséquence, statuant à nouveau :
JUGER que la demande en indemnisation formée notamment à l'encontre du CREDIT AGRICOLE BRIE PICARDIE par la société GUARD INDUSTRIE est prescrite en son intégralité et est en tout état de cause pour le moins partiellement prescrite en ce qui concerne les opérations litigieuses exécutées avant le 30 septembre 2014,
JUGER ainsi qu'une telle demande doit en toute hypothèse être rejetée eu égard à la prescription,
DEBOUTER en conséquence la société GUARD INDUSTRIE de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions,
A titre subsidiaire :
JUGER en tout état de cause que la responsabilité du CREDIT AGRICOLE BRIE PICARDIE n'est au fond pas engagée,
JUGER enfin que la société GUARD INDUSTRIE est exclusivement responsable de son propre préjudice,
CONFIRMER en conséquence à cet égard le Jugement du Tribunal de Commerce de PARIS rendu en date du 11 février 2021,
JUGER en outre que l'action de la demanderesse est susceptible d'entraîner sa double réparation,
DEBOUTER ainsi la société GUARD INDUSTRIE de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions,
A titre éminemment subsidiaire :
CANTONNER le montant de l'éventuelle indemnisation octroyée à la société GUARD INDUSTRIE aux seuls montants des détournements virés sur le compte du CREDIT AGRICOLE BRIE PICARDIE en cause postérieurement au 30 septembre 2014 au regard de la prescription entachant partiellement l'action de la demanderesse,
En tout état de cause :
CONDAMNER la société GUARD INDUSTRIE à verser au CREDIT AGRICOLE BRIE PICARDIE la somme de 4.000 € au titre des dispositions de l'article
700 du Code de procédure civile,
La CONDAMNER aux entiers dépens.
Aux termes de ses dernières conclusions déposées le 23 mars 2022, la société anonyme La Banque postale demande à la cour de :
RECEVOIR LA BANQUE POSTALE en ses conclusions, l'y déclarant bien fondée,
INFIRMER le Jugement du Tribunal de commerce du 11 février 2021 en ce qu'il a :
- débouté LA BANQUE POSTALE et la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE de leur demande de voir juger l'affaire prescrite pour ce qui concerne les faits intervenus avant fin septembre 2014,
- condamné LA BANQUE POSTALE au paiement de la somme de 97.812,96 € correspondant au montant des sommes détournées et dit qu'elle sera subrogée à hauteur de ce montant dans les droits à remboursement que tient à l'encontre de Mme [V] en vertu des dispositions civiles du jugement du Tribunal Correctionnel de BOBIGNY en date du 17/10/2018, devenu définitif,
- débouté la SAS GUARD INDUSTRIE de sa demande de condamnation de la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE au paiement de la somme de 96.183,33 € correspondant au montant des sommes détournées,
- débouté la SAS GUARD INDUSTRIE de sa demande du chef du préjudice moral,
- ordonné l'exécution provisoire,
- condamné LA BANQUE POSTALE à verser à la SAS GUARD INDUSTRIE la somme de 4.000 € au titre de l'article 700 du CPC et débouté SAS GUARD INDUSTRIE de sa demande du même chef à l'égard de la CAISSE REGIONALE DE CREDIT AGRICOLE MUTUEL BRIE PICARDIE.
En conséquence statuant à nouveau :
A titre principal :
JUGER que la demande en indemnisation formée notamment à l'encontre de LA BANQUE POSTALE par la société GUARD INDUSTRIE est prescrite en son intégralité et est en tout état de cause pour le moins partiellement prescrite en ce qui concerne les opérations litigieuses exécutées avant le 30 septembre 2014,
JUGER ainsi qu'une telle demande doit en toute hypothèse être rejetée eu égard à la prescription,
DEBOUTER en conséquence la société GUARD INDUSTRIE de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions,
A titre subsidiaire :
JUGER en tout état de cause que la responsabilité de LA BANQUE POSTALE n'est au fond pas engagée,
JUGER en outre que la société GUARD INDUSTRIE est, sinon exclusivement, pour le moins partiellement responsable de son propre préjudice au regard de ses graves négligences,
JUGER ainsi que LA BANQUE POSTALE ne saurait en tout état de cause être jugée responsable à hauteur de 97.812,96 € soit de la totalité des virements litigieux détournés depuis le compte de la société GUARD INDUSTRIE vers le livret A de Madame [V],
JUGER enfin que l'action de la demanderesse est susceptible d'entraîner sa double réparation,
DEBOUTER en conséquence la société GUARD INDUSTRIE de l'intégralité de ses demandes, fins et prétentions,
A titre éminemment subsidiaire :
CANTONNER le montant de l'éventuelle indemnisation octroyée à la société GUARD INDUSTRIE aux seuls montants des détournements virés sur le compte de LA BANQUE POSTALE en cause postérieurement au 30 septembre 2014 au regard de la prescription entachant partiellement l'action de la demanderesse,
En tout état de cause
CONDAMNER la société GUARD INDUSTRIE à verser à LA BANQUE POSTALE la somme de 4.000 € au titre des dispositions de l'article
700 du Code de procédure civile,
La CONDAMNER aux entiers dépens.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et des prétentions des parties, il est expressément renvoyé au jugement déféré et aux dernières conclusions écrites déposées en application de l'article
455 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 27 septembre 2022 et l'audience fixée au 5 décembre 2022.
CELA EXPOSÉ,
Sur la prescription :
La société Guard Industrie recherche la responsabilité délictuelle de la Banque postale et de la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie pour manquement à leur obligation de vigilance.
Aux termes de l'article
2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer.
La prescription d'une action en responsabilité court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance.
La société Guard Industrie soutient qu'elle n'a eu connaissance des faits dans leur globalité qu'une fois l'accès donné aux éléments et conclusions de l'enquête préliminaire réalisée par la police à la suite des dépôts de plainte de la société en date des 2 et 5 mai 2017.
La Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie et la Banque postale objectent que la société Guard Industrie avait accès à ses relevés d'opérations passées sur ses comptes bancaires (HSBC et Société générale) pendant les faits litigieux commis pendant plus de quatre ans. Elles en déduisent que la société Guard Industrie ne saurait réclamer l'indemnisation de détournements dont les débits sont apparus sur ses comptes bancaires plus de cinq ans avant la date de son assignation du 30 septembre 2019. Au-delà, les banques soutiennent que si la société Guard Industrie avait procédé à des contrôles efficaces, elle aurait dû s'alarmer des détournements litigieux dès leur commencement, soit dès l'année 2013, de sorte que son action doit être jugée intégralement prescrite.
Le tribunal a justement relevé que la société Guard Industrie n'avait décelé des anomalies comptables qu'à la fin de l'année 2016, à la suite de l'embauchage d'une responsable de la comptabilité (pièce no 11 de Guard).
Pour réaliser ses opérations frauduleuses, à chaque opération de virement fournisseur détournée pour son propre compte, [I] [V] modifiait l'intitulé du compte des relevés d'identité bancaire enregistrés dans la base de données des banques (HSBC et la Société générale) afin que ces dernières retiennent le nom des fournisseurs, simulant ainsi un règlement fournisseur. Pour dissimuler son forfait, [I] [V] créait de fausses factures qu'elle enregistrait dans le système informatique de la société, portant soit sur des comptes fournisseurs, soit sur des postes sans mouvement de stock, donc moins visibles (pièce no 11 de Guard).
Au vu du nombre annuel de mouvements dans les comptes fournisseurs de la société Guard Industrie, environ 3 500, et du nombre annuel de mouvements sur ses comptes bancaires, environ 3 800, le nombre de virements litigieux opérés (pièce no 20 de Guard : tableau récapitulatif des détournements réalisés entre mars 2013 et avril 2017) n'était pas, en lui-même, de nature à attirer la suspicion de la société. Les man'uvres utilisées par la salariée ont empêché la société Guard Industrie de déceler les détournements au milieu des 150 000 lignes comptables annuelles créées au sein de la société (pièce no 29 de Guard : attestation de son expert-comptable du 14 septembre 2020). Dans ces circonstances, il ne peut être soutenu que la société Guard Industrie aurait dû avoir connaissance de son dommage dès la première réalisation de celui-ci en 2013. La réalisation du dommage n'ayant commencé à lui être révélée qu'à la fin de l'année 2016, son action introduite trois ans plus tard n'est pas prescrite. Le jugement querellé sera confirmé de ce chef.
Sur les responsabilités :
Sur la responsabilité de la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie :
Au visa de l'article
1241 du code civil, la société Guard Industrie invoque un manquement de la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie à son obligation de vigilance en ce que la banque n'a pas relevé les anomalies qui affectaient les virements litigieux versés sur le compte de [J] [T], à savoir :
' [J] [T] n'a pas travaillé entre 2013 et 2017 et ses revenus, principalement issus de Pôle Emploi, n'excédaient pas 500 euros par mois, soit à peine 5 000 euros par an ;
' les sommes versées sur son compte provenaient d'une société qui n'était pas son employeur ;
' les sommes versées étaient erratiques tant dans leur montant que dans les dates de versement.
La société Guard Industrie évoque également les dispositions des articles L. 561-1 et suivants du code monétaire et financier pour illustrer les contrôles qui peuvent être mis en place par les banques.
La Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie réplique que :
' aucun des chèques litigieux encaissés sur le compte de [J] [T] n'est versé aux débats, de sorte qu'aucune anomalie matérielle ne saurait être retenue à cet égard ;
' s'agissant des virements, l'article
L. 133-21 du code monétaire et financier, exclusif de l'application de l'article
1240 du code civil, écarte toute responsabilité des banques réceptrices de virements contestés dès lors que ces derniers sont dûment exécutés pour ce qui concerne le bénéficiaire désigné par l'identifiant unique.
Les obligations de vigilance et de déclaration imposées aux organismes financiers en application des articles
L. 561-5 à
L. 561-22 du code monétaire et financier ont pour seule finalité la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, et les victimes d'agissements frauduleux ne peuvent s'en prévaloir pour réclamer des dommages-intérêts à l'organisme financier.
Sauf disposition légale contraire, la banque est tenue à une obligation de non-ingérence dans les affaires de son client, quelle que soit la qualité de celui-ci, et n'a pas à procéder à de quelconques investigations sur l'origine et l'importance des fonds versés sur ses comptes ni même à l'interroger sur l'existence de mouvements de grande ampleur, dès lors que ces opérations ont une apparence de régularité et qu'aucun indice de falsification ne peut être décelé (Com., 25 sept. 2019, no 18-15.965, 18-16.421).
S'il est exact que ce devoir de non-ingérence trouve une limite dans l'obligation de vigilance de l'établissement de crédit prestataire de services de paiement, c'est à la condition que l'opération recèle une anomalie apparente, matérielle ou intellectuelle, soit des documents qui lui sont fournis, soit de la nature elle-même de l'opération ou encore du fonctionnement du compte.
En l'espèce, le tribunal a pu juger, au vu notamment des relevés du compte de dépôt de [J] [T] (pièce no 18.02 de Guard), que ne caractérisent pas une anomalie apparente ni les remises de chèque, ni les virements reçus de la société Guard Industrie, à intervalles irréguliers mais pendant plusieurs années, pour des montants variant de quelques centaines d'euros à 2 500 euros, tandis que le compte de [J] [T] était également crédité d'autres virements du même ordre de grandeur, étrangers au présent litige. Contrairement ce que prétend la société Guard Industrie au vu des déclarations de [J] [T] (pièce no 16 de Guard : procès-verbal no 01007/2017/004695 en date du 25 avril 2018), l'attention de la banque n'a pas été éveillée par les remises de chèque et les virements frauduleux de la société Guard Industrie vers le compte de [J] [T] (p. 8 du procès-verbal), mais par le fait qu'il reçût des virements d'[I] [V], en particulier les salaires de celle-ci (p. 6 et 7 du procès-verbal).
Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il n'a pas retenu de manquement de la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie à son obligation de vigilance, et en ce qu'il a débouté la société Guard Industrie de sa demande de condamnation.
Sur la responsabilité de la Banque postale :
Au visa de l'article
1241 du code civil, la société Guard Industrie invoque un manquement de la Banque postale à son obligation de vigilance en ce que les sommes détournées étaient versées sur le livret A d'[I] [V], et en ce que la banque n'a pas relevé les anomalies qui affectaient les virements litigieux, à savoir :
' ils émanaient d'une société privée, en violation de la réglementation du livret A et des conditions générales de commercialisation ;
' les sommes perçues étaient sans lien avec le salaire d'[I] [V] ;
' les sommes versées étaient erratiques tant dans leur montant que dans les dates de versement.
La Banque postale réplique que :
' les quelques chèques versés aux débats, et encaissés sur le livret A d'[I] [V], ne revêtent aucune anomalie apparente ;
' s'agissant des virements, l'article
L. 133-21 du code monétaire et financier, exclusif de l'application de l'article
1240 du code civil, écarte toute responsabilité des banques réceptrices de virements contestés dès lors que ces derniers sont dûment exécutés pour ce qui concerne le bénéficiaire désigné par l'identifiant unique ;
' les dispositions de l'article
R. 221-5 du code monétaire et financier issues du décret no 2008-1263 du 4 décembre 2008 relatives au fonctionnement du livret A sont entrées en vigueur au 1er janvier 2009 uniquement à l'égard des livrets A ouverts à compter de cette date ; or le livret A d'[I] [V] a été ouvert en 1999.
L'article
R. 221-5 du code monétaire et financier, dans sa rédaction issue du décret no 2008-1263 du 4 décembre 2008 relatif au livret A, dispose :
« I. ' Sauf dispositions contraires prévues par le présent chapitre, les opérations soit de versement, soit de retrait, soit encore de virement entre le livret A et le compte à vue du titulaire du livret sont réalisées dans les conditions prévues par la réglementation générale applicable aux comptes sur livret.
« II. ' Un arrêté du ministre chargé de l'économie fixe la liste des opérations que les établissements de crédit peuvent, en complément des opérations mentionnées au I, autoriser à partir d'un livret A ou à destination d'un même livret A. Chaque établissement de crédit distributeur du livret A précise, dans ses conditions générales de commercialisation du livret A, celles des opérations figurant sur la liste qu'il autorise aux titulaires d'un livret A ouvert dans ses comptes.
« III. ' L'établissement de crédit mentionné à l'article L. 518-25-1 autorise la totalité des opérations figurant sur la liste mentionnée au II. »
Aux termes de l'article 6 du décret no 2008-1263 du 4 décembre 2008 relatif au livret A, les dispositions du présent décret entrent en vigueur le 1er janvier 2009. Contrairement à ce que soutient la Banque postale, ledit décret ne limite pas son application aux livrets A ouverts à compter de cette date. Le tribunal a ainsi considéré à raison que les dispositions précitées étaient applicables à l'espèce. Aussi bien le relevé d'identité bancaire de la Banque postale utilisé par [I] [V] indique-t-il que « conformément à la réglementation, les seules domiciliations de virements ou de prélèvements autorisées sont les suivantes :
« ' pour les virements : prestations sociales versées par les collectivités publiques et les organismes de sécurité sociale ; pensions des agents publics » (pièce no 2 de Guard).
Aussi est-ce par des motifs que la cour fait siens, que le tribunal a pu juger que les virements litigieux ne respectaient pas les clauses précitées de l'article
R. 221-5 et auraient dû attirer l'attention de la Banque postale. Le défaut de vigilance ainsi caractérisé est étranger à la bonne exécution desdits virements, de sorte que sont inopérantes les dispositions exonératoires de responsabilité des alinéas 1 et 2 de l'article
L. 133-21 du code monétaire et financier invoquées en défense.
Les premiers juges ont exactement liquidé à 97 812,96 euros le préjudice matériel en résultant, à partir de la pièce no 20 précitée versée aux débats par la société Guard Industrie, étant précisé que ce tableau ne récapitule que les virements réalisés entre mars 2013 et avril 2017, et ne comprend pas les chèques déposés sur le livret A (pièce no 19 de Guard). Aucune prescription n'étant encourue, fût-ce pour partie des demandes de la société Guard Industrie, il n'y a pas lieu de cantonner le montant de son indemnisation aux seuls montants des détournements virés sur le compte de la Banque postale en cause postérieurement au 30 septembre 2014.
Le jugement querellé mérite également confirmation en ce qu'il déboute la société Guard Industrie de sa demande au titre d'un préjudice moral qui ne résulte pas pour elle du fait d'avoir à porter plainte et à introduire des procédures pour faire valoir ses droits, ni du temps consacré à ces détournements par la direction et l'équipe comptable, ni du traumatisme éprouvé par le personnel de la société.
Sur la responsabilité de la société Guard Industrie :
La Banque postale reproche à la société Guard Industrie de graves négligences qui seraient à l'origine, sinon exclusive, pour le moins partiellement de son propre préjudice, considérant qu'elle a permis à sa comptable, [I] [V], de détourner des fonds pendant plus de quatre ans, alors que la société Guard Industrie recevait ses relevés bancaires. La Banque postale fait valoir qu'il a suffi à la société Guard Industrie d'embaucher en 2016 une « responsable comptabilité » ayant procédé à une simple vérification des comptes pour que les méfaits d'[I] [V] fussent découverts.
Ces seules circonstances ne suffisent toutefois pas à prouver une négligence fautive de la part de la société Guard Industrie au regard des man'uvres de la salariée précédemment décrites, et alors que la société était dûment suivie par un expert-comptable et par un commissaire aux comptes.
Sur la responsabilité d'[I] [V] :
La Banque postale oppose encore à la société Guard Industrie qu'un accueil favorable des demandes de celle-ci formées contre la banque pourrait permettre à la demanderesse d'obtenir une double réparation, dès lors que la condamnation in solidum de la Banque postale avec [I] [V] n'est pas sollicitée, d'une part, et que la société Guard Industrie ne justifie pas de la totale insolvabilité de celle-ci, d'autre part. La Banque postale estime en conséquence que la cour de céans ne saurait condamner la banque à payer à la place d'[I] [V] d'ores et déjà condamnée au civil par le tribunal correctionnel de Bobigny, sauf à délivrer deux titres exécutoires pour une même créance.
La société Guard Industrie demande toutefois la confirmation du jugement en ce qu'il condamne la Banque postale au payement de la somme de 97 812,96 euros correspondant au montant des sommes détournées, et en ce qu'il dit qu'elle sera subrogée à hauteur de ce montant dans les droits à remboursement que tient la société Guard Industrie contre [I] [V] en vertu des dispositions civiles du jugement du tribunal correctionnel de Bobigny en date du 17 octobre 2018 devenu définitif. Le risque de double indemnisation est ainsi écarté.
Sur les dépens et les frais irrépétibles :
Aux termes de l'article 696, alinéa premier, du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. La Banque postale qui échoue en son appel contre la société Guard Industrie supportera donc la charge des dépens exposés par cette dernière ; de même, la société Guard supportera la charge des dépens exposés par la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie..
En application de l'article
700 du code de procédure civile, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer :
1o À l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
2o Et, le cas échéant, à l'avocat du bénéficiaire de l'aide juridictionnelle partielle ou totale une somme au titre des honoraires et frais, non compris dans les dépens, que le bénéficiaire de l'aide aurait exposés s'il n'avait pas eu cette aide. Dans ce cas, il est procédé comme il est dit aux alinéas 3 et 4 de l'article 37 de la loi no 91-647 du 10 juillet 1991 .
Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations.
Les parties peuvent produire les justificatifs des sommes qu'elles demandent.
La somme allouée au titre du secundo ne peut être inférieure à la part contributive de l'État majorée de 50 %.
Sur ce fondement, la Banque postale sera condamnée à payer à la société Guard Industrie la somme de 4 000 euros, et la société Guard Industrie sera condamnée à payer à la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie la somme de 2 000 euros.
LA COUR,
PAR CES MOTIFS
,
CONFIRME le jugement en ce qu'il :
- Déboute la Banque postale et la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie de leur demande de voir juger l'affaire prescrite pour ce qui concerne les faits intervenus avant fin septembre 2014 ;
- Condamne la Banque postale au payement de la somme de 97 812,96 euros correspondant au montant des sommes détournées et dit qu'elle sera subrogée à hauteur de ce montant dans les droits à remboursement que tient la société Guard Industrie contre [I] [V] en vertu des dispositions civiles du jugement du tribunal correctionnel de Bobigny en date du 17 octobre 2018 devenu définitif ;
- Déboute la société Guard Industrie de sa demande de condamnation de la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie au payement de la somme de 96 183,33 euros correspondant au montant des sommes détournées ;
- Déboute la société Guard Industrie de sa demande du chef du préjudice moral ;
- Ordonne l'exécution provisoire ;
- Condamne la Banque postale à verser à la société Guard Industrie la somme de 4 000 euros au titre de l'article
700 du code de procédure civile et débouté la société Guard Industrie de sa demande du même chef à l'égard de la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie ;
- Met les dépens à la charge de la Banque postale, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 95,62 euros dont 15,72 euros de taxe sur la valeur ajoutée ;
Y ajoutant,
CONDAMNE la Banque postale à payer à la société Guard Industrie la somme de 4 000 euros sur le fondement de l'article
700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la société Guard Industrie à payer à la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article
700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la Banque postale aux dépens exposés par la société Guard Industrie ;
CONDAMNE la société Guard Industrie aux dépens exposés par la Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Brie Picardie ;
REJETTE toute autre demande plus ample ou contraire.
LE GREFFIER LE PRESIDENT