QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE PRZYJEMSKI c. POLOGNE
(Requête no 6820/07)
ARRÊT
Cette version a été rectifiée le 13 mai 2011, conformément
à l'article 81 du règlement de la Cour
STRASBOURG
5 octobre 2010
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Przyjemski c. Pologne,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Giovanni Bonello, président,
Lech Garlicki,
Ján Šikuta, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2010,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 6820/07) dirigée contre la République de Pologne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Zbigniew Przyjemski (« le requérant »), a saisi la Cour le 2 février 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant, en détention provisoire à l'époque des faits, se plaint de la violation de l'article 8 de la Convention à raison de l'interception par les autorités du courrier qu'il échangeait avec la Cour.
4. Le 25 juin 2008, le président de la quatrième section a décidé de communiquer le grief tiré de l'article 8 de la Convention au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
5. Les parties ont chacune déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l'affaire ainsi que sur la question de la satisfaction équitable. Toutefois, le président de la chambre a décidé de ne pas verser au dossier les observations du Gouvernement, celles-ci ayant été déposées hors du délai fixé (article 38 § 1 du Règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6. Le requérant, né en 1972, réside à Zabrze.
A. Procédure pénale diligentée contre le requérant et sa détention provisoire
7. Le 16 mai 2006, suspecté des coups et blessures infligés à sa compagne ainsi que des menaces proférées à son égard, le requérant fut arrêté.
8. Le 17 mai 2006, le tribunal de district de Zabrze ordonna la détention provisoire du requérant, au motif que les preuves rassemblées, en particulier les dépositions de la victime, le désignaient comme l'auteur des infractions en cause. Le tribunal estima également que la mise en détention du requérant se justifiait par la crainte de le voir commettre une nouvelle infraction contre la vie et l'intégrité corporelle.
9. Le 14 juin 2006, le tribunal régional rejeta le recours de l'intéressé.
10. Le 2 août 2006, le procureur déposa auprès du tribunal de district un acte d'accusation contre le requérant.
11. Lors de la phase judiciaire, les tribunaux prolongèrent régulièrement la détention du requérant et rejetèrent ses demandes de remise en liberté pour des motifs essentiellement identiques à ceux initialement invoqués. Ils écartèrent à chaque fois les arguments de l'intéressé qui remettait en cause l'existence de raisons plausibles de soupçonner qu'il avait commis les faits incriminés. Les tribunaux analysèrent dans ce contexte les preuves réunies dans le dossier : les dépositions de la victime et de sa mère N.K., le rapport médico-légal, la liste des appels téléphoniques, les dépositions des témoins J.N., A.A. et M.D. ainsi que les dépositions des policiers.
12. Le 23 juillet 2007, le tribunal de district déclara le requérant coupable des faits et lui infligea une peine d'une année et huit mois de réclusion criminelle. Le requérant n'interjeta pas d'appel.
13. Le 21 décembre 2007, le tribunal régional ordonna la libération conditionnelle du requérant.
B. Interception de la correspondance du requérant avec la Cour
14. Le 12 février 2007, le Greffe de la Cour adressa au requérant une lettre. Le requérant renvoya ensuite l'enveloppe de celle-ci. Elle portait deux cachets accusant réception du courrier par la maison d'arrêt avec les dates respectivement « 09.03.2007 » et « 23.03.2007 ». Elle portait également un cachet avec la mention « censuré » assortie d'une signature manuscrite illisible.
15. Le 30 mars 2007, le requérant adressa à la Cour une lettre contenant le formulaire de sa requête. A la même date, il déposa le courrier pour envoi auprès de l'administration de la maison d'arrêt. Le 22 mai 2007, le courrier en question fut réceptionné par le Greffe de la Cour. L'enveloppe de la lettre du requérant portait un cachet avec la mention « censuré » assortie d'une signature manuscrite illisible.
16. Le 2 juillet 2007, le Greffe de la Cour adressa au requérant une lettre. Le requérant renvoya ensuite l'enveloppe de celle-ci. Elle portait deux cachets accusant réception du courrier par la maison d'arrêt avec les dates respectivement « 09.07.2007 » et « 13.07.2007 ». Le requérant prétend que le courrier, bien qu'il ne porte pas de cachet témoignant d'une censure, lui fut remis après avoir été ouvert. A l'appui de ses dires, l'intéressé produit une déclaration manuscrite d'un codétenu.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
17. Les éléments relatifs aux dispositions pertinentes du droit interne et à la pratique nationale en matière de l'interception du courrier des personnes privées de liberté sont amplement cités notamment dans l'arrêt Kliza c. Pologne, no8364/04, du 6 septembre 2007, ou encore dans la décision rendue dans l'affaire Sobolewski c. Pologne, no 39665/05, du 16 décembre 2008.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
18. Le requérant se plaint d'une violation de son droit au respect de la correspondance, tel que prévu par l'article 8 de la Convention ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
A. Sur la recevabilité
19. La Cour relève que le grief du requérant porte sur l'interception des trois courriers différents. Celle-ci aurait eu lieu entre le mois de février et le mois de mai 2007 s'agissant du premier et du second courrier, ainsi qu'au mois de juillet 2007 s'agissant du troisième.
20. La Cour rappelle dans ce contexte sa jurisprudence récente dont il ressort que, suite à l'évolution jurisprudentielle en droit interne dont l'exemple constitue notamment l'arrêt de la cour d'appel de Varsovie du 28 juin 2007, existe dorénavant en droit polonais une possibilité effective de se plaindre d'une violation du droit au secret de la correspondance. Plus particulièrement, un requérant se plaignant d'une telle violation dispose d'une faculté d'engager une action civile en protection des droits de la personnalité dont il est titulaire dont le droit au secret de la correspondance. Une telle action est susceptible d'aboutir à l'octroi d'une indemnisation pour un préjudice subi du fait d'une pareille violation (notamment Kotowski c. Pologne, no12772/06, 29 septembre 2009, § 22). Il ressort également de la jurisprudence concernée que, dans le cas où l'interception alléguée de la correspondance aurait eu lieu après le 28 juin 2007, un requérant qui s'en plaint est normalement tenu de faire l'usage de l'action civile ci-dessus avant de s'adresser à la Cour (en particulier Bista c. Pologne, no22807, 12 janvier 2010, §§ 47-49).
21. En se référant à la présente affaire, la Cour relève que, dans la mesure où l'interception alléguée du troisième courrier du requérant est censée avoir eu lieu en juillet 2007, soit après l'instauration de la voie de recours indiquée ci-dessus, son grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes. En revanche, pour ce qui concerne l'interception de deux autres lettres, la Cour observe qu'à l'époque où celle-ci s'était produite, le requérant ne disposait d'aucune voie de recours efficace pour s'en plaindre dans l'ordre interne. Il en résulte que le grief du requérant dans la mesure concernant ces deux derniers courriers ne peut être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes.
22. La Cour constate que le grief du requérant concernant l'interception de ses deux courriers ci-dessus n'est pas manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Il ne se heurte d'ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
23. Le requérant soutient que le fait pour les autorités d'avoir intercepté le courrier qu'il échangeait avec la Cour a constitué une ingérence illégale dans son droit au respect de la correspondance.
24. La Cour rappelle sa jurisprudence bien établie selon laquelle toute ingérence d'une autorité publique dans le droit au respect de la correspondance méconnaît l'article 8 § 2 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre (Valenzuela Contreras c. Espagne du 30/07/1998, no 27671/95, § 46, Recueil 1998-V).
25. Les mots « prévue par la loi » veulent d'abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne. Cependant, cette expression ne se borne pas à renvoyer au droit interne, mais concerne aussi la qualité de la « loi » ; elle la veut compatible avec la prééminence du droit, impliquant ainsi que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par le paragraphe 1. De cette exigence dérive la nécessité de l'accessibilité de la loi pour la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir des conséquences pour elle (Valenzuela Contreras précité).
26. En ce qui concerne la présente affaire, la Cour relève que l'enveloppe de chacune de deux lettres échangées par le requérant avec le Greffe porte des cachets avec la mention « censuré » et une signature illisible. La Cour rappelle que, dans d'autres affaires polonaises similaires (voir, parmi beaucoup d'autres, Pisk-Piskowski c. Pologne, no 92/03, 14 juin 2005, § 26), elle a relevé qu'en langue polonaise la mention « censuré » (ocenzurowano) signifie qu'une autorité compétente, après avoir contrôlé le contenu de la lettre, a décidé de la délivrer ou de l'expédier à son destinataire. La Cour a déjà déclaré à maintes occasions que tant qu'il existe une pratique des autorités internes consistant à déposer sur la correspondance des détenus un cachet avec la mention « ocenzurowano », elle ne peut que considérer que ces lettres ont été ouvertes et leur contenu lu (Matwiejczuk c. Pologne, no37641/97, 2 décembre 2003, § 99).
27. La Cour relève également qu'en vertu du droit interne pertinent, notamment les articles 103 et 114 du code d'application des peines, le courrier des personnes privées de liberté, adressé aux organes internationaux portant protection des droits de l'homme, n'est pas soumis à la censure (voir, Michta c. Pologne, no13425/02, 4 mai 2006, § 61 ou Kwiek c. Pologne, no51895/99, 30 mai 2006, § 44).
28. Il s'ensuit que l'ingérence contestée par le requérant ne peut être considérée comme « prévue par la loi », au sens de l'article 8 § 2 de la Convention.
29. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
30. Citant l'article 5 § 1 c) de la Convention, le requérant se plaint que sa détention ne reposait sur aucun fondement légal. Or, la Cour relève en se référant à la motivation de la décision ordonnant la détention provisoire du requérant, que cette mesure a été ordonnée à raison de l'existence des raisons plausibles, étayés par les éléments du dossier, permettant de croire que le requérant ait commis une infraction ainsi que ceux de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une autre infraction similaire. D'ailleurs, les soupçons pesant sur le requérant ont été confirmés à l'issue de la procédure pénale dans un jugement le déclarant coupable des faits incriminés. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et la rejette, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
31. Citant en substance l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la durée de la procédure pénale. En outre, invoquant l'article 6 § 2 de la Convention, il soutient avoir été victime d'une violation du principe de la présomption d'innocence, dans la mesure où dans la motivation de la décision ordonnant sa détention, le juge l'aurait désigné comme l'auteur des faits. La Cour relève toutefois que le requérant n'a pas démontré avoir soulevé ces griefs dans l'ordre interne. Il en résulte que, cette partie de la requête étant irrecevable en raison du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour la rejette, en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
32. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
33. Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) au titre de son préjudice moral.
34. Le Gouvernement juge ce montant exorbitant.
35. La Cour considère, à la lumière des principes qui se dégagent de sa jurisprudence relative aux affaires polonaises similaires, qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 1000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
36. Le requérant demande également 10 500 PLN pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.
37. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
38. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 100 EUR et l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
39. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare recevable le grief tiré de l'article 8 de la Convention, concernant l'interception du courrier adressé au requérant par le Greffe le 12 février 2007 et de celui du 30 mars 2007 adressé par le requérant à la Cour, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois,[1] 1000 EUR (mille euros) pour dommage moral, et 100 EUR (cent euros) pour frais et dépens, à convertir en zlotys polonais au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 octobre 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Fatoş Aracı Giovanni Bonello
Greffière adjointe Président
1. Rectifié le 13 mai 2011 : la phrase « à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention » a été supprimée.