TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 24316/04
présentée par Cornelia-Elena DELIMOŢ
contre la Roumanie
La Cour européenne des droits de l'homme (troisième section), siégeant le 6 juillet 2010 en une chambre composée de :
Josep Casadevall, président,
Elisabet Fura,
Corneliu Bîrsan,
Alvina Gyulumyan,
Egbert Myjer,
Ineta Ziemele,
Ann Power, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 15 avril 2004,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. La requérante, Mme Cornelia-Elena Delimoţ, est une ressortissante roumaine, née en 1973 et résidant à Luna. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.
Les circonstances de l'espèce
2. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
3. Le 6 septembre 2001, la requérante réussit le concours organisé par la mairie de Luna pour un poste de juriste.
4. Le 14 septembre 2001, le conseil local de la commune de Luna (« le conseil ») décida d'intégrer dans le poste de juriste D.M. qui avait occupé la deuxième position au concours.
5. Se présentant à la mairie le 17 septembre 2001, la requérante se vit refuser l'accès à ce poste, en raison de son état de grossesse. Elle contesta la décision du maire de Luna (« le maire ») le 19 septembre 2001.
6. Par une lettre adressée à la requérante le 21 septembre 2001, le conseil l'informa que la décision de ne pas l'intégrer dans le poste de juriste restait valable et se justifiait par son état de santé qui était incompatible avec les devoirs à sa charge.
7. Par un jugement du 11 décembre 2001, confirmé par un arrêt définitif du 14 mars 2002 de la cour d'appel de Cluj, le tribunal départemental de Cluj fit droit à l'action de la requérante et obligea le maire à l'intégrer dans le poste de juriste au motif que la requérante avait été recrutée selon la procédure prévue par la loi.
8. Le 14 décembre 2001, le conseil décida à l'unanimité de supprimer le poste de juriste. Cette décision fut ensuite annulée par un jugement du 17 juillet 2002 du tribunal départemental de Cluj, pour violation des dispositions légales. Par un arrêt définitif du 20 novembre 2002, la cour d'appel de Cluj rejeta le recours du conseil.
9. Devant le refus du maire de donner suite au jugement du 11 décembre 2001, la requérante demanda au tribunal de première instance de Turda d'autoriser l'exécution forcée, qu'elle obtint par un jugement avant dire droit du 26 juin 2002, confirmé par un arrêt définitif du 10 février 2003 de la cour d'appel de Cluj.
10. Le 26 juillet 2002, le conseil contesta l'exécution du jugement du 11 décembre 2001, au motif que le poste de juriste ayant été supprimé, l'exécution n'était plus possible. Le 5 août 2002, le tribunal de première instance de Turda rejeta la contestation, retenant que les motifs invoqués par le conseil avaient été déjà débattus dans le cadre de la procédure au fond. Ce jugement devint définitif à la suite de l'arrêt rendu le 4 décembre 2002 par le tribunal départemental de Cluj, sur recours du conseil et du maire.
11. A une date non précisée, la requérante fit un recours administratif contre le refus du maire de l'intégrer dans le poste de juriste, rejeté par un jugement du 27 janvier 2003 du tribunal départemental de Cluj, confirmé par un arrêt définitif du 3 juin 2003 de la cour d'appel de Cluj. Les juridictions retinrent qu'il était objectivement impossible pour le maire d'exécuter le jugement du 11 décembre 2001, dans la mesure où le poste de juriste avait été supprimé et où ses propositions de créer un nouveau poste de ce genre avaient été rejetées par le conseil.
12. La requérante porta également plainte au pénal contre le maire pour abus de fonctions. Le 9 juin 2003, le parquet près du tribunal de première instance de Turda rendit une ordonnance de classement sans suite, qui fut invalidée le 30 janvier 2004 suite à la contestation faite par la requérante.
Le 4 mars 2004, le parquet émit une ordonnance de non-lieu.
13. A une date non précisée en 2003, la requérante introduisit une action civile sur le fondement du code du travail pour obliger la mairie et le conseil au paiement des salaires dus jusqu'à son intégration, ainsi qu'au paiement des dommages moraux. Par un jugement du 19 janvier 2004, le tribunal départemental de Cluj rejeta son action.
14. Le 2 septembre 2004, sur saisine d'office, le Conseil National pour le combat contre la discrimination rendit une décision en constatant la discrimination de la requérante suite à un article dans la presse. Il constata ensuite qu'il n'y avait plus de possibilité d'appliquer une amende contraventionnelle en raison de la prescription qui était intervenue et sanctionna donc le maire et le conseil local avec un avertissement. Le Conseil infligea également une amende de 10 000 000 lei roumains (ROL) à la mairie de Luna pour son refus d'embaucher la requérante et lui ordonna l'exécution des jugements en faveur de la requérante.
15. Le 15 novembre 2004, le Conseil National dressa à la mairie de Luna un procès-verbal de contravention de 10 000 000 RON. Cependant, le 21 février 2005, le tribunal de première instance de Turda accueillit la contestation de la mairie de Luna et annula le procès-verbal de contravention. Il constata en l'espèce un refus de la part du conseil d'intégrer la requérante, et pas de la part de la mairie. Le dossier n'indique pas si ce jugement est devenu définitif.
16. Une nouvelle contestation à l'exécution, formulée par le maire et le conseil, fut rejetée par un arrêt définitif du 25 octobre 2004 du tribunal départemental de Cluj.
17. Le 9 août 2005, la requérante fut embauchée dans le poste de juriste à la mairie de Luna.
18. Par un arrêt définitif du 17 novembre 2005, la cour d'appel de Cluj accueillit le pourvoi en recours de la requérante contre le jugement du 19 janvier 2004 (voir paragraphe 13 ci-dessus) et obligea la mairie et le conseil au paiement des salaires dus pour la période 17 septembre 2001 - 9 août 2005, ainsi qu'au paiement de l'intégralité du dommage moral réclamé par la requérante, soit environ 2 740 euros (EUR) à cette date. Elle jugea que l'intégration de la requérante avait été retardée presque quatre années, période dans laquelle elle fut privée de son droit d'être embauchée. En conséquent, la cour considéra que le refus des autorités concernées d'exécuter l'arrêt rendu en sa faveur, ainsi que leur attitude chicaneuse et abusive, avaient entraîné des souffrances pour la requérante qui justifiaient l'octroi des dommages moraux. La cour constata également que la requérante avait souffert de discrimination.
GRIEFS
19. Invoquant l'article 6 de la Convention, la requérante se plaint de la non-exécution du jugement devenu définitif du 11 décembre 2001 obligeant les autorités locales de l'intégrer dans le poste de juriste.
20. Invoquant l'article 14 combiné, en substance, avec l'article 6 et avec l'article 8 de la Convention, la requérante s'estime victime d'une discrimination fondée sur son état de grossesse, en raison du refus des autorités de l'intégrer dans le poste qu'elle a obtenu par concours.
EN DROIT
21. La requérante allègue que l'inexécution du jugement du 11 décembre 2001 a enfreint son droit d'accès à un tribunal, tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention. Invoquant les articles 6, 8 et 14 combinés de la Convention, la requérante s'estime également victime d'une discrimination fondée sur son état de grossesse, en raison du refus des autorités de l'intégrer dans le poste qu'elle a obtenu par concours. Les articles invoqués sont ainsi libellé :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
22. Le Gouvernement estime que la requérante a perdu la qualité de victime suite à la reconnaissance explicite, par les tribunaux internes et par le Conseil National pour le combat de la discrimination, de la violation de ses droits. A cet égard, l'arrêt définitif du 17 novembre 2005 de la cour d'appel de Cluj a obligé les autorités concernées au paiement des salaires dus pour la période 17 septembre 2001 - 9 août 2005, ainsi qu'au paiement des dommages moraux.
23. La requérante admet que le jugement du 11 décembre 2001 a été exécuté, mais relève que l'exécution est intervenue plus que trois ans après le prononcé du jugement en question. Elle soutient également que la sanction infligée par le Conseil National pour le combat contre la discrimination fut ensuite annulée par les tribunaux (voir paragraphe 15
ci-dessus).
24. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, par « victime » l'article 34 désigne la personne directement concernée par l'acte ou l'omission litigieux, l'existence d'un manquement aux exigences de la Convention se concevant même en l'absence de préjudice et que, pour qu'un requérant puisse se prétendre victime d'une violation, il faut, non seulement, qu'il ait la qualité de victime au moment de l'introduction de la requête, mais que celle-ci subsiste au cours de la procédure devant la Cour (Stoicescu c. Roumanie (révision), no 31551/96, § 55, 21 septembre 2004).
25. Elle rappelle également que lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de cette violation, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l'article 34 de la Convention. Quant à la méconnaissance de l'exigence du délai raisonnable, une des caractéristiques d'un redressement susceptible de faire perdre au justiciable sa qualité de victime tient au montant qui lui a été alloué à l'issue du recours interne. La Cour a déjà eu l'occasion d'indiquer que le statut de victime d'un requérant peut dépendre du montant de l'indemnisation qui lui a été accordée au niveau national pour la situation dont il se plaint devant la Cour (voir Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, § 93, CEDH 2006-V).
26. Dans la présente affaire, la première condition, à savoir le constat de violation par les autorités nationales, ne prête pas à controverse puisque la cour d'appel de Cluj, ainsi que le Conseil National pour le combat de la discrimination, ont reconnu que la durée de l'exécution n'avait pas été raisonnable et que la requérante a été discriminée.
27. Quant à la seconde condition, la Cour rappelle qu'afin d'évaluer si un recours interne a apporté un redressement approprié et suffisant, elle examine la durée de la procédure d'indemnisation, le montant de l'indemnisation éventuellement accordé ainsi que, le cas échéant, le retard dans le paiement de ladite indemnité (voir Cocchiarella, précité, §§ 86-107). En l'espèce, la requérante a été embauchée au poste de juriste à la mairie de Luna et s'est vue accorder environ 2 740 EUR au titre du préjudice moral. Compte tenu des éléments du dossier et eu égard aux circonstances de l'espèce, la Cour estime que la somme accordée à la requérante peut être considérée comme adéquate et de ce fait apte à réparer les violations subies (voir Cocchiarella, précité, § 146).
28. Enfin, l'examen de la demande de la requérante par la cour d'appel de Cluj a duré environ deux ans et la requérante n'a pas allégué un quelconque retard dans le paiement de la somme allouée.
29. Dans ces conditions, la Cour considère que le redressement fourni par les autorités nationales s'est avéré en l'espèce suffisant et approprié.
30. Il s'ensuit que la requérante ne peut plus se prétendre victime, au sens de l'article 34 de la Convention, des violations alléguées. La requête doit être rejetée en application des articles 34 et 35 §§ 3 et 4 in fine de la Convention.
Par ces motifs
, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Santiago Quesada Josep Casadevall
Greffier Président