Vu la procédure suivante
:
Par une requête et des mémoires, enregistrés le 23 mai 2022, le 27 octobre 2022 et le
15 novembre 2022, M. et Mme D, représentés par Me Nizard, demandent au tribunal :
1°) de condamner l'Etat à leur verser la somme de 20 000 euros en réparation des préjudices subis par leur fils, M. B D, et 90 000 euros en réparation de leurs préjudices propres, assortis des intérêts au taux légal ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 4 500 euros sur le fondement de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- le suicide de leur fils étant imputable au service, ils sont fondés à demander l'indemnisation des préjudices subis par leur fils et eux-mêmes au titre de la responsabilité sans faute ;
- le suicide de leur fils résultant d'un dysfonctionnement du service et d'une situation de harcèlement moral, ils sont fondés à demander l'indemnisation des préjudices subis par leur fils et eux-mêmes au titre de la responsabilité pour faute ;
- M. B D a subi un préjudice moral à hauteur de 20 000 euros ;
- M. et Mme D ont subi, chacun, un préjudice d'accompagnement, à hauteur de 5 000 euros, un préjudice d'affection, à hauteur de 30 000 euros, et des souffrances, à hauteur de 10 000 euros.
Par des mémoires enregistrés les 28 octobre et 15 novembre 2022, le ministre des armées conclut au rejet de la requête.
Il soutient, à titre principal, que la responsabilité ne l'Etat ne saurait être engagée et, à titre subsidiaire que l'indemnisation des préjudices doit être minorée.
Par ordonnance du 15 novembre 2022, la clôture d'instruction a été fixée au
5 décembre 2022.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- le code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Hélard,
- les conclusions de Mme Nikolic, rapporteure publique,
- et les observations de Me Nizard, représentant M et Mme D.
Considérant ce qui suit
:
1. M. B D, engagé au sein de l'armée de l'air en janvier 1998, promu adjudant en juillet 2013 et exerçant les fonctions de conseiller en recrutement au département d'évaluation de l'armée de l'air à compter du mois de septembre 2014, s'est suicidé, le
12 septembre 2018, au domicile de M. A D, son père, et de Mme E D, l'épouse de ce dernier. Par un courrier du 31 janvier 2022, notifiée le 3 février suivant, les époux D ont demandé au ministre des armées l'indemnisation des préjudices qu'ils ont subis du fait du suicide de leur fils. Par un courrier du 14 avril 2022, notifié le 19 avril suivant, ils ont saisi la commission des recours des militaires du rejet implicite de leur demande du
31 janvier 2022 et demandaient également, agissant en qualité d'ayants droit, l'indemnisation du préjudice moral subi par leur fils. Par un courrier du 3 mai 2022, notifiée le 6 mai suivant, les requérants agissant en qualité d'ayants droit, ont demandé, au ministre des armées l'indemnisation du préjudice moral subi par leur fils. Du silence gardé par l'administration est née, le 19 août 2022, une décision implicite de rejet de leur recours préalable obligatoire. Par la présente requête M. et Mme D demandent au tribunal de condamner l'Etat à les indemniser des préjudices subis.
Sur la responsabilité
2. En instituant la pension militaire d'invalidité, le législateur a entendu déterminer forfaitairement la réparation à laquelle les militaires victimes d'un accident de service peuvent prétendre, au titre de l'atteinte qu'ils ont subie dans leur intégrité physique, dans le cadre de l'obligation qui incombe à l'Etat de les garantir contre les risques qu'ils courent dans l'exercice de leur mission. Aux termes de son article L. 141-10 du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de guerre, les ascendants des militaires dont la mort a été causée par des accidents survenus par le fait ou à l'occasion du service peuvent avoir droit au versement d'une pension. Aux termes de l'article L. 141-13 du même code, les droits des ascendants du premier degré sont ouverts à toute personne qui justifie avoir élevé et entretenu l'enfant en ayant durablement remplacé auprès de lui ses parents ou l'un d'eux.
3. Toutefois, si le titulaire d'une pension a subi, du fait de l'infirmité imputable au service, d'autres préjudices que ceux que cette prestation a pour objet de réparer, il peut prétendre à une indemnité complémentaire égale au montant de ces préjudices.
4. Ces dispositions ne font pas non plus obstacle à ce qu'une action de droit commun pouvant aboutir à la réparation intégrale de l'ensemble du dommage soit engagée contre l'Etat, dans le cas notamment où l'accident serait imputable à une faute de nature à engager sa responsabilité.
5. Il en va de même s'agissant du préjudice moral subi par les ayants droits du militaire.
En ce qui concerne la responsabilité pour risques
6. Un accident survenu sur le lieu et dans le temps du service, dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice par un fonctionnaire de ses fonctions ou d'une activité qui en constitue le prolongement normal présente, en l'absence de faute personnelle ou de toute autre circonstance particulière détachant cet évènement du service, le caractère d'un accident de service. Il en va ainsi lorsqu'un suicide ou une tentative de suicide intervient sur le lieu et dans le temps du service, en l'absence de circonstances particulières le détachant du service. Il en va également ainsi, en dehors de ces hypothèses, si le suicide ou la tentative de suicide présente un lien direct avec le service. Il appartient dans tous les cas au juge administratif, saisi d'une décision de l'autorité administrative compétente refusant de reconnaître l'imputabilité au service d'un tel geste, de se prononcer au vu des circonstances de l'espèce.
7. Il résulte de l'instruction que M. B D a été arrêté, à compter du
7 juin 2018 jusqu'au 12 septembre 2018, date de son suicide au domicile de son père, en raison d'un symptôme dépressif. Cette pathologie, dont il ne résulte pas de l'instruction qu'elle aurait un lien avec un précédent symptôme dépressif au cours de l'année 2003, seul antécédent identifié, est survenue en juin 2018, suite à l'abaissement de sa notation au titre de l'année 2017, par rapport à celle au titre de l'année 2016, et au prononcé d'une sanction de mutation d'office, le 24 mai 2018. De même, M. B D s'est suicidé, le lendemain d'un appel de l'administration relatif à sa mutation d'office.
8. En outre, il résulte de l'instruction que, au cours des mois précédant son arrêt, les relations entre M. B D et ses collègues s'étaient distendues et étaient parfois conflictuelles. Si les supérieurs hiérarchiques de l'agent ont veillé à ce que ce dernier demeure intégré au fonctionnement du service et aux moments conviviaux, limitant ainsi son isolement, il résulte toutefois de l'instruction, en particulier des propos concordants et circonstanciés des témoins entendus au cours de l'enquête dirigée par le juge pénal, que ni le capitaine F, ni l'adjudant-chef Bouvier, son adjoint, n'ont pris de mesures afin de mettre fin ou de limiter l'attitude hostile de Mme C, adjudant-chef, vis-à-vis de M. B D, qui l'a notamment insulté, en public, en décembre 2017, et dont il peut être tenu pour établi, eu égard aux propos circonstanciés et concordants de plusieurs agents du service à propos de son comportement, qu'elle l'a dénigré auprès d'agents du service à plusieurs reprises. De même, il résulte de l'instruction, en particulier des propos de l'adjudant-chef Bouvier que ce dernier a réprimandé M. B D, devant témoin, dans des termes inappropriés, à la suite d'un incident survenu le 28 juin 2017.
9. De plus, il résulte de l'instruction que M. B D a été placé en arrêt maladie, le 7 juin 2018, à la suite du prononcé d'une sanction de déplacement d'office, prise le 24 mai 2018. Il résulte de l'instruction, en particulier des propos du capitaine F recueillis lors de l'enquête pénale, que cette sanction a été prononcée pour prévenir des comportements inadéquats du requérant vis-à-vis des agents de sexe féminin. Si
M. B D a pu avoir un comportement inapproprié lors de son affectation précédente, sans que les faits soient établis avec certitude, il ne résulte pas de l'instruction qu'il aurait eu un tel comportement ni méconnu aucune autre obligation depuis son affectation, en septembre 2014, au département d'évaluation de l'armée de l'air. En particulier, le fait selon lequel M. B D aurait sciemment touché le derrière d'une collègue avec une bouteille, lors d'un événement festif, le 28 juin 2017, n'est pas établi, de même que les regards qualifiés d'insistants ou de gênants que M. B D aurait eu vis-à-vis de ses collègues.
10. Il résulte de ce qui précède que l'ensemble de ces éléments démontrent l'existence d'un contexte professionnel pathogène à l'origine du syndrome dépressif de M. B D qui l'a conduit au suicide.
11. Le ministre des armées soutient que le suicide de M. B D est imputable à un état dépressif antérieur et trouve son origine dans sa personnalité. Toutefois, ainsi qu'il a été dit au point 7, à l'exception de propos rapportés, peu circonstanciés et invérifiables de M. B D relatifs à un mal-être depuis plusieurs années, aucun élément ne permet d'établir un lien entre un antécédent et la survenue du syndrome dépressif en mai et juin 2018. En outre, si le ministre des armées fait valoir que la sanction du déplacement d'office était motivée par le comportement de M. B D, ce comportement allégué n'est pas établi, ainsi qu'il a été dit au point 9, et il ne résulte pas de l'instruction que M. B D aurait commis une faute, si bien que la sanction de déplacement d'office, infondée, a contribué à dégrader les conditions de travail de l'agent.
12. Dans ces conditions, en l'absence de circonstances particulières détachant le suicide de M. B D du service, M. et Mme D sont fondés à soutenir que cet accident présente un lien direct avec le service. Par suite, ils sont fondés à engager la responsabilité sans faute de l'Etat.
En ce qui concerne la responsabilité pour faute
13. M. et Mme D soutiennent que le suicide de M. B D résulte d'une situation de harcèlement moral. Décrivant les difficultés rencontrées par l'agent au sein de son service et les carences de sa hiérarchie, il doivent également être regardés comme soutenant que le suicide de M. B D résulte d'un dysfonctionnement fautif dans l'organisation du service.
14. Il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile.
15. Pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral. En revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l'existence d'un harcèlement moral est établie, qu'il puisse être tenu compte du comportement de l'agent qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui. Le préjudice résultant de ces agissements pour l'agent victime doit alors être intégralement réparé.
16. Si M. Mme D soutiennent que B D aurait été isolé de son environnement professionnel par ses collègues, il résulte toutefois de l'instruction que la distanciation entre B D et ses collègues du département d'évaluation de l'armée de l'air a été mutuelle, sans que cette situation ne se traduise par sa mise à l'écart, ses supérieurs hiérarchiques ayant notamment veillé à ce qu'il demeure intégré au fonctionnement du service et aux moments conviviaux, ainsi qu'il a été dit au point 8.
17. En outre, si le capitaine F a abaissé la notation de M. B D en 2018 et, avec son adjoint, l'adjudant-chef Bouvier, a initié la sanction de déplacement d'office, il ne résulte pas de l'instruction qu'il aurait excédé les limites de l'exercice normal du pouvoir hiérarchique. En particulier, si la sanction est fondée sur des faits inexacts et des comportements non établis, il résulte toutefois de l'instruction que le capitaine F, cherchant à prévenir des agissements de harcèlement moral ou sexuel de la part de
M. B D, s'est fondé sur des témoignages d'agents susceptibles d'apparaître crédibles et sur sa propre appréciation du comportement de M. D vis-à-vis de ses collègues. En outre, les propos inappropriés de l'adjudant-chef Bouvier, lorsqu'il a réprimandé M. D, devant témoin, à la suite d'un incident survenu le 28 juin 2017, s'inscrivent dans un contexte de tensions au sein du service et demeurent isolés. Ainsi, ces agissements, si regrettables aient-il été, étaient justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. En outre, le capitaine F et l'adjudant-chef Bouvier ont maintenu un dialogue avec M. B D pour trouver des solutions aux difficultés qu'il rencontrait.
18. De plus, il résulte de l'instruction, ainsi qu'il a été dit au point 8, que ni le capitaine F, ni l'adjudant-chef Bouvier, son adjoint, n'ont pris de mesures afin de mettre fin ou de limiter l'attitude hostile de Mme C, adjudant-chef, vis-à-vis de
M. B D, qui l'a notamment insulté, en public, en décembre 2017, et dont il peut être tenu pour établi, eu égard aux propos circonstanciés et concordants de plusieurs agents du service, qu'elle l'a dénigré à plusieurs reprises auprès d'agents du service.
19. Les agissements décrits aux points 16 à 18 ne caractérisent pas une situation de harcèlement moral. En revanche, compte tenu du prononcé infondé de la sanction de déplacement d'office et de la carence des supérieurs hiérarchiques de M. B D à mettre fin ou limiter l'attitude hostile de Mme C, M. et Mme D sont fondés à soutenir que le suicide de leur fils résulte d'un dysfonctionnement dans l'organisation du service.
20. Dans ces conditions, M. et Mme D sont fondés à engager la responsabilité pour faute de l'Etat.
Sur les préjudices
En ce qui concerne les préjudices des époux D en leur qualité d'ayants droit
21. Il résulte de l'instruction que M. B D a subi des souffrances morales importantes au sein de son service, que cette situation l'a affecté, a entraîné la survenance d'un syndrome dépressif et l'a conduit à se suicider. Dans les circonstances de l'espèce, il sera fait une juste appréciation de son préjudice moral en accordant 20 000 euros à M. et Mme D, soit 10 000 euros chacun, en leur qualité d'ayants droit.
En ce qui concerne les préjudices propres des époux D
22. M. A D, père biologique de la victime, et Mme D, son épouse qui a pris une part active dans l'éducation de M. B D, ont soutenu leur fils, de la survenance du syndrome dépressif, pour lequel il a été arrêté à compter du 7 juin 2018, jusqu'à son suicide, le 12 septembre suivant. En particulier, il résulte de l'instruction que
M. B D demeurait chez ses parents plusieurs semaines avant son suicide, que les époux D ont pris soin de lui, en particulier son père qui, notamment, dormait avec lui afin d'apaiser ses souffrances, et qu'ils ont découvert leur fils pendu au sein de leur domicile. Compte tenu des bouleversements qu'ils ont connus dans leur mode de vie au cours de cette période, il sera fait une juste appréciation de leur préjudice d'accompagnement en leur accordant
2 000 euros à chacun.
23. Il résulte de l'instruction que M. et Mme D ont perdu un enfant majeur qui, s'il ne résidait pas chez eux, fréquentait régulièrement leur domicile, où il a notamment vécu ses dernières semaines, et entretenait des relations soutenues avec eux. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation de leur préjudice d'affection en leur accordant chacun 8 000 euros.
24. Enfin, il résulte de l'instruction que M. et Mme D ont développé un syndrome dépressif en réaction au suicide de leur fils, lequel se traduit par une perte d'élan vital, une dégradation de leur sommeil, des problèmes musculo-squelettiques et un vieillissement brutal. Dans ces conditions, il sera fait une juste appréciation des souffrances endurées en leur accordant chacun 5 000 euros.
Sur les intérêts
25. En application des dispositions de l'article
1231-6 du code civil, M. et
Mme D ont droit aux intérêts au taux légal à compter de la date de réception de leur demande indemnitaire préalable, soit, pour leurs préjudices propres, le 3 février 2022, et pour le préjudice subi par M. B D, le 6 mai 2022.
Sur les frais d'instance
26. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat, partie perdante dans la présente instance, une somme de 2 000 euros en application des dispositions de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : L'Etat versera à M. et Mme D, en leur qualité d'ayants droit, la somme de 20 000 euros, soit 10 000 euros chacun, assortie des intérêts aux taux légal à compter du 6 mai 2022.
Article 2 : L'Etat versera la somme de 15 000 euros à M. A D, assortie des intérêts au taux légal à compter du 3 février 2022.
Article 3 : L'Etat versera la somme de 15 000 à Mme E D, assortie des intérêts au taux légal à compter du 3 février 2022.
Article 4 : L'Etat versera la somme de 2 000 euros aux époux D sur le fondement de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le présent jugement sera notifié à M. A D, à
Mme E D et au ministre des armées.
Délibéré après l'audience du 1er juin 2023, à laquelle siégeaient :
M. Gros, président,
M. Feghouli, premier conseiller,
M. Hélard, conseiller,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 15 juin 2023.
Le rapporteur,
R. HELARD
Le président,
L. GROS La greffière,
S. PORRINAS
La République mande et ordonne au ministre des armées, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N°2211519/5-