CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. GERHARD REISCHL,
PRÉSENTÉES LE 28 NOVEMBRE 1979 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
La présente procédure en manquement vise le régime fiscal irlandais qui prévoit, en dépit de taux d'imposition formellement identiques, selon qu'il s'agit de produits nationaux ou de produits importés, un mode de paiement différencié pour la perception des droits d'accise sur les boissons spiritueuses, la bière et ce qu'il est convenu d'appeler le «made wine», c'est-à-dire du vin qui n'est pas produit à partir de raisin. Le décret no 221 relatif à la perception des droits d'accise de 1975 (Imposition of Duties no 221 (Excise Duties) Order, 1975, Statutory Instrument no 307, 1975) qui devait, aux termes de l'article 38, paragraphe 2, remplacer le droit de douane à caractère fiscal, ou l'élément fiscal d'un tel droit, par une taxe intérieure, comportait en particulier, avec effet au 1er janvier 1976, la réglementation suivante: aux termes de l'article 4, paragraphe 3, lettre b), du décret, l'administration fiscale peut, lorsque des alcools de production nationale sont livrés à partir d'un entrepôt douanier, moyennant l'observation des conditions qu'elle peut juger opportun d'imposer quant à la garantie du paiement des droits, permettre que le paiement des accises frappant lesdits alcools soit reporté au plus tard
«(i)
dans le cas où les alcools sont livrés au mois de février d'un quelconque exercice, au 25 mars suivant, ou,
(ii)
dans tous les autres cas, au dernier jour du mois suivant celui de la livraison définie ci-dessus».
Selon la lettre c) du même paragraphe, cette réglementation ne s'applique pas aux alcools de production nationale qui sont livrés à partir d'un entrepôt douanier au mois de mars. Le paragraphe 4, alinéa 4, du décret prévoit par ailleurs l'application, en cas de paiement différé, d'un droit d'accise supplémentaire de 0,0334 livre sterling par «proof gallon» d'alcool. Or, contrairement à cette réglementation, les spiritueux importés ne bénéficient d'aucune possibilité de report.
En application de l'article 6 du décret, le droit d'accise sur ce qu'il est convenu d'appeler le «made wine» de production irlandaise est comptabilisé au moment de la livraison à la consommation intérieure, mais son paiement peut être reporté jusqu'au 15 du mois suivant l'enlèvement à la fabrique. Toutefois, une telle possibilité de report de paiement n'est pas prévue pour le «made wine» importé.
L'article 7 du décret déclare applicables à la bière brassée en Irlande, les dispositions de l'article 8 de la Finance Act (loi de finances) de 1914 (deuxième session) aux termes duquel les droits sont calculés d'après la densité spécifique des moûts avant fermentation. Une possibilité de report de paiement est prévue en l'occurrence en fonction de la durée de stockage en brasserie que nécessitent les différentes sortes de bière. Une bière ayant une durée de stockage de deux mois peut ainsi bénéficier d'un report de paiement jusqu'au 25e jour du deuxième mois suivant l'échéance du droit. Les bières exigeant trois mois de stockage en brasserie bénéficient d'un report de paiement au 25e jour du quatrième mois suivant la comptabilisation des droits; les autres bières, enfin, bénéficient d'un report de paiement au 8e jour du deuxième mois suivant celui de la comptabilisation. Pour la bière importée, les droits d'accise sont en revanche payables le jour de l'importation ou de la livraison à partir de l'entrepôt douanier, sans qu'une possibilité de report de paiement ne soit prévue.
La Commission a, à plusieurs reprises, attiré l'attention du gouvernement irlandais sur le fait que cette réglementation constituait une discrimination fiscale des boissons importées des autres États membres par rapport aux boissons nationales, incompatible avec le traité CEE, dans la mesure où cette réglementation accorde un report de paiement pour les droits d'accise sur les produits nationaux alors qu'un tel report n'est pas prévu pour les droits d'accise sur les boissons importées.
Le gouvernement irlandais ayant affirmé dans ses diverses réponses à la Commission que la réglementation en cause était compatible avec le traité CEE, la Commission a engagé, par lettre du 11 juin 1976, une procédure formelle en application de l'article 169 du traité CEE. La Commission a fait grief au gouvernement irlandais de ce que le régime fiscal décrit est incompatible avec l'article 95, alinéa 1, du traité CEE dans la mesure où, en refusant le bénéfice du paiement différé des accises aux spiritueux, à la bière et à ce qu'il est convenu d'appeler le «made wine» importés, ce régime frappe ces boissons d'une imposition en fait supérieure à celle qui frappe les produits nationaux similaires. A titre subsidiaire, la Commission a fait valoir que la réglementation en question viole l'article 30 du traité CEE, qui interdit les restrictions quantitatives à l'importation et les mesures d'effet équivalent. Dans sa réponse du 12 juillet 1976, le gouvernement d'Irlande a fait savoir à la Commission qu'il examinerait la réglementation en cause en vue d'y apporter, le cas échéant, les modifications nécessaires.
Celles-ci n'intervenant pas, la Commission a émis le 28 avril 1978 à l'égard de l'Irlande l'avis motivé prévu par l'article 169 du traité CEE dans lequel elle constatait une violation de l'article 95, alinéa 1, ou, à tout le moins, de l'article 30 du traité CEE et invitait le gouvernement irlandais à mettre fin à ce manquement dans un délai d'un mois. En revanche, dans sa réponse du 31 juillet 1978, le gouvernement irlandais a maintenu son opinion selon laquelle la réglementation incriminée ne viole pas les obligations qui lui incombent en vertu du traité CEE. En conséquence, le 9 avril 1979, la Commission a introduit un recours par lequel elle demande à la Cour de constater que l'Irlande a violé l'article 95 ou l'article 30 du traité CEE en négligeant d'abroger ou d'amender les dispositions litigieuses relatives au recouvrement des accises sur les alcools, la bière et les vins non produits à partir de raisin et de mettre fin aux pratiques litigieuses à cet égard. La Commission conclut en outre à ce que l'Irlande soit condamnée aux dépens. L'Irlande conclut au contraire au rejet du recours et à la condamnation de la Commission aux dépens.
Dans sa requête et dans sa plaidoirie, la Commission fonde son recours en premier lieu sur l'article 95, alinéa 1, du traité CEE et c'est seulement à titre subsidiaire qu'elle invoque également une violation de l'article 30 du traité CEE. Aussi convient-il d'abord d'examiner la question de savoir si le régime fiscal irlandais décrit ci-dessus viole l'interdiction de discrimination de l'article 95, alinéa 1, du traité CEE.
L'espèce présente se distingue des procédures en manquement engagées contre la République française (affaire 168/78), contre la République italienne (affaire 169/78) et dontre le Royaume du Danemark (affaire 171/78) sur lesquelles nous venons de prendre position, en ce que la taxation différenciée des produits nationaux et des produits importés était établie dans ces affaires et que seule importait encore la similitude des produits en cause, aux fins de l'examen au titre de l'article 95, alinéa 1, du traité CEE. Au contraire, dans l'espèce présente, il n'est pas contesté qu'un taux d'imposition identique s'applique tant aux boissons importées qu'aux produits nationaux correspondants. En conséquence, il y a lieu d'examiner si les modalités de paiement prescrites par le régime fiscal irlandais relève, en fait, nonobstant le taux d'imposition formellement identique, du champ d'application de l'article 95, alinéa 1, du traité CEE, si ces modalités peuvent être justifiées dans le cadre de la disposition précitée par des circonstances particulières et si le report de paiement prévu pour l'imposition des produits nationaux aboutit effectivement à une discrimination fiscale des produits importés identiques.
Le gouvernement irlandais fait observer que les produits importés et les produits nationaux sont assujettis par la réglementation litigieuse au même taux d'imposition et aux mêmes conditions. A son avis, la seule différence réside dans la possibilité de faire une différence en ce qui concerne les modalités de paiement du droit d'accise appliqué aux produits nationaux pendant une période limitée. Selon la jurisprudence de la Cour, le point de vue déterminant aux fins de l'application de l'article 95 serait cependant celui de savoir si les produits importés sont frappés d'une imposition intérieure supérieure à celle qui grève les produits nationaux similaires, ce dont il ne saurait être question dans l'espèce présente. En tout cas, toujours selon le gouvernement irlandais, il y aurait lieu de tenir compte de ce que les producteurs nationaux doivent supporter, pour bénéficier du report de paiement, d'autres facteurs tel qu'un droit d'accise supplémentaire et la constitution d'une caution pour le paiement du droit d'accise. Par ailleurs, les producteurs britanniques bénéficient, en particulier pour le whisky, d'un avantage sur le plan des coûts par rapport aux producteurs irlandais, avantage résultant du cours de change de la livre irlandaise et de la livre anglaise. Le gouvernement irlandais estime en outre que les problèmes que soulève, de l'avis de la Commission, la réglementation irlandaise, ne peuvent être résolus que par la voie de l'harmonisation fiscale.
Mais, ainsi que nous l'avons déjà montré dans nos conclusions dans les affaires 168/78, 169/78 et 171/78, les discriminations fiscales résultant des dispositions nationales qui opèrent des différenciations, pour commencer par l'argument cité en dernier lieu, relèvent de l'article 95 et non pas des dispositions d'harmonisation des articles 99 et 100 du traité CEE. Par ailleurs, nous avons également montré dans nos conclusions que, d'après ses termes, son esprit et l'objectif poursuivi, l'article 95 interdit aux États membres de placer, directement ou indirectement, les produits importés des autres États membres dans une situation fiscale moins avantageuse que les produits nationaux similaires ou concurrents. Il en résulte que les taxes auxquelles les produits sont assujettis ne doivent pas seulement être comprises comme étant la charge fiscale abstraite supportée par un produit au taux d'imposition légal, mais également comme étant la charge effective telle qu'elle est aménagée par la législation fiscale. Nous n'avons pas besoin d'insister plus particulièrement sur le fait qu'une inégalité de traitement dans les modalités de paiement d'une taxe peut, au regard des intérêts du capital ou du crédit, avoir des conséquences économiques sous la forme d'un renchérissement des produits importés dont la taxation ne bénéficie pas d'un report de paiement. Pour cette raison la Cour a également souligné dans l'affaire 74/76 (Iannelli et Volpi SpA/Firme Paolo Meroni, arrêt rendu le 22 mars 1977, Recueil 1977, p. 557) que «aux fins de l'application de l'article 95 du traité, il y a lieu de prendre en considération non seulement le taux de l'imposition intérieure frappant directement ou indirectement les produits nationaux et importés, mais également l'assiette et les modalités de la perception de ladite taxe». La Cour ajoute: dès que «des différences à cet égard auraient pour résultat une imposition supérieure, au même stade de production ou de commercialisation, du produit importé par rapport au produit national similaire, il y aurait violation de l'interdiction de l'article 95». La jurisprudence de la Cour dans l'affaire 45/75 (Rewe-Zentrale des Lebensmittel-Großhandels GmbH /Hauptzollamt Landau/Pfalz, arrêt rendu le 17 février 1976, Recueil 1976, p. 181) montre par ailleurs clairement que dans le cadre de l'article 95, alinéa 1, il y a lieu de se fonder pas seulement d'une manière formelle sur le taux d'imposition: dans cet arrêt, la Cour a précisé que «il y a violation de l'article 95, alinéa 1, lorsque l'imposition frappant le produit importé et celle frappant le produit national similaire sont calculées de façon différente et suivant des modalités différentes aboutissant, ne fût-ce que dans certains cas, à une imposition supérieure du produit importé». On peut également en déduire que, contrairement à ce que prévoit l'article 95, alinéa 2, du traité CEE, il y a lieu de considérer comme suffisant pour qu'il y ait violation de l'alinéa 1 de cet article que des produits importés soient imposés plus lourdement - ne fût-ce que dans une faible mesure - que les produits nationaux similaires.
Dans nos conclusions sur les affaires précitées, nous avons par ailleurs expliqué que tant les termes que l'esprit de l'article 95 du traité CEE interdisent de tenir compte de justifications d'ordre économique ou politique aux fins d'une inégalité de traitement fiscal, étant donné que le traité tient compte de ces situations d'une autre manière.
La Cour de justice s'est d'ailleurs très clairement exprimée en ce sens dans l'affaire 45/75 (Rewe), lorsqu'elle a affirmé que «l'égalité entre le niveau des impositions en ce qui concerne le produit national et le produit importé, prévue par l'article 95, vaut indépendamment de l'incidence d'éléments autres que fiscaux sur les prix de revient des produits à comparer». Il en résulte que, contrairement à l'opinion défendue par le gouvernement irlandais, un traitement fiscal différencié des produits importés et des produits nationaux ne peut pas être justifié en invoquant le désavantage subi sur le plan économique par les produits irlandais par rapport à d'autre produits importés des États membres.
Étant donné que la jurisprudence de la Cour dans les affaires 74/76 (Iannelli et Volpi), 31/67 (Firma August Stier /Hauptzollamt Hamburg-Ericus, arrêt rendu le 4 avril 1968, Recueil 1968, p. 351), 27/67 (Firma Fink-Frucht GmbH /Hauptzollamt München-Landsberger Straße, arrêt rendu le 4 avril 1968, Recueil 1968, p. 333), 20/76 (Schöttle et Söhne OHG /Finanzamt Freudenstadt, arrêt du 16 février 1977, Recueil 1977, p. 247) et 148/77 (H. Hansen junior et O. C. Balle GmbH /Hauptzollamt Flensburg, arrêt du 10 octobre 1978, Recueil 1978, p. 1787), invoquée par le gouvernement irlandais, ne permet pas de donner à cet égard une interprétation différente de l'article 95, alinéa 1, du traité CEE, il suffit simplement d'examiner ci-après la question de savoir si les produits importés en cause sont assujettis par la réglementation irlandaise précédemment décrite à une charge supérieure à celle qui grève les produits nationaux identiques.
Un tel traitement privilégié des produits nationaux apparaît clairement lors du recouvrement du droit d'accise sur ce qu'il est convenu d'appeler le «made wine», pour commencer par cette boisson. Alors que, pour les produits importés, le droit d'accise est comptabilisé au moment de la livraison à partir d'un entrepôt douanier sans qu'un report soit prévu, les produits irlandais peuvent bénéficier d'un report de paiement jusqu'au 15e jour du mois suivant l'enlèvement à la fabrique sans que d'autres taxes ou intérêts soient dus à ce titre. Les producteurs irlandais obtiennent ainsi par rapport aux importateurs de produits identiques un gain en intérêts d'au moins quinze jours. Il est clair que les importateurs sont à cet égard pénalisés sans qu'il y ait lieu d'examiner si la quantité importée du produit en cause doit être considérée comme négligeable, comme le soutient le gouvernement irlandais, ou au contraire comme considérable, ainsi que l'affirme la Commission.
Les spiritueux importés pour lesquels le droit d'accise est comptabilisé lors de la livraison à partir de l'entrepôt douanier sont également pénalisés par rapport aux produits nationaux correspondants. Comme nous l'avons vu, ceux-ci peuvent d'une manière générale en effet bénéficier, après la livraison des produits, d'un report de paiement des droits d'accise exigibles, jusqu'au dernier jour du mois suivant celui de la livraison. Seules les livraisons effectuées au mois de février sont soumises à un délai un peu plus court et les produits nationaux ne bénéficient eux non plus d'aucune possibilité de report pour les livraisons effectuées au mois de mars. Sauf pour les deux mois précités, les producteurs nationaux obtiennent ainsi par rapport aux importateurs la possibilité de réaliser un gain en intérêts d'un mois. Ainsi que le gouvernement irlandais l'admet, cet avantage est certes réduit par le fait que l'utilisation de la possibilité de report est subordonnée au paiement d'un droit d'accise supplémertaire de 0,0334 livre par «proof gallon». Mais compte tenu d'un taux d'imposition de 31,0246 livres par «proof gallon» cela n'équivaut, comme la Commission le souligne à juste titre, qu'à un intérêt d'1 % par an. Même si l'on tient compte, en outre, du fait que la constitution de la caution entraîne des frais supplémentaires de 3 % par an, la charge qui en résulte est dans l'ensemble très inférieure aux intérêts bancaires habituels que les importateurs doivent supporter pendant la période de report.
Dans le cas du recouvrement des droits d'accise sur la bière, la situation est analogue. Pour la bière importée, les droits d'accise doivent être acquittés comme pour les autres boissons au moment de la livraison à partir de l'entrepôt douanier. Étant donné que la bière de production nationale est déjà imposée d'après la densité spécifique des moûts avant fermentation, cette production nationale bénéficie d'un report de paiement qui s'étend, selon la durée de stockage, au plus tôt jusqu'au 8 e jour du deuxième mois suivant et au plus tard jusqu'au 25e jour du quatrième mois suivant la comptabilisation des droits. Ce délai couvre toujours une période plus longue que celle qui est nécessaire pour la livraison au consommateur final. Pour le cas des types de bière qui ne nécessitent pas de stockage prolongé, le gouvernement irlandais a également admis que la livraison à partir de la brasserie s'effectue au plus tard 15 jours après la comptabilisation des droits. Cela signifie que le droit d'accise doit être acquitté au plus tôt trois semaines et au plus tard sept semaines après la livraison. Il en résulte que les producteurs nationaux réalisent pour cette période un gain en intérêts par rapport aux importateurs.
En conséquence, il est établi que l'Irlande manque aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 95, alinéa 1, du traité CEE en pénalisant lors du recouvrement des droits d'accise sur la bière, les alcools et le «made wine», les produits importés par rapport aux produits nationaux similaires. Partant, il n'y a pas lieu d'examiner la question de savoir si la réglementation en cause constitue également une violation de l'article 30 du traité CEE.
Nous concluons donc à ce que la Cour constate que l'Irlande a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 95, alinéa 1, du traité CEE en pénalisant les produits importés par rapport aux produits nationaux par un mode de recouvrement différencié des droits d'accise sur les alcools, sur ce qu'il est convenu d'appeler le «made wine» et sur la bière. Par ailleurs, il y a lieu de condamner l'Irlande aux dépens.
( 1 ) Traduit de l'allemand.