QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE SANDOWYCZ c. POLOGNE
(Requête no 37274/06)
ARRÊT
STRASBOURG
27 janvier 2009
DÉFINITIF
27/04/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Sandowycz c. Pologne,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Nicolas Bratza, président,
Lech Garlicki,
Giovanni Bonello,
Ljiljana Mijović,
David Thór Björgvinsson,
Ledi Bianku,
Mihai Poalelungi, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 janvier 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 37274/06) dirigée contre la République de Pologne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Jarosław Sandowycz (« le requérant »), a saisi la Cour le 28 août 2006 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 6 décembre 2007, le président de la quatrième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1979 et réside à Małomice.
5. Entre 2003 et 2006, trois procédures pénales distinctes furent engagées contre le requérant :
A. Procédure pénale portant sur les vols avec agression
6. Le 17 octobre 2003, le tribunal de district de Zielona Góra ordonna la mise en détention du requérant soupçonné des vols avec agression commis dans le cadre d'une bande organisée pour une période de trois mois, décision confirmée en appel le 13 novembre 2003 par le tribunal régional. Les juges estimèrent que les preuves rassemblées (notamment les témoignages, les expertises, les pièces à conviction) permettaient de le soupçonner d'être l'auteur des faits reprochés, passible d'une peine de prison importante.
7. Les 9 janvier, 9 avril et 8 juillet 2004, le tribunal régional prolongea la détention de l'intéressé, au motif que celle-ci était nécessaire pour garantir le bon déroulement de l'enquête, décisions confirmées en appel successivement les 18 février, 11 mai et 10 août 2004.
8. Entre temps, le 7 juin 2004, le procureur régional présenta des nouveaux chefs d'accusation à l'égard du requérant (deux vols avec agression).
9. Le 15 octobre 2004, le procureur régional libéra le requérant.
B. Procédure pénale portant sur les agressions armées sur des chauffeurs routiers
10. Le 8 octobre 2004, le tribunal de district de Zielona Góra ordonna la mise en détention du requérant. On lui reprocha de s'être livré, dans le cadre d'une bande organisée, à des agressions armées sur des chauffeurs routiers en usurpant l'identité d'un officier de police, décision confirmée en appel le 3 novembre 2004 par le tribunal régional. Les juges mirent l'accent sur le fait que les témoignages rassemblés mettaient clairement en cause le requérant. Par ailleurs, le degré de sévérité de la peine encourue justifiait à lui seul le maintien de l'intéressé en détention provisoire.
11. La détention du requérant fut ensuite prolongée le 6 janvier 2005 par le tribunal régional, au motif que le maintien en détention était indispensable pour préserver l'ordre public ainsi que pour garantir le bon fonctionnement de la justice. Il estima qu'une fois remis en liberté, le requérant et ses complices pourraient exercer des pressions sur les témoins afin de les amener à faire de faux témoignages.
12. Les 31 mars et 1er juillet 2005, le tribunal régional prolongea de nouveau sa détention, décisions confirmées successivement les 20 avril et 9 août 2005 par la cour d'appel de Poznań. Les juges rappelèrent que l'intéressé était soupçonné d'actes en bande organisée avec usage d'armes à feu, et qu'il était nécessaire de recueillir des preuves supplémentaires.
13. Le 5 octobre 2005, un acte d'accusation fut déposé contre le requérant et sept autres personnes.
14. Le 6 octobre 2006, la cour d'appel prolongea la détention du requérant et trois autres inculpés pour préserver l'ordre public ainsi que pour garantir le bon fonctionnement de la justice, décision confirmée en appel le 31 octobre 2006. Il en fut de même les 23 mars, 3 juillet et 27 septembre 2007.
С. Procédure pénale portant sur la soustraction d'un tiers et le proxénétisme
15. Le 23 août 2006, le tribunal de district de Zielona Góra ordonna la mise en détention du requérant, soupçonné de soustraction d'un tiers et de proxénétisme dans le cadre d'une bande organisée, décision confirmée en appel le 13 septembre 2006 par le tribunal régional. Le juge estima que les témoignages recueillis et les preuves saisies indiquaient de manière suffisante que le requérant pourrait être considéré comme un des auteurs des faits.
16. Les 15 novembre 2006, le tribunal régional prolongea la détention de l'intéressé pour garantir le bon déroulement de la procédure.
17. En 2007, la détention provisoire du requérant fut prolongée les 20 février, 23 mars, 31 juillet et 27 septembre.
18. Selon les informations fournis au dossier, toutes les trois procédures pénales engagées contre le requérant sont actuellement pendantes.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
19. Le droit et la pratique pertinents concernant la détention provisoire (aresztowanie tymczasowe), les motifs de sa prolongation, la remise en liberté et les principes gouvernant les autres mesures dites « préventives » (środki zapobiegawcze) sont décrits dans les arrêts de la Cour rendus dans les affaires suivantes Gołek c. Poland, no 31330/02, §§ 27-33, 25 avril 2006 et Celejewski c. Pologne, no 17584/04, §§ 22-23, 4 août 2006.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
20. Le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire et invoque l'article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, (...) a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. (...). »
A. Sur la recevabilité
21. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. La période à prendre en considération
22. La Cour note qu'en l'espèce trois procédures pénales ont été engagées contre le requérant, membre d'une bande organisée : la première portant sur les vols avec agressions, la deuxième sur les agressions armées sur des chauffeurs routiers et la troisième sur la soustraction d'un tiers et le proxénétisme. Dans le cadre de la première procédure, le requérant a été placé en détention provisoire le 17 octobre 2003 et ensuite libéré le 15 octobre 2004. Toutefois, dans le cadre de la deuxième procédure, il a été mis en détention le 8 octobre 2004, soit avant sa libération dans le cadre de la première procédure (voir les paragraphes 6, 9 et 10 ci-dessus).
23. La Cour observe que toutes les trois procédures, ayant trait à la délinquance organisée, sont actuellement pendantes et que, depuis le 17 octobre 2003, le requérant reste en détention provisoire en attente d'être jugé.
Il se pose la question si la libération du requérant dans le cadre de la première procédure juste après son placement en détention dans le cadre de la deuxième procédure concernant pourtant les faits criminels au sein de la même bande organisée, n'était qu'une opération technique permettant de maintenir artificiellement le requérant en détention provisoire.
24. La Cour note que le Gouvernement a omis de se prononcer sur la durée réelle de la détention provisoire du requérant dans le cas de l'espèce. Dans ces circonstances, la Cour constate que la période à prendre en considération s'étend du 17 octobre 2003 jusqu'au 10 octobre 2008, soit la date de la dernière lettre du requérant. La durée de la détention provisoire du requérant est dès lors d'environ 5 années.
2. Le caractère raisonnable de la durée de la détention provisoire
25. Le Gouvernement a omis de présenter ses observations concernant cette partie de la requête.
26. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une détention ne se prête pas à une évaluation abstraite. La légitimité du maintien en détention d'un accusé doit s'apprécier dans chaque cas d'après les particularités de la cause. La poursuite de l'incarcération ne se justifie dans une espèce donnée que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d'intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d'innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle fixée à l'article 5 de la Convention (voir notamment l'arrêt Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 152, ECHR 2000-IV et Kudla c. Pologne [GC], no 30210/96, § 110, ECHR 2000-XII.).
27. Il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d'un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l'existence de l'exigence d'intérêt public susmentionnée justifiant, eu égard à la présomption d'innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle, et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d'élargissement. C'est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits établis indiqués par l'intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s'il y a eu ou non violation de l'article 5 § 3 de la Convention (voir, notamment les arrêts Weinsztal c. Pologne, no 43748/98, du 30 mai 2006, § 50 et McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 43).
28. La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d'avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d'un certain temps elle ne suffit plus; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ils se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle recherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (voir, notamment, l'arrêt Letellier c. France du 26 juin 1991, série A no 207, p. 18, § 35).
29. La Cour observe que dans la mesure où le requérant était accusé des vols avec agression, de soustraction d'un tiers et de proxénétisme ainsi que de s'être livré, dans le cadre d'un groupe organisé, à des agressions armées sur des chauffeurs routiers en usurpant l'identité d'un officier de police, la présente affaire avait trait à la délinquance organisée.
30. La Cour relève qu'en l'espèce les charges pesant sur le requérant persistaient de façon plausible tout au long de la procédure. Les autorités justifiaient la prolongation de la détention essentiellement par la sévérité de la peine encourue, la complexité de l'affaire impliquant plusieurs prévenus, le risque de fuite et d'entrave à la bonne marche de justice, le nombre de témoins à auditionner et le risque de pression sur ces derniers.
31. La Cour considère que ces motifs pouvaient initialement suffire à légitimer la détention. Toutefois, au fil du temps, ils sont inévitablement devenus moins pertinents et seules des raisons vraiment impérieuses pourraient persuader la Cour qu'une privation de liberté aussi longue se justifiait au regard de l'article 5 § 3.
32. La Cour n'aperçoit aucune raison de cette nature en l'espèce, et constate que les juridictions nationales ont rejeté les demandes de libération du requérant et ont prolongé la détention essentiellement pour les mêmes motifs que ceux déjà mentionnés précédemment. Elle observe de surcroît que tout au long de la procédure, les juges ont motivé leurs décisions par le caractère complexe de l'affaire, soulignant surtout la sévérité de la peine encourue du fait de la nature des infractions reprochées à l'intéressé.
33. La Cour rappelle à cet égard qu'à la lumière de sa jurisprudence établie, l'existence d'un fort soupçon de participation à des infractions graves et la perspective d'une lourde sentence ne sauraient à elles seules justifier une longue détention provisoire (voir, notamment, les arrêts Wemhoff c. Allemagne du 27 juin 1968, série A no 7, p. 22, § 14 ; Matznetter c. Autriche du 10 novembre 1969, série A no 10, p. 29, § 11 ; Letellier c. France précité, § 43 ; Scott c. Espagne du 30 novembre 1996, CEDH 1996 - VI, p. 2304, § 78). La Cour reconnaît que les autorités nationales doivent prévenir le risque de pressions sur les témoins et accorder une importance particulière à leur protection. Cette raison ne suffisait toutefois pas à elle seule à justifier le maintien du requérant en détention.
34. Par ailleurs, pour la Cour, le fait que la procédure concernait en l'occurrence un groupe criminel organisé est incontestablement un facteur rendant les investigations plus complexes et plus longues. Ceci ne saurait toutefois justifier en soi une détention provisoire d'une durée d'environ cinq années (voir Celejewski c. Pologne, no 17584/04, 4 mai 2006, § 40)
35. Aussi la Cour conclut-elle que les raisons invoquées par les tribunaux dans leurs décisions n'étaient pas suffisantes pour justifier le maintien en détention du requérant pendant la période en question. Dans ces circonstances, il s'avère inutile d'examiner si la procédure a été conduite avec la diligence nécessaire.
36. Il y a donc eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
37. Invoquant l'article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de la durée excessive de trois procédures engagées à son encontre.
38. La Cour relève que ce grief doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Le requérant a en effet omis d'engager une action sur la base de l'article 5 de la loi de 17 juin 2004, pour constater que sa cause n'a pas été entendue dans un « délai raisonnable » (Charzyński c. Pologne (déc) no 15212/03 (procédure pénale) et Michalak c. Pologne (déc.) no 24549/03 (procédure civile)).
39. Dès lors, il y a lieu de déclarer ce grief irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes conformément à l'article 35 § 1 de la Convention.
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
40. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
41. Le requérant, qui n'était pas représenté par un avocat, ne s'estime pas en mesure de pouvoir déterminer un montant pour le préjudice matériel et moral résultant de la durée de sa détention. Il s'en remet à la sagesse de la Cour.
42. Le Gouvernement ne se prononce pas sur cette question.
43. La Cour estime qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 2 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
44. Le requérant ne sollicite aucune somme pour ses frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
45. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l'article 5 § 3 et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 2000 EUR (deux mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ; cette somme est à convertir en zlotys polonais au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 janvier 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Fatoş Aracı Nicolas Bratza
Greffière adjointe Président