QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE MAGYAR JETI ZRT c. HONGRIE
(Requête no 11257/16)
ARRÊT
STRASBOURG
4 décembre 2018
FINAL
04/03/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Magyar Jeti Zrt c. Hongrie,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Ganna Yudkivska, présidente,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni,
Marko Bošnjak,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 septembre 2018,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 11257/16) dirigée contre la Hongrie et dont une société privée par actions de droit hongrois, Magyar Jeti Zrt (« la société requérante »), a saisi la Cour le 23 février 2016 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La société requérante a été représentée par Me V. Vermeer, avocate à Londres. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Justice.
3. Invoquant l'article 10 de la Convention, la société requérante soutenait que les juridictions internes avaient restreint indûment son droit à la liberté d'expression lorsqu'elles avaient jugé que la publication sur son site Web d'un hyperlien menant à des contenus diffamatoires engageait sa responsabilité.
4. Le 26 mai 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Le 1er juillet 2016, le vice-président de la section a autorisé à se porter tiers intervenants, en vertu de l'article 36 § 2 de la Convention et de l'article 44 § 3 du règlement de la Cour, le Conseil européen des éditeurs (European Publishers' Council), Media Law Resource Center Inc., l'Association américaine de la presse écrite (Newspaper Association of America), BuzzFeed, la Fondation Frontière Électronique (Electronic Frontier Foundation), Index on Censorship, Mme Lorna Woods, M. Richard Danbury et Mme Nicole Stremlau, conjointement ; l'Institut européen sur la société de l'information (European Information Society Institute) ; Article 19 ; le Centre européen pour les droits des Roms (European Roma Rights Centre) ; la Fondation Mozilla et Mozilla Corporation ; ainsi que Access Now, la Collaboration sur les politiques internationales en matière de TIC en Afrique orientale et australe (CIPESA) et l'association européenne pour la défense des droits numériques (EDRi), conjointement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6. La société requérante exploite le site Web 444.hu, un portail d'actualités en ligne populaire en Hongrie qui attire en moyenne quelque 250 000 utilisateurs uniques par jour. Ce site, à la gestion duquel sont employés vingt-quatre salariés, publie environ soixante-quinze articles par jour, sur un vaste éventail de sujets, comme la politique, la technologie, le sport et le divertissement.
7. Le 5 septembre 2013, des supporters de football qui se rendaient en autocar à un match firent halte dans le village de Konyár, en Hongrie, au niveau d'une école élémentaire principalement fréquentée par des Roms. Apparemment en état d'ébriété, ils descendirent de l'autocar et se mirent à chanter, scander et crier des propos racistes et des menaces à l'adresse des élèves qui se trouvaient dans la cour. Ils brandirent également des drapeaux et jetèrent des bouteilles de bières. L'un d'eux aurait en outre uriné devant l'école. Pour protéger les enfants, les enseignants appelèrent la police, conduisirent les élèves à l'intérieur du bâtiment et les firent se cacher sous des tables et dans les toilettes. Les supporters ne remontèrent dans l'autocar et ne quittèrent les lieux qu'une fois la police arrivée.
8. Le même jour, le dirigeant de l'organe d'administration locale de la minorité rom à Konyár, J.Gy., accompagné d'un élève de l'école primaire et de la mère de l'enfant, donna une interview à Roma Produkciós Iroda Alapítvány, un média axé sur les sujets concernant les Roms. Alors qu'il expliquait ce qui s'était passé, il décrivit ainsi l'arrivée des supporters de football à Konyár : « [des gens de] Jobbik sont venus[1] » (Bejött a Jobbik), « [i]ls ont attaqué l'école, c'étaient des gens de Jobbik », puis « [j]'ajouterais que c'étaient des membres de Jobbik, oui, des membres de Jobbik, cela ne fait aucun doute ». Le même jour, le média mit en ligne sur YouTube la vidéo de l'interview.
9. Le 6 septembre 2013, la société requérante publia sur le site Web 444.hu un article portant sur les faits qui s'étaient déroulés à Konyár. Rédigé par B.H., un journaliste qui travaillait pour le portail d'actualités en ligne, il était intitulé « Des supporters de football en route vers la Roumanie font halte pour menacer des élèves tsiganes ». On pouvait y lire notamment ceci :
« Tout indique qu'un autocar qui emmenait des supporters de football hongrois à un match opposant la Roumanie à la Hongrie a quitté l'autoroute pour aller menacer les élèves en majorité tsiganes d'une école élémentaire située à Konyár, un village proche de la frontière roumaine.
Selon nos informations et plusieurs témoignages, l'autocar s'est arrêté dans le village jeudi matin. Les supporters, en état d'ébriété, se sont mis à proférer des insultes contre les Tsiganes et à menacer les élèves. Les enseignants qui se trouvaient dans l'école ont verrouillé les portes du bâtiment et dit aux plus petits de se cacher sous les tables. M. J.Gy., président de l'organe d'administration locale de la minorité tsigane [cigány], nous a livré son témoignage. Un entretien téléphonique avec M. Gy. et un parent d'élève est disponible sur YouTube. »
Les mots « disponible sur YouTube » apparaissaient en vert, couleur qui indiquait qu'il s'agissait du texte d'ancrage d'un hyperlien menant à la vidéo publiée sur YouTube. En cliquant dessus, les lecteurs accédaient à une nouvelle page Web qui conduisait vers la vidéo hébergée sur le site youtube.com.
10. L'article fut ensuite mis à jour trois fois - le 6 septembre, le 12 septembre et le 1er octobre 2016 - compte tenu de l'évolution de l'actualité sur le sujet, et notamment d'une réponse officielle des services de police.
11. L'hyperlien menant à la vidéo publiée sur YouTube fut repris sur trois autres sites Web exploités par d'autres médias.
12. Le 13 octobre 2013, le parti politique Jobbik, invoquant l'article
78 du code civil, saisit le tribunal de Debrecen d'une action en diffamation dirigée contre huit défendeurs, dont J.Gy, Roma Produkciós Iroda Alapítvány, la société requérante et d'autres médias qui avaient publié des liens vers la vidéo litigieuse. Il soutenait qu'en associant le nom de Jobbik aux supporters et en publiant un hyperlien qui conduisait à la vidéo publiée sur YouTube, les défendeurs avaient porté atteinte à son droit au respect de sa réputation.
13. Le 30 mars 2014, le tribunal donna gain de cause au demandeur, considérant que les propos de J.Gy. exprimaient l'idée fausse que le parti Jobbik avait joué un rôle dans les faits qui s'étaient déroulés à Konyár. Il jugea également que la société requérante avait diffusé ces propos diffamatoires, qu'elle avait ainsi porté atteinte au droit du parti politique à la réputation, et que sa responsabilité objective était donc engagée. Il lui ordonna en conséquence de publier sur le site Web 444.hu des extraits du jugement et de retirer de son article l'hyperlien qui conduisait à la vidéo publiée sur YouTube.
14. En ses passages pertinents, le jugement du tribunal de Debrecen se lit comme suit :
« (...)
Le tribunal constate que dans l'interview qu'il a donnée à la deuxième défenderesse le 5 septembre 2013 et qui a été mise en ligne sur youtube.com, et dans celle qu'il a donnée à la sixième défenderesse le 7 septembre et qui a été mise en ligne sur haon.hu, le premier défendeur, J.Gy., a déclaré - alors que tel n'était pas le cas - que les événements qui s'étaient déroulés le 5 septembre devant l'école élémentaire de Konyár étaient l'œuvre du parti demandeur, et que les personnes qui y avaient pris part étaient liées à ce parti. Partant, il conclut que le premier défendeur a porté atteinte au droit naturel du demandeur, Jobbik Magyarorszagért Mozgalom, à la protection contre la diffamation. Par ailleurs, il constate que la deuxième défenderesse, Roma Produkciós Iroda Alapítvány, a mis en ligne sur youtube.com les déclarations inexactes du premier défendeur, et que la quatrième défenderesse, I.V., la cinquième défenderesse, Magyar Jeti, la sixième défenderesse, Inform Média Kft, et la huitième défenderesse, HVG Kiadó Zrt., ont rendu ces déclarations accessibles et les ont diffusées sur leurs sites Web respectifs, à savoir romaclub.hu, 444.hu, haon.hu et hvg.hu. Il conclut par conséquent que les deuxième, quatrième, cinquième, sixième et huitième défenderesses ont elles aussi porté atteinte au droit naturel du demandeur à la protection contre la diffamation.
(...)
Le tribunal ordonne au premier défendeur et à la deuxième défenderesse de publier à leurs frais sur youtube.com, sous quinze jours et pendant une durée de trente jours, les deux premiers paragraphes du présent jugement. Il ordonne en outre aux quatrième, cinquième, sixième et huitième défenderesses de publier les mêmes paragraphes sur romaclub.hu, 444.hu, haon.hu et hvg.hu, respectivement.
Il ordonne également à la cinquième défenderesse de supprimer sous quinze jours l'hyperlien qu'elle a placé dans l'article du 6 septembre 2013 intitulé « Des supporters de football en route vers la Roumanie font halte pour menacer des élèves tsiganes » et qui renvoie aux déclarations du premier défendeur mises en ligne sur youtube.com.
Relèvent de la diffamation non seulement le fait de tenir des propos inexacts à propos d'autrui mais aussi le fait de publier et de diffuser pareils propos (article
78 § 2 du code civil). Il est sans pertinence aux fins de l'établissement de la diffamation que les personnes concernées aient agi de bonne ou de mauvaise foi, l'important est de déterminer si la conduite diffamatoire peut leur être imputée ou non.
Eu égard à ce qui précède, le tribunal conclut que les deuxième, quatrième, cinquième [la société requérante], sixième et huitième défenderesses ont elles aussi porté atteinte au droit naturel du demandeur à la protection contre la diffamation lorsqu'elles ont publié et diffusé publiquement les propos diffamatoires du premier défendeur.
(...)
Les sanctions applicables pour violation des droits naturels en cas de responsabilité objective
En vertu du paragraphe 1 de l'article
84 du code civil, toute personne dont les droits naturels ont été violés peut, selon les circonstances de la cause, saisir la juridiction civile compétente afin qu'elle :
a) constate la violation en question ;
(...)
c) ordonne à l'auteur de la violation de la réparer par une déclaration ou par tout autre moyen adapté et, le cas échéant, de faire publier à ses frais une déclaration appropriée à titre de réparation ;
d) ordonne la cessation de l'agissement préjudiciable et le rétablissement par l'auteur des faits de la situation antérieure, à ses frais, ainsi que l'annulation des effets de la violation ou la suppression de leur caractère préjudiciable.
Les sanctions prévues ci-dessus [article
84 § 1 du code civil] pour les cas de violation des droits naturels découlent de la responsabilité objective (...) [E]lles ne dépendent donc pas de la présence ou de l'absence d'une faute imputable à l'auteur de la violation. C'est l'existence même de la violation qui constitue la base de l'application d'une sanction relevant de ce régime de responsabilité. Eu égard à ce qui précède, le tribunal, appliquant le paragraphe 1 a) de l'article
84 du code civil, constate que les défendeurs ont violé les droits naturels du demandeur.
En ce qui concerne la question de la réparation prévue au paragraphe 1 c) de l'article
84 du code civil, le tribunal rappelle qu'il a ordonné aux défendeurs - à raison de la violation que ceux-ci ont causée par leur actes - de publier sur les sites Web concernés, comme ils l'ont fait pour la déclaration du premier défendeur qui contenait des affirmations inexactes, les premier et deuxième paragraphes du présent jugement, qui constatent la violation commise à l'égard du demandeur, et de déclarer que les propos qui ont été rendus publics étaient inexacts. Le préjudice causé au demandeur pouvant être réparé au moyen des sanctions que prévoit la disposition susmentionnée du code civil pour les cas de responsabilité objective, le tribunal a par ailleurs rejeté la demande relative à la diffusion publique de propos de teneur différente.
Sur le fondement du paragraphe 1 d) de l'article
84 du code civil, le tribunal a ordonné à la cinquième défenderesse de purger l'article qu'elle avait publié de son caractère attentatoire aux droits du demandeur , mais il a rejeté la même demande à l'égard de la huitième défenderesse : en effet, il peut être établi, au regard des faits de la cause, que l'article que celle-ci a publié sur hvg.hu renvoie simplement à l'article publié sur le site Web 444.hu géré par la cinquième défenderesse et que, partant, la suppression des parties préjudiciables de l'article publié sur 444.hu entraînera de fait l'élimination du caractère préjudiciable de l'article publié sur hvg.hu.
Les sanctions applicables pour violation des droits naturels en cas de responsabilité subjective
En vertu du paragraphe 1 e) de l'article
84 du code civil, toute personne dont les droits naturels ont été violés peut introduire une action en dommages et intérêts conformément aux règles de droit civil applicables en matière de responsabilité.
En vertu du paragraphe 1 de l'article
339 du code civil, quiconque cause un préjudice à autrui par une action illicite est tenu de le réparer. L'auteur du dommage peut dégager sa responsabilité en prouvant qu'il a agi conformément à ce qui est généralement attendu dans une situation donnée. En vertu des paragraphes 1 et 4 de l'article
355 du code civil, la personne responsable du dommage doit réparer le préjudice moral qu'elle a causé à la partie lésée dès lors que quatre conditions cumulatives sont réunies : 1) l'existence d'une atteinte illicite aux droits naturels, 2) l'imputabilité de la faute, 3) l'existence d'un préjudice moral et 4) l'existence d'un lien de causalité entre la violation des droits naturels et le préjudice moral subi.
Dans le cas d'une personne morale, est considéré comme un préjudice moral tout désavantage ou dommage non matériel qui se manifeste par une dégradation de son image, une diminution de son chiffre d'affaires ou une dégradation de ses relations externes, de sa situation, de ses perspectives et de ses opérations.
L'existence du désavantage peut être établie non seulement par des preuves mais aussi par des faits de notoriété publique, conformément au paragraphe 3 de l'article
163 du code de procédure civile (BH.2001.178.)
En l'espèce, le tribunal a établi qu'il est de notoriété publique que les propos qui ont été tenus par le premier défendeur puis diffusés par les autres défenderesses ont causé au parti politique demandeur, qu'ils accusaient d'être à l'origine d'un événement caractérisé par des agissements agressifs, menaçants et racistes, un préjudice moral qui s'est traduit par une dégradation de son image. Une part importante de la société rejette et méprise pareils agissements, et toute personne morale qui s'y trouve « associée » est contrainte d'expliquer et de clarifier le rôle qu'elle y a joué (ou, comme en l'espèce, le fait qu'elle n'y a joué aucun rôle). Lorsque pareille violation des droits naturels est commise à l'égard d'un parti politique représenté au Parlement, six mois à peine avant des élections législatives, elle est particulièrement de nature à lui causer un préjudice moral de ce type.
Pour que puisse être octroyée une indemnisation pour préjudice moral, le fait dommageable doit être imputable au défendeur. En ce qui concerne le premier défendeur, le tribunal conclut que cette condition est remplie (...)
En revanche, le tribunal ne constate pas de faute illicite de la part des autres défenderesses. Il rejette donc en ce qui les concerne la demande d'indemnisation pour préjudice moral, pour les motifs suivants.
Sur leurs portails d'actualités respectifs, les cinquième [la société requérante], sixième et huitième défenderesses ont publié des articles qui présentaient les faits du 5 septembre de manière tout à fait factuelle, et elles ont utilisé les canaux d'information et moyens de contrôle disponibles de manière conforme à ce qui pouvait être attendu d'elles. Elles ont présenté des informations et des opinions contradictoires, de façon objective et fidèle. Le fait qu'elles aient également reproduit -[dans leurs articles] [les propos de M. J.Gy.] n'est pas contraire à la conduite attendue des journalistes en pareille situation et n'est pas constitutif d'une publication délibérément mensongère. Il est donc inutile de rechercher si les employés des défenderesses ont omis de vérifier la véracité des faits relatés ou si, ce faisant, ils ont été insuffisamment précis aux fins d'un exercice responsable du droit constitutionnel à la liberté d'expression. Au contraire, il ressort clairement des dépositions et des pièces versées au dossier qu'ils ont été suffisamment précis aux fins d'un exercice responsable de leurs fonctions [:] ils ont examiné, exposé et présenté la véracité des faits évoqués [;] et ils ont donc agi de la manière que l'on pouvait généralement attendre d'eux en pareille situation.
(...) »
15. La société requérante interjeta appel de cette décision, alléguant que le nom « Jobbik » était associé dans l'esprit du public à l'idéologie hostile aux Roms plutôt qu'au parti politique en lui-même et qu'il était passé dans le langage courant comme un terme désignant de manière générique les organisations hostiles aux Roms. Elle arguait que les propos tenus ne pouvaient être considérés comme injurieux à l'égard de Jobbik car il était de notoriété publique qu'un certain nombre d'activités de ce parti incitaient à la haine. Elle soutenait également qu'elle s'était bornée à rendre l'interview du premier défendeur disponible sous la forme d'un lien sans s'associer au contenu de la vidéo en question et qu'elle n'avait ni répété les propos litigieux ni diffusé des affirmations inexactes.
16. Le 25 septembre 2014, la cour d'appel de Debrecen confirma la décision rendue en première instance. Elle jugea que les propos de J.Gy. s'analysaient en une déclaration factuelle car ils donnaient à l'auditeur moyen l'impression qu'il existait un lien organisationnel entre les supporters de football en cause et le parti politique. Elle considéra qu'en associant ce parti politique à un comportement socialement répréhensible, ils lui avaient porté préjudice. Concernant la société requérante en particulier, elle tint le raisonnement suivant :
« (...) En ce qui concerne l'argument formulé par la cinquième défenderesse [la société requérante] dans son recours, le juge de première instance a conclu à raison que le fait de donner accès à des propos inexacts via un hyperlien, même sans s'y associer, relève de la diffusion d'éléments factuels.
La diffusion (ou propagation) consiste à communiquer une information en tant que contenu intellectuel et à y donner accès. Contrairement à ce que la cinquième défenderesse soutient dans son recours, la diffusion [de propos illicites] est [elle-même] illicite même si la personne qui diffuse les propos ne s'y associe pas et même si le crédit qu'elle y accordait s'avère infondé. Le fait de donner accès à du contenu licite, de quelque manière que ce soit, constitue de la diffusion d'informations, et toute personne qui diffuse un contenu peut voir sa responsabilité objective engagée si elle relaie les propos illicites d'un tiers.
Au regard de l'interprétation grammaticale et taxonomique de cette notion telle qu'elle est définie à l'article
78 § 2 du code civil, il y a diffusion d'une information dès lors que celle-ci est relayée et devient ainsi accessible à tout un chacun. Le partage d'informations constitue l'essence de la notion de diffusion et, compte tenu des conséquences juridiques objectives qui en découlent, le but visé par la personne qui diffuse le contenu est sans importance, tout comme la question de savoir si cette personne a agi de bonne ou de mauvaise foi, ou encore celles de l'ampleur et de la gravité de la diffusion.
(...) »
17. Le 1er décembre 2014, la société requérante introduisit un recours constitutionnel en vertu de la loi no CLI de 2011 relative à la Cour constitutionnelle (« la loi relative à la Cour constitutionnelle »). Elle s'y plaignait de l'interprétation jurisprudentielle de la règle de la responsabilité objective des médias pour diffusion de fausses informations. Elle arguait en substance que lorsqu'ils appliquaient cette règle prévue par le code civil les juges tenaient les médias responsables de la véracité de propos émanant manifestement de tiers, de sorte que même un article équilibré et impartial portant sur un sujet d'intérêt public pouvait être jugé illicite. Elle alléguait que, d'une part, cette pratique judiciaire faisait supporter une charge indue aux médias, en les obligeant à ne publier que des informations dont ils auraient établi la véracité au-delà de tout doute possible, et en les empêchant dès lors de traiter de sujets polémiques et, d'autre part, elle était inconstitutionnelle, en ce que les juges cherchaient à déterminer non pas si le publicateur avait respecté les règles de la déontologie journalistique, mais uniquement s'il avait diffusé des propos inexacts. Elle ajoutait que sur Internet, où la valeur d'actualité d'une information déclinait très rapidement, il était tout simplement impossible de contrôler en amont la véracité de chaque déclaration.
18. Deux des défenderesses, dont la société requérante, saisirent également la Kúria. La société requérante arguait dans son recours qu'elle s'était bornée à rendre compte d'une question importante d'intérêt public, dans le respect de la déontologie journalistique, et que la décision rendue par la cour d'appel à son égard apportait donc une restriction disproportionnée à la liberté de la presse. Elle avançait que, comme les juridictions inférieures l'avaient constaté, elle avait dans son article relaté les faits de manière neutre. Elle soutenait que les propos de J.Gy. s'analysaient en l'expression d'une opinion plutôt qu'en une déclaration factuelle. Elle ajoutait qu'en toute hypothèse, elle n'avait pas diffusé un contenu mais simplement accompli son devoir journalistique de relater les actualités.
19. Par un arrêt rendu le 10 juin 2015 (et notifié à la société requérante le 4 septembre 2015), la Kúria confirma la décision de la cour d'appel, jugeant elle aussi que les propos de J.Gy. s'analysaient en une déclaration factuelle dont les défenderesses n'avaient pas démontré la véracité. Elle admit que l'expression jobbikos était employée dans le langage familier, mais elle observa qu'en l'espèce J.Gy. avait fait expressément référence au parti politique en lui attribuant un rôle dans les faits qui s'étaient produits. Sur la question de savoir s'il y avait lieu de considérer que la société requérante avait diffusé des informations, elle tint le raisonnement suivant :
« En droit pénal comme en droit civil, la Kúria considère que sur le plan juridique (...) une personne diffuse des informations dès lors qu'elle les relaie ou les rend publiques de sorte que quiconque puisse y avoir accès. La mise en ligne sur Internet n'est qu'un mode de publication parmi d'autres. C'est un moyen de diffusion dans le cadre duquel informations et faits sont partagés via un réseau informatique. Lorsqu'un auteur insère dans son texte un hyperlien menant à du contenu qu'il publie lui-même, ce lien a valeur d'annexe : la publication en question devient alors accessible et consultable d'un simple clic. En vertu du code civil, la diffusion de contenu fait naître une responsabilité objective, indépendante du point de savoir si la personne à l'origine de la diffusion a agi de bonne ou de mauvaise foi. La Kúria estime que le fait d'exiger des médias qu'ils ne rendent pas accessibles des propos diffamatoires ne s'analyse pas en une restriction de la liberté de la presse ou de la liberté d'expression, et ne met pas à leur charge une obligation qu'il leur soit impossible de respecter en pratique. »
20. Le 19 décembre 2017, la Cour constitutionnelle rejeta le recours de la société requérante. Elle fit sienne la conclusion de la cour d'appel selon laquelle la mise en ligne d'un hyperlien renvoyant à du contenu relevait de la diffusion d'éléments factuels. Elle précisa qu'une personne qui diffusait les propos illicites d'un tiers agissait elle-même de manière illicite même si elle ne s'associait pas à ces propos ou si elle les croyait à tort véridiques.
21. La Cour constitutionnelle rappela également sa jurisprudence antérieure concernant des cas où les personnes mises en cause avaient rapporté des propos tenus par des personnalités publiques lors de conférences de presse. Elle expliqua que ces cas ne relevaient pas de la diffusion d'informations dès lors que le compte rendu était impartial et objectif, que les propos en question concernaient des sujets d'intérêt public et que ceux qui les publiaient en précisaient la source et offraient à la personne visée par des déclarations potentiellement diffamatoires la possibilité d'y répondre. Elle précisa que dans ce type de situation, les journalistes ne s'exprimaient pas en leur propre nom et ne cherchaient pas à influer sur l'opinion publique en exprimant leurs propres idées. Elle conclut que la responsabilité des membres de la presse pour diffusion de propos inexacts était à distinguer des cas où le contenu médiatique était simplement défini par les choix et décisions des journalistes et de leur rédaction : lorsqu'ils rapportaient les propos tenus par des tiers participant à un débat public, les journalistes n'avaient pas vocation à enrichir ou orienter le débat public par leurs propres arguments, mais à rendre compte de l'actualité de manière fiable. Elle précisa qu'il était nécessaire, dans l'intérêt du débat public, que les propos tenus lors des conférences de presse fussent rapportés fidèlement.
22. Dans le cas d'espèce, elle observa que les propos inexacts que les journalistes avaient portés à la connaissance du public n'avaient pas été tenus en conférence de presse mais recueillis par un média et relayés par la presse dans un article qui relatait un événement selon le point de vue des journalistes. Elle nota que cet article était une synthèse d'informations concernant des faits qui présentaient un intérêt public, et précisa que seules les publications dont le but était de rendre compte de manière fiable de propos tenus par des tiers dans le cadre d'un débat public d'actualité ne relevaient pas de la définition du terme « diffusion ». Constatant qu'en l'espèce au contraire, la Kúria avait conclu que le but de la publication n'était pas de rapporter les propos tenus par J.Gy. mais de présenter des informations contradictoires concernant les faits relatés, elle conclut que l'article relevait de la diffusion.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
23. Les dispositions pertinentes de la Loi fondamentale sont ainsi libellées :
Article VI
« 1) Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile, de ses communications et de sa réputation.
(...) »
Article IX
« 1) Chacun a le droit d'exprimer librement son opinion.
2) La Hongrie reconnaît et protège la liberté et la diversité de la presse, et veille à la présence de conditions propices à la libre diffusion des informations nécessaires à la formation d'une opinion publique démocratique. »
24. La loi sur la Cour constitutionnelle renferme les dispositions suivantes :
Article 27
« Toute personne physique ou morale partie à une procédure dans laquelle est rendue une décision sur le fond ou une décision mettant fin à la procédure qu'elle estime contraire à la Loi fondamentale peut saisir la Cour constitutionnelle d'un recours fondé sur l'article 24 § 2 d) de la Loi fondamentale si :
a) la décision emporte violation à son égard des droits garantis par la Loi fondamentale, et
b) l'auteur de la saisine a épuisé les voies de recours ou ne dispose d'aucun recours.
(...) »
Article 29
« La Cour constitutionnelle accueille le recours dont elle est saisie si la décision de justice litigieuse repose largement sur un élément contraire à la Loi fondamentale ou si l'affaire soulève des questions de droit constitutionnel d'importance fondamentale.
(...) »
17. Effet juridique des arrêts rendus par la Cour constitutionnelle
Article 39
« 1) Sauf disposition contraire de la présente loi, les décisions de la Cour constitutionnelle ont force obligatoire erga omnes.
2) Les décisions de la Cour constitutionnelle ne sont susceptibles d'aucun recours.
3) La Cour constitutionnelle établit elle-même, dans le cadre de la Loi fondamentale et de la présente loi, les effets juridiques applicables. »
Article 43
« 1) Si, à l'issue de l'examen d'un recours constitutionnel formé devant elle en vertu de l'article 27, la Cour constitutionnelle conclut qu'une décision de justice est contraire à la Loi fondamentale, elle annule la décision.
2) Les conséquences procédurales de l'annulation par la Cour constitutionnelle d'une décision de justice sont celles prévues par les dispositions pertinentes des codes de procédure concernés.
3) Lorsque la Cour constitutionnelle annule une décision de justice, ses conclusions sur la question de constitutionnalité dont elle a été saisie s'appliquent à toute procédure ultérieure.
4) Lorsqu'elle annule une décision de justice, la Cour constitutionnelle peut également annuler les décisions judiciaires ou autres examinées dans le cadre de la décision en question.
(...) »
25. Les dispositions pertinentes du code civil (loi no IV de 1959), tel qu'en vigueur à l'époque des faits, étaient ainsi libellées :
Article 75
« 1) Chacun est tenu de respecter les droits de la personnalité. Ces droits sont protégés en vertu de la présente loi.
2) Les règles régissant la protection des droits de la personnalité s'appliquent également aux personnes morales, sauf dans les cas où, compte tenu de sa nature, cette protection ne peut s'appliquer qu'aux personnes physiques.
3) Une conduite pour laquelle une personne a donné son consentement n'emporte pas violation des droits de la personnalité à moins que ce consentement ne menace ou ne méconnaisse un intérêt social. Dans tous les autres cas, un contrat ou une déclaration unilatérale restreignant les droits de la personnalité sont réputés nuls et non avenus. »
Article 78
« 1) Le droit à la réputation est protégé en tant que droit à la personnalité.
2) En particulier, le fait de tenir ou de diffuser des propos inexacts de nature à porter préjudice à autrui relève de la diffamation, tout comme le fait de présenter à propos d'autrui un fait réel en en tirant des conclusions inexactes. »
III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS
26. La Recommandation CM/Rec(2007)16 du Comité des Ministres aux États membres sur les mesures visant à promouvoir la valeur de service public de l'Internet a été résumée de la manière suivante dans l'arrêt Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine (no 33014/05, CEDH 2011 (extraits)) :
« 29. À leur 1010e réunion qui s'est tenue le 7 novembre 2007, les Délégués des Ministres ont examiné les principaux aspects de l'utilisation des nouveaux services et technologies de l'information et de la communication, et de l'Internet en particulier, dans le contexte de la sauvegarde et de la promotion des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Ils ont reconnu que l'Internet joue un rôle de plus en plus important dans la mise à disposition de sources d'information diverses, et que le public compte de manière significative sur l'Internet comme un outil de communication.
30. Ils ont en revanche noté que l'Internet pouvait, d'une part, considérablement favoriser l'exercice des droits de l'homme et des libertés fondamentales, comme le droit à la liberté d'expression, mais qu'il pouvait, d'autre part, affecter ces mêmes droits ainsi que d'autres droits, libertés et valeurs, comme le respect de la vie privée et le secret de la correspondance, et la dignité de l'être humain.
31. Les Délégués des Ministres ont adopté plusieurs recommandations dans le domaine de la gouvernance d'Internet. Ils ont notamment recommandé aux gouvernements des États membres du Conseil de l'Europe d'élaborer, au sein d'un cadre juridique clair, les limites des rôles et des responsabilités de toutes les principales parties prenantes dans le domaine des nouvelles technologies de l'information et de la communication, et d'encourager le secteur privé à développer de nouvelles formes d'autorégulation et de corégulation ouvertes et transparentes et sur la base desquelles des comptes puissent être rendus pour les acteurs principaux. »
27. La recommandation CM/Rec(2011)7 du Comité des Ministres aux États membres sur une nouvelle conception des médias (adoptée le 21 septembre 2011) est ainsi libellée :
« (...)
Le Comité des Ministres, en vertu de l'article 15.b du Statut du Conseil de l'Europe, recommande aux États membres :
- d'adopter une conception des médias, nouvelle et élargie, qui englobe tous ceux qui participent à la production et à la diffusion, à un public potentiellement vaste, de contenus (informations, analyses, commentaires, opinions, éducation, culture, art et divertissements sous forme écrite, sonore, visuelle, audiovisuelle ou toute autre forme) et d'applications destinées à faciliter la communication de masse interactive (réseaux sociaux, par exemple) ou d'autres expériences interactives à grande échelle basées sur des contenus (jeux en ligne, par exemple), tout en conservant (dans tous les cas susmentionnés) la surveillance ou le contrôle éditorial de ces contenus ;
- d'évaluer la nécessité d'interventions réglementaires pour tous les acteurs fournissant des services ou des produits dans l'écosystème médiatique, pour garantir à toute personne le droit de chercher, de recevoir et de transmettre des informations conformément à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, et pour étendre à ces acteurs les garanties applicables contre les ingérences susceptibles de porter atteinte aux droits consacrés par l'article 10, notamment dans des situations risquant d'aboutir à une autolimitation ou à une autocensure injustifiées ;
- d'appliquer les critères annexés à la présente recommandation lors de l'élaboration d'une réponse graduelle et différenciée pour les acteurs relevant d'une nouvelle conception des médias, basés sur les normes pertinentes du Conseil de l'Europe dans le domaine des médias, en tenant compte des fonctions spécifiques des acteurs précités dans l'activité des médias, ainsi que de leur impact potentiel et de leur importance pour le fonctionnement ou l'amélioration de la bonne gouvernance dans une société démocratique ;
(...)
Annexe à la Recommandation CM/Rec(2011)7
Critères d'identification des médias et orientations en vue d'une approche graduelle et différenciée
Introduction
7. Dans le cadre d'une approche différenciée et graduelle, chaque acteur dont les services sont considérés comme un média ou une activité intermédiaire ou auxiliaire bénéficie à la fois de la forme (différenciée) et du niveau (graduel) appropriés de protection, et les responsabilités sont également délimitées conformément à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et à d'autres normes pertinentes élaborées par le Conseil de l'Europe.
(...) »
28. Dans une déclaration conjointe adoptée le 21 décembre 2005, le rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à la liberté d'opinion et d'expression, le Représentant de l'OSCE pour la liberté des médias et le rapporteur spécial de l'OEA pour la liberté d'expression ont dit ceci [traduction du greffe] :
« Nul ne devrait être tenu responsable de contenus sur Internet dont il n'est pas l'auteur, à moins de les avoir fait siens ou d'avoir refusé d'obéir à une décision de justice lui enjoignant de les retirer. »
29. Dans l'affaire C-160/15 GS Media BV c. Sanoma Media Netherlands BV, Playboy Enterprises International Inc., Britt Geertruida Dekker, la Cour de justice de l'Union européenne (« la CJUE ») a examiné la question de savoir si, et dans quelles circonstances éventuelles, le fait de placer sur un site Web un lien hypertexte redirigeant vers des œuvres protégées librement disponibles sur un autre site Web sans l'autorisation du titulaire du droit d'auteur constituait une « communication au public » au sens de l'article 3 § 1 de la directive 2001/29/CE sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information. Elle a tenu le raisonnement suivant :
« 45. À cet égard, il convient de constater qu'Internet revêt effectivement une importance particulière pour la liberté d'expression et d'information, garantie par l'article 11 de la Charte, et que les liens hypertexte contribuent à son bon fonctionnement ainsi qu'à l'échange d'opinions et d'informations dans ce réseau caractérisé par la disponibilité d'immenses quantités d'informations.
(...)
47. Aux fins de l'appréciation individualisée de l'existence d'une « communication au public », au sens de l'article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, il convient ainsi, lorsque le placement d'un lien hypertexte vers une œuvre librement disponible sur un autre site Internet est effectué par une personne qui, ce faisant, ne poursuit pas un but lucratif, de tenir compte de la circonstance que cette personne ne sait pas, et ne peut pas raisonnablement savoir, que cette œuvre avait été publiée sur Internet sans l'autorisation du titulaire des droits d'auteur.
48. En effet, une telle personne, tout en mettant ladite œuvre à la disposition du public en offrant aux autres internautes un accès direct à celle-ci (voir, en ce sens, arrêt du 13 février 2014, Svensson e.a., C-466/12, EU:C:2014:76, points 18 à 23), n'intervient, en règle générale, pas en pleine connaissance des conséquences de son comportement pour donner à des clients un accès à une œuvre illégalement publiée sur Internet. En outre, lorsque l'œuvre en question était déjà disponible sans aucune restriction d'accès sur le site Internet auquel le lien hypertexte permet d'accéder, l'ensemble des internautes pouvait, en principe, déjà avoir accès à celle-ci même en l'absence de cette intervention.
49. En revanche, lorsqu'il est établi qu'une telle personne savait ou devait savoir que le lien hypertexte qu'elle a placé donne accès à une œuvre illégalement publiée sur Internet, par exemple en raison du fait qu'elle en a été avertie par les titulaires du droit d'auteur, il y a lieu de considérer que la fourniture de ce lien constitue une « communication au public », au sens de l'article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29. »
30. Dans son arrêt no 1 BvR 1248/11 du 15 décembre 2011, la Cour constitutionnelle fédérale allemande a dit que la mise à disposition d'un hyperlien renvoyant à un article publié en ligne était protégée en vertu de la Loi fondamentale allemande. Elle a considéré que le processus de discussion nécessaire à la formation des opinions, protégé par la Loi fondamentale, englobait les informations privées et publiques portant sur des déclarations formulées par des tiers, y compris l'aspect purement technique de la diffusion de pareils éléments, et ce, que la personne qui les diffuse exprime dans le même temps son opinion ou non. Elle a expliqué qu'une personne physique ou morale qui publiait un hyperlien renvoyant à un autre site Web ne faisait pas siennes pour autant les opinions exprimées sur le site en question. Enfin, elle a estimé que la Cour fédérale avait correctement mis en balance les droits en concurrence lorsqu'elle avait considéré que l'insertion du lien en cause ne s'analysait pas en une atteinte supplémentaire aux droits d'autrui (c'est-à-dire aux droits d'auteur de la partie demanderesse), étant donné qu'il était de toute façon très simple de trouver grâce à un moteur de recherche un site Web sur lequel le contenu illégal était publié.
31. Dans l'affaire Crookes c. Newton (2011, SCC 47, [2011] 3.S.C.R. 269), la Cour suprême du Canada s'est penchée sur la question de savoir si la création d'un hyperlien renvoyant à un contenu diffamatoire était constitutive de publication de propos diffamatoires. Elle a considéré que la simple publication d'un hyperlien renvoyant à un contenu diffamatoire mis en ligne par un tiers sur un site Web ou dans un document ne pouvait s'analyser en un acte diffamatoire. Elle a dit notamment ce qui suit :
« Les hyperliens constituent essentiellement des renvois, qui diffèrent fondamentalement d'autres actes de « diffusion ». Tant les hyperliens que les renvois signalent l'existence d'une information sans toutefois en communiquer eux-mêmes le contenu.
(...)
L'hyperlien, en lui-même, ne devrait jamais être assimilé à la « diffusion » du contenu auquel il renvoie. (...) Ce n'est que lorsque la personne qui crée l'hyperlien présente les propos auxquels ce dernier renvoie d'une façon qui, en fait, répète le contenu diffamatoire, que celui-ci doit être considéré comme ayant été « diffusé » par elle. »
32. Le 26 juillet 2012, la Cour d'appel fédérale américaine pour le troisième circuit a dit, dans l'arrêt Philadelphia Newspapers, LLC (No. 11-3257, 2012 U.S. App. LEXIS 15419 (3d Cir. July 26, 2012) (precedential)), que le fait de publier sur un site Web un hyperlien qui redirigeait vers un article contenant des propos potentiellement diffamatoires ne s'analysait pas en une nouvelle publication aux fins de la règle de la publication unique (single publication rule) ni aux fins de la prescription. Elle a considéré au contraire qu'il y avait lieu d'appliquer également aux publications sur Internet les principes applicables aux formes traditionnelles de publication, en vertu desquels le simple fait de renvoyer à un article ne s'analysait pas en une nouvelle publication de son contenu tant qu'il n'y avait pas reproduction des propos diffamatoires. Elle a expliqué que même si, pris ensemble, un hyperlien et un renvoi pouvaient attirer l'attention du lecteur sur l'article en question, ils ne constituaient pas une nouvelle publication de l'article.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
33. La société requérante se plaint de ce que les juridictions hongroises ont jugé que la responsabilité objective de son portail d'actualités sur Internet était engagée au titre du contenu auquel il avait renvoyé par un hyperlien. Elle s'estime victime d'une atteinte au droit à la liberté d'expression protégé par l'article 10 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
34. Le Gouvernement plaide que la société requérante n'a pas saisi la Cour constitutionnelle d'un pourvoi contre l'arrêt définitif rendu dans son affaire et que, dès lors, elle n'a pas épuisé les voies de recours internes.
35. La société requérante soutient quant à elle qu'elle a exercé toutes les voies de recours disponibles.
36. La Cour note que le 15 janvier 2018, le représentant de la société requérante lui a communiqué la décision rendue le 19 décembre 2017 par la Cour constitutionnelle sur son affaire (no 3002/2018.(I.10.)AB, paragraphe 20 ci-dessus). Elle considère donc que la société requérante a bien démontré avoir exercé le recours évoqué par le Gouvernement.
37. Elle estime par conséquent que la société requérante s'est conformée à l'obligation d'épuiser les voies de recours internes et que l'exception du Gouvernement doit être rejetée. Constatant par ailleurs que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité, elle la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La société requérante
38. La société requérante s'estime victime d'une ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression. Elle soutient que cette ingérence n'était pas prévue par la loi. Elle admet qu'en vertu de l'article
78 § 2 du code civil, les personnes diffusant des propos diffamatoires voyaient leur responsabilité engagée, mais elle affirme qu'il n'avait jamais été indiqué dans aucun texte de loi ni aucune décision de justice que publier un hyperlien revenait à diffuser le contenu auquel il renvoyait.
39. Elle estime que les juridictions internes n'ont pas tenu compte des spécificités propres aux hyperliens et qu'il n'était pas raisonnablement prévisible qu'elles appliqueraient à sa situation les normes prévues pour les formes plus traditionnelles de partage de l'information. Elle explique qu'en lui-même, un hyperlien n'est pas porteur de contenu mais sert simplement à en signaler l'existence. Elle ajoute qu'en vertu de la norme appliquée par les juridictions internes, sa responsabilité aurait été engagée même si le propriétaire du site auquel l'hyperlien menait avait modifié la page Web en question pour y inclure du contenu diffamatoire qui n'y figurait pas au moment de la publication du lien.
40. La société requérante estime que la protection de la réputation d'un parti politique ne peut constituer un but légitime propre à justifier l'ingérence litigieuse. S'appuyant sur la jurisprudence de la Cour, elle soutient que les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard des hommes politiques, et que le droit de regard du public les concernant est donc plus étendu.
41. Elle considère que l'ingérence litigieuse n'était pas nécessaire dans une société démocratique. Elle argue que, telle que les juridictions internes l'ont appliquée, la règle de la responsabilité objective ne permettait pas une mise en balance des deux valeurs protégées en présence : notamment, les juges n'auraient pas pu tenir compte du point de savoir si elle avait agi de bonne ou de mauvaise foi ni du but de la diffusion. Elle ajoute qu'en toute hypothèse, le principe de la responsabilité objective est incompatible avec la jurisprudence de la Cour.
42. Elle estime que si elles avaient dûment mis en balance les droits concurrents, les juridictions internes auraient conclu que son droit à la liberté d'expression devait primer sur le droit de Jobbik à la réputation.
43. À cet égard, elle avance tout d'abord que l'hyperlien se trouvait dans un article équilibré qui traitait d'un sujet d'actualité d'intérêt public, et qu'en insérant ce lien dans l'article, l'auteur n'avait fait que suivre une pratique courante dans ce domaine, pratique que la presse devrait selon elle rester libre d'appliquer. Elle argue également que les juridictions internes ont établi que le journaliste qui avait écrit l'article contenant l'hyperlien litigieux avait agi conformément à ses obligations professionnelles, notamment en vérifiant les informations disponibles sur YouTube. Elle ajoute que Jobbik avait la possibilité de porter plainte contre l'auteur des propos litigieux. Enfin, elle soutient qu'en donnant accès via un hyperlien à la vidéo publiée sur YouTube, elle n'a pas gravement entaché la réputation du parti, mais qu'en revanche, l'arrêt par lequel elle a été jugée responsable de propos tenus par un tiers est lourd de conséquences pour les organes de presse qui publient du contenu journalistique en ligne. Sur ce dernier point, elle allègue que le fait que la publication d'un hyperlien suffise à faire naître une responsabilité pour diffamation a un effet dissuasif pour les journalistes et les portails d'actualités en ligne et les incite à ne plus insérer d'hyperliens dans leurs publications, aux dépens de la possibilité pour les utilisateurs de naviguer d'une source d'informations à une autre - possibilité qui constituerait l'essence même de l'Internet - et, partant, de l'accès à l'information.
b) Le Gouvernement
44. Le Gouvernement admet qu'il y a eu ingérence dans l'exercice par la société requérante de son droit à la liberté d'expression, mais il soutient que cette ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits d'autrui, et que les autorités nationales ont agi dans les limites de leur marge d'appréciation.
45. Il explique tout d'abord qu'en vertu des articles 75 § 1 et 78 §§ 1 et
2 du code civil, le fait de tenir ou de diffuser des propos inexacts de nature à porter préjudice à autrui relèvent de la diffamation, tout comme le fait de présenter à propos d'autrui un fait réel en en tirant des conclusions inexactes. Il ajoute que le droit à la liberté d'expression s'arrête là où commence la protection des droits de la personnalité d'autrui - en l'occurrence celle du droit à la réputation.
46. Il estime que la société requérante aurait pu éviter de se voir condamner par les juridictions internes si, exerçant la diligence requise, elle s'était abstenue de publier l'hyperlien qui conduisait à l'enregistrement vidéo. Il argue que J.Gy. avait tenu des propos catégoriques qui ne peuvent s'analyser qu'en une déclaration de fait et non en l'expression d'une opinion, que ces propos n'étaient pas le reflet de la réalité objective et étaient de nature à influer négativement sur l'opinion que la société se faisait du parti politique concerné, et que leur diffusion a donc porté atteinte au droit de ce parti à la réputation, indépendamment du fait que la société requérante ait agi de bonne ou de mauvaise foi.
47. Il avance que les personnes qui publient des enregistrements devraient prévoir que leur responsabilité sera engagée au titre de tout contenu qu'elles auraient omis de vérifier. Il estime que s'il n'en allait pas ainsi, il serait possible de commettre de graves violations des droits de l'homme en toute impunité. Il considère qu'il y a diffusion d'informations dès lors qu'une personne transmet ou communique des informations en tant que produits de la pensée susceptibles de porter atteinte aux droits d'autrui, et ce même si cette personne ne souscrit pas à la teneur des propos émanant de tiers ainsi relayés ou les croit à tort véridiques. Faisant sien le raisonnement des juridictions internes, il soutient que dès lors qu'une personne rend accessible, d'une manière ou d'une autre, du contenu illicite, elle le diffuse et engage ainsi sa responsabilité objective, indépendamment de sa bonne ou de sa mauvaise foi et du degré de gravité de l'atteinte portée aux droits d'autrui. Il estime que cette règle ne restreint pas la liberté d'expression et ne fait pas supporter une charge indue aux personnes exerçant une activité de publication.
48. Il indique par ailleurs que la société requérante exploite un portail Internet à titre professionnel et à des fins commerciales, et qu'elle aurait donc pu prévoir facilement les conséquences juridiques de la mise à disposition de l'enregistrement vidéo en question. Il ajoute qu'on pouvait raisonnablement attendre d'elle qu'elle exerce la diligence requise, et qu'il ne lui était d'ailleurs pas difficile de retirer l'hyperlien.
49. Il estime donc que les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents : celui de la société requérante d'une part et celui du parti politique d'autre part. Il indique à cet égard que l'arrêt rendu en dernier ressort n'a eu que des conséquences minimes pour la société requérante, puisqu'il ne s'agissait selon lui que de payer les frais et débours et de publier les parties pertinentes de l'arrêt.
c) Les tiers intervenants
50. L'association Article 19 estime qu'il y a une différence fondamentale entre le fait d'utiliser dans un article un hyperlien renvoyant à une autre page Web et celui de publier le contenu en question sur cette page, un hyperlien n'ayant selon elle d'autre rôle que de diriger le lecteur vers du contenu déjà publié ailleurs. Elle argue que sans hyperlien, la plupart des informations disponibles en ligne seraient difficiles voire impossibles à trouver, et que l'accessibilité des informations présentes sur Internet s'en trouverait réduite. S'appuyant sur une étude de droit comparé où sont mentionnées notamment des décisions de justice rendues au Canada, au Royaume-Uni, en Australie et aux États-Unis, elle avance qu'un hyperlien seul ne constitue pas une publication mais une simple référence, comparable à une note de bas de page, qui donne au lecteur la possibilité de poursuivre sa lecture en consultant d'autres publications. Elle indique qu'en outre, le contenu auquel renvoie un hyperlien peut évoluer sans que la personne ayant placé le lien en soit informée, et qu'il y a là une raison de plus pour que la responsabilité ne puisse pas naître de la seule insertion d'un hyperlien. Elle considère par ailleurs qu'une personne qui publie un hyperlien ne devrait pas risquer de voir sa responsabilité engagée à moins de savoir qu'il renvoie à du contenu illicite et de le présenter d'une manière exprimant explicitement qu'elle souscrit au contenu en question. Enfin, elle estime que le fait de juger une personne ayant placé un hyperlien responsable de contenus publiés par un tiers est lourd de conséquences car il expose de nombreuses catégories de personnes à des sanctions au titre du contenu de sites Web sur lesquels elles n'ont aucun contrôle, ce qui a selon elle un effet dissuasif propre à limiter l'accès des internautes à l'information.
51. Dans leurs observations conjointes, le Conseil européen des éditeurs, Media Law Resource Center Inc., l'Association américaine de la presse écrite, BuzzFeed, la Fondation Frontière Électronique, Index on Censorship, Mme Lorna Woods, M. Richard Danbury et Mme Nicole Stremlau considèrent que les hyperliens présentent plusieurs avantages relevant de l'intérêt public, notamment ceux de faciliter le processus journalistique - en offrant aux journalistes la possibilité de transmettre du contenu plus rapidement et de rendre compte de l'actualité de manière plus concise et plus facilement accessible - et de donner aux lecteurs les moyens de vérifier par eux-mêmes les sources des informations et de s'assurer ainsi de la véracité de ce qui est publié. Ils exposent qu'en outre, les hyperliens favorisent la diversité du contenu médiatique et contribuent à éclairer le débat public en permettant à chacun d'exprimer et de consulter plus librement des informations et des opinions. Ils estiment que l'imputation d'une responsabilité objective aux personnes ayant publié un hyperlien a un effet dissuasif : elle inciterait les journalistes à délaisser cette technique de compte rendu au profit d'une approche plus traditionnelle car ils ne seraient pas eux-mêmes en mesure de vérifier la licéité du contenu des pages Web auxquelles renvoient les hyperliens. Ils expliquent également que concrètement, la personne qui contrôle une page à laquelle renvoie un hyperlien peut en modifier le contenu et le rendre ainsi illicite, et qu'il serait déraisonnable d'en imputer la responsabilité au journaliste ayant inséré l'hyperlien en question. Ils considèrent que l'imposition d'une responsabilité objective en pareil cas ne répond pas à un besoin social impérieux. Ils arguent à cet égard que toute personne victime de la publication sur Internet de contenu illicite peut solliciter une protection adéquate en engageant une action en justice contre le publicateur du contenu attentatoire à ses droits afin d'en obtenir le retrait. Ils admettent qu'un journaliste ou un organe de presse engage effectivement sa responsabilité dans certains cas, notamment lorsqu'il présente comme véridique un contenu illicite ou qu'il refuse de supprimer un hyperlien menant à une page Web dont une juridiction a jugé une partie significative du contenu illicite.
52. Dans leurs observations conjointes, Access Now, la Collaboration sur les politiques internationales en matière de TIC en Afrique orientale et australe et l'association européenne pour la défense des droits numériques expliquent que par essence, Internet repose sur le principe de la libre création de liens entre les informations. Ils considèrent qu'un hyperlien n'a pas intrinsèquement pour but de constituer une déclaration éditoriale et que mettre en ligne un hyperlien ne revient pas à faire sien le contenu auquel il renvoie. Selon eux, les hyperliens ne servent qu'à rediriger le lecteur vers d'autres pages ou ressources en ligne, dont le contenu peut évoluer après la publication du lien, et il est impossible en pratique de mettre en œuvre une règle de responsabilité objective dans ce domaine car cela reviendrait à considérer que chaque utilisateur peut et doit toujours vérifier le contenu auquel il renvoie par un hyperlien.
53. La Fondation Mozilla et Mozilla Corporation indiquent que les hyperliens ont pour seul but de permettre aux lecteurs de naviguer d'une information à l'autre. Elles expliquent que les hyperliens sont simplement un moyen technique et automatique d'accéder à des informations situées sur une autre page Web, et qu'ils ne peuvent être assimilés à une publication de ces informations. Elles estiment que toute restriction imposée à l'utilisation d'hyperliens compromettrait l'objectif même du World Wide Web, qui est selon elles de donner accès aux informations en les reliant les unes aux autres. Elles disent ne pas voir comment, compte tenu du nombre incalculable de pages Web qui existent aujourd'hui, une personne pourrait transmettre des informations en sachant que le fait de publier un hyperlien peut engager sa responsabilité. Elles ajoutent que si elles ne pouvaient plus utiliser des hyperliens, les personnes exerçant une activité de publication devraient indiquer aux lecteurs d'une autre manière comment trouver des informations complémentaires.
54. L'Institut européen sur la société de l'information avance qu'un hyperlien est un outil de navigation numérique essentiel qui, contrairement à une citation classique, offre un accès immédiat à d'autres textes, et qui a un impact sur les interactions sociales. Il estime qu'il serait aisé de réprimer ces interactions si des restrictions venaient à être imposées quant à l'utilisation des hyperliens. Il explique que les hyperliens contribuent au développement des nouveaux médias, en ce qu'ils permettent selon lui : a) une plus grande interactivité entre les journalistes et les lecteurs, b) une meilleure crédibilité de l'information communiquée, qu'ils étayent par du contexte, des faits et des sources, c) une transparence accrue, grâce à la possibilité pour le lecteur de retracer le processus de collecte et de compte rendu des informations, et d) l'exercice d'un regard critique, puisqu'ils permettent aux journalistes et aux lecteurs de comparer des sources contradictoires. Il considère que les hyperliens favorisent l'émergence d'un discours non éditorial décentralisé qui vient compléter le rôle de chien de garde traditionnellement associé au travail des médias classiques, et que l'imposition d'une responsabilité objective aux personnes publiant des hyperliens conduirait inévitablement à une autocensure.
55. Le Centre européen pour les droits des Roms expose que lorsque des minorités visées par des crimes ou discours de haine associent de tels actes à des personnalités ou des partis politiques, ils exercent leur liberté d'expression sur un terrain où l'article 10 de la Convention leur assure un niveau de protection élevé. Il estime que les Roms sont depuis longtemps mis au ban de la société et que compte tenu de cela, le fait de leur interdire d'exprimer le lien qu'ils établissent entre un discours et des actes racistes et des personnalités ou partis politiques dont ils estiment qu'ils favorisent le développement d'un climat de haine raciale au sein de la société constitue une atteinte grave à leurs droits. Il considère qu'invoquer les lois relatives à la diffamation pour empêcher la minorité rom de dénoncer les pratiques racistes de partis politiques revient à protéger ces partis face à cette minorité. Selon lui, juger les éditeurs en ligne responsables de contenu auquel ils renvoient le lecteur au moyen d'un hyperlien ne peut qu'avoir un effet dissuasif et entraver indûment les efforts déployés par la société civile et les minorités pour lutter contre le racisme.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l'existence d'une ingérence
56. La Cour note qu'il ne fait pas controverse entre les parties que les décisions des juridictions internes ont constitué une ingérence dans l'exercice par la société requérante du droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention. Elle ne voit pas de raison de parvenir à une conclusion différente.
57. Pour être conforme à la Convention, cette ingérence devait être « prévue par la loi », poursuivre un ou plusieurs buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l'article 10, et être « nécessaire dans une société démocratique ».
b) Sur la légalité de l'ingérence
58. En l'espèce, les parties ne s'entendent pas sur le point de savoir si l'ingérence faite dans l'exercice par la société requérante de son droit à la liberté d'expression était « prévue par la loi ». La société requérante soutient que le droit interne ne permettait pas de prévoir que la publication d'un hyperlien pourrait relever de la diffusion d'informations diffamatoires ou inexactes. Renvoyant aux articles 75 § 1 et 78 §§ 1 et
2 du code civil, le Gouvernement soutient quant à lui que la société requérante a communiqué et diffusé des opinions personnelles exprimées par des tiers et que sa responsabilité était engagée à ce titre.
59. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l'article 10 n'imposent pas seulement que la mesure litigieuse ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets. Le niveau de précision de la législation interne - qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses - dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu'elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle s'adresse. La Cour a déjà dit que l'on pouvait attendre des professionnels, habitués à devoir faire preuve d'une grande prudence dans l'exercice de leur métier, qu'ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu'il comporte (voir Karácsony et autres c. Hongrie [GC], nos 42461/13 et 44357/13, §§ 123-125, 17 mai 2016, et les affaires qui y sont citées).
60. La Cour observe que les juridictions internes ont jugé que la publication de l'hyperlien litigieux était constitutive de diffusion de propos diffamatoires et que l'article
78 du code civil trouvait à s'appliquer. Elle note également que ni les textes ni la jurisprudence ne renfermaient de règles prévoyant expressément les cas où il était possible, ou non, de recourir à des hyperliens.
61. Elle considère cependant que compte tenu de la conclusion à laquelle elle parvient ci-dessous (paragraphe 84) quant à la question de la nécessité de l'ingérence, il est inutile qu'elle tranche la question de savoir si l'application au cas d'espèce des dispositions pertinentes du code civil était prévisible aux fins de l'article 10 § 2 de la Convention.
c) Sur l'existence d'un but légitime
62. Le Gouvernement soutient que l'ingérence litigieuse visait un but légitime, à savoir la protection des droits d'autrui. La Cour admet cette thèse.
d) Sur la nécessité de l'ingérence dans une société démocratique
i. Les principes généraux
63. Les principes fondamentaux sur la base desquels s'apprécie la « nécessité dans une société démocratique » d'une ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 131, CEDH 2015, et les affaires qui y sont citées).
64. La Cour rappelle que la garantie que l'article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus qu'ils font de questions d'intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises », dans le respect de la déontologie journalistique (Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 58, 29 mars 2016). Dans un monde où l'individu est confronté à un immense flux d'informations, circulant sur des supports traditionnels ou électroniques et impliquant un nombre d'auteurs toujours croissant, le contrôle du respect de la déontologie journalistique revêt une importance accrue (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 104, CEDH 2007-V).
65. Lorsqu'elle examine la nécessité dans une société démocratique d'une restriction apportée à la liberté d'expression en vue de la « protection de la réputation ou des droits d'autrui », la Cour peut être amenée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs qui sont garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires : d'une part, la liberté d'expression protégée par l'article 10 et, d'autre part, le droit au respect de la vie privée protégé par l'article 8 (voir Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 84, 7 février 2012, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, et les affaires qui y sont citées).
66. Par ailleurs, en ce qui concerne l'importance des sites Internet pour l'exercice de la liberté d'expression, la Cour rappelle que, grâce à leur accessibilité ainsi qu'à leur capacité à conserver et à communiquer de grandes quantités de données, ces sites contribuent grandement à améliorer l'accès du public à l'actualité et, de manière générale, à faciliter la diffusion de l'information (Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 48, CEDH 2012). Dans le même temps, les communications en ligne et leur contenu risquent assurément bien plus que la presse de porter atteinte à l'exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Egill Einarsson c. Islande, no 24703/15, § 46, 7 novembre 2017). En raison de la nature particulière d'Internet, les « devoirs et responsabilités » que doit assumer un portail d'actualités en ligne aux fins de l'article 10 peuvent dans une certaine mesure différer de ceux d'un éditeur traditionnel en ce qui concerne le contenu émanant de tiers (Delfi AS, précité, § 113). Les portails d'actualités sur Internet ne sont certes pas des éditeurs de commentaires déposés par des tiers dans le sens classique du terme, mais ils peuvent malgré tout, dans certaines circonstances, voir leur responsabilité engagée au titre de contenu généré par des tiers (Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt c. Hongrie, no 22947/13, § 62, 2 février 2016).
67. Par ailleurs, la Cour a indiqué dans le cadre de l'examen d'un grief relevant de l'article 8 que selon les normes du droit international, la responsabilité des prestataires de services de la société de l'information qui stockent du contenu fourni par un bénéficiaire de leurs services ne peut être engagée à raison d'un contenu émanant de tiers que si, après avoir appris que ce contenu était illicite, ils ne l'ont pas promptement retiré ou rendu inaccessible (Tamiz c. Royaume-Uni (déc.), no 3877/14, 19 septembre 2017).
68. Enfin, la Cour a déjà dit que la reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés de l'Internet peuvent être soumises à un régime différent. Les règles régissant la reproduction des seconds doivent manifestement être ajustées en fonction des caractéristiques particulières de la technologie de manière à pouvoir assurer la protection et la promotion des droits et libertés en cause (Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits)). L'absence au niveau interne d'un cadre légal suffisant qui permette aux journalistes d'utiliser des informations tirées de l'Internet sans crainte de s'exposer à des sanctions entrave gravement l'exercice par la presse de sa fonction vitale de « chien de garde » (ibidem, § 64).
ii. Application de ces principes au cas d'espèce
69. La Cour considère que la présente affaire concerne les « devoirs et responsabilités », au sens de l'article 10 de la Convention, qui incombent aux portails d'actualités en ligne lorsqu'ils publient sur leur site un article qui contient un hyperlien renvoyant à du contenu, disponible sur Internet, jugé diffamatoire par la suite. Les juridictions internes ont conclu que mettre en ligne un tel hyperlien revenait à publier les propos diffamatoires auxquels il renvoyait, et engageait la responsabilité objective du journaliste et du portail d'actualités de la société requérante. La Cour doit donc déterminer si l'ingérence qui en a résulté était, au regard des circonstances particulières de l'espèce, fondée sur des motifs pertinents et suffisants et, partant, nécessaire dans une société démocratique.
70. Elle observe que le portail d'actualités en question est exploité à titre professionnel, et que chaque jour, il publie quelque soixante-quinze articles sur des sujets variés et attire 250 000 lecteurs environ.
71. Selon la jurisprudence interne, la reproduction de propos tenus lors de conférences de presse n'engage pas la responsabilité civile de l'éditeur de la publication dès lors que celle-ci rend compte de manière impartiale et objective d'un débat d'intérêt public, que l'éditeur se dissocie de l'auteur des propos rapportés et qu'il offre à la personne concernée la possibilité de répondre (paragraphe 21 ci-dessus). En revanche, cette immunité ne couvre pas la diffusion de propos inexacts ou diffamatoires tenus hors du cadre d'une conférence de presse : en pareil cas, les juges appliquent la règle de la responsabilité objective, sans chercher à déterminer si l'auteur ou l'éditeur a agi de bonne ou de mauvaise foi ni s'il a respecté ses devoirs et obligations journalistiques.
72. La Cour rappelle qu'elle a déjà admis qu'en ce qui concerne le contenu fourni par des tiers, la reconnaissance de différences entre un exploitant de portail d'actualités sur Internet et un éditeur traditionnel est conforme aux instruments internationaux adoptés dans ce domaine, instruments dans lesquels on perçoit une certaine évolution en faveur de l'établissement d'une distinction entre les principes juridiques régissant les activités des médias imprimés et audiovisuels classiques, d'une part, et les activités des médias sur Internet, d'autre part (Delfi AS, précité, §§ 112-113).
73. Elle souligne par ailleurs que le but même des hyperliens est de permettre aux internautes, en les renvoyant à d'autres pages et ressources en ligne, de naviguer d'un contenu à l'autre sur un réseau - Internet - qui se caractérise par la disponibilité d'une immense quantité d'informations et dont elle a déjà reconnu le rôle dans l'amélioration de l'accès du public à l'actualité et à l'information. En reliant les contenus les uns aux autres, les hyperliens rendent les informations accessibles et contribuent ainsi au bon fonctionnement de l'Internet.
74. En tant que technique de compte rendu, les hyperliens sont fondamentalement différents des modes de publication traditionnels : en règle générale, ils ne font que rediriger les internautes vers des contenus disponibles ailleurs sur Internet. Ils ne présentent pas au public les propos auxquels ils renvoient et n'en communiquent pas la teneur - ils servent uniquement à appeler l'attention du lecteur sur le fait que certaines informations sont disponibles sur un autre site Web.
75. Les hyperliens présentent une autre particularité qui les différencie des vecteurs de diffusion d'informations : à moins, évidemment, de rediriger l'utilisateur vers un contenu qu'elle contrôle elle-même, la personne qui renvoie à une information au moyen d'un hyperlien ne maîtrise pas le contenu du site Web auquel le lien donne accès, et ce contenu peut être modifié après la création du lien. En outre, le contenu en question a déjà été mis à la disposition du public par le tiers qui l'a publié sur le site Web où il se trouve, et qui a ainsi permis à tout un chacun d'y accéder librement.
76. En conséquence, compte tenu des spécificités des hyperliens, la Cour ne peut souscrire à l'approche adoptée par les juridictions internes, qui consiste à assimiler le simple fait de publier un hyperlien à un acte de diffusion engageant automatiquement la responsabilité de son auteur à raison du contenu auquel il renvoie si celui-ci est diffamatoire. Elle considère plutôt que la question de savoir s'il peut être justifié, au regard de l'article 10, d'imputer à l'auteur d'un hyperlien la responsabilité du contenu vers lequel il redirige l'utilisateur doit faire l'objet d'un examen au cas par cas tenant compte d'un certain nombre d'éléments.
77. Elle estime pertinentes aux fins de l'appréciation de la responsabilité du média auquel est imputable la publication d'un hyperlien les questions suivantes : i) le journaliste a-t-il souscrit au contenu litigieux ? ii) a-t-il répété le contenu litigieux (sans y souscrire) ? iii) a-t-il simplement placé un hyperlien renvoyant au contenu litigieux (sans y souscrire ni le répéter) ? iv) savait-il ou aurait-il raisonnablement pu savoir que le contenu litigieux était illicite (parce que diffamatoire ou pour une autre raison) ? v) a-t-il agi de bonne foi, respecté la déontologie de sa profession et exercé la diligence attendue d'un journaliste responsable ?
78. Dans le cas d'espèce, la Cour note que l'auteur de l'article en cause se bornait à indiquer qu'une interview donnée par J.Gy était disponible sur YouTube et à offrir au lecteur la possibilité d'y accéder par un hyperlien, sans formuler d'autres commentaires ni citer aucun passage de l'interview elle-même. Il ne faisait pas du tout mention du parti politique.
79. La Cour observe également que nulle part dans l'article l'auteur n'a suggéré de quelque manière que ce soit que les propos accessibles au moyen de l'hyperlien étaient véridiques ni qu'il approuvait le contenu auquel le lien menait ou acceptait d'en assumer la responsabilité. Il n'a pas non plus utilisé le lien dans un contexte qui, en lui-même, aurait eu un sens diffamatoire. Il y a donc lieu de conclure que l'article en cause ne marquait pas une adhésion au contenu litigieux.
80. Sur la question de la répétition des propos litigieux, la Cour rappelle que « [s]anctionner un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations émanant d'un tiers dans un entretien entraverait gravement la contribution de la presse aux discussions de problèmes d'intérêt général et ne saurait se concevoir sans raisons particulièrement sérieuses » (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 35, série A no 298, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 62, CEDH 2001-III, et Novaya Gazeta et Milashina c. Russie, no 45083/06, § 71, 3 octobre 2017). Le fait d'exiger de manière générale que les journalistes se distancient systématiquement et formellement du contenu de toute citation susceptible d'insulter des tiers, de les provoquer ou de porter atteinte à leur honneur ne se concilie pas avec le rôle de la presse, qui est d'informer sur des faits ou des opinions et des idées qui ont cours à un moment donné (Thoma, précité, § 64). Cela étant, la Cour n'exclut pas que dans certaines situations bien particulières, même le simple fait de répéter des propos, en complément d'un hyperlien par exemple, puisse faire naître une responsabilité, notamment dans le cas où un journaliste n'agirait pas de bonne foi, conformément à la déontologie de sa profession et avec la diligence attendue d'un journaliste responsable traitant d'un sujet d'intérêt public (à cet égard, voir par exemple Novaya Gazeta et Milashina, précité, § 72). Ce n'est cependant pas ce qu'a fait la société requérante en l'espèce : ainsi qu'il a été indiqué ci-dessus, l'article en cause ne reprenait aucun des propos diffamatoires, et la publication en question se limitait à la mise en ligne d'un hyperlien.
81. Quant à la question de savoir si le journaliste et la société requérante savaient ou auraient raisonnablement pu savoir que le lien donnait accès à un contenu illicite (parce que diffamatoire ou pour une autre raison), la Cour note d'emblée qu'à l'exception de la juridiction de première instance, les juridictions internes ne l'ont pas jugée pertinente et ne l'ont donc pas examinée. Elle considère par ailleurs que cette question doit être tranchée à la lumière de la situation telle qu'elle se présentait à l'auteur au moment des faits, et non avec le recul, à partir des constatations auxquelles les juridictions internes sont parvenues ultérieurement. À ce stade, elle rappelle que pour que l'article 8 de la Convention trouve à s'appliquer, l'atteinte à l'honneur et à la réputation doit atteindre un certain seuil de gravité et avoir été portée de manière à nuire à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Delfi AS, précité, § 137, et Axel Springer AG, précité, § 83). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'une personnalité ou d'un parti politiques que d'un simple particulier : à la différence du second, les premiers s'exposent inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; ils doivent, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV).
82. Eu égard à ces principes, la Cour considère qu'en l'espèce le journaliste pouvait raisonnablement supposer que bien que potentiellement polémique, le contenu auquel il donnait accès demeurait dans le cadre de la critique admissible des partis politiques et, dès lors, de la licéité. Elle estime que, même si les propos de J.Gy ont par la suite été jugés diffamatoires car ils impliquaient, en l'absence de base factuelle, que des personnes associées à Jobbik avaient commis des actes racistes, il n'était pas évident d'emblée qu'ils fussent manifestement illicites (comparer avec Delfi AS, précité, §§ 136 et 140).
83. De plus, il convient de noter que le droit hongrois pertinent, tel qu'interprété par les juridictions internes compétentes, excluait toute appréciation sérieuse de l'atteinte portée au droit de la société requérante à la liberté d'expression au sens de l'article 10 de la Convention, alors qu'il s'agissait d'un débat sur un sujet d'intérêt général, et donc d'une situation où l'imposition de restrictions aurait dû appeler un contrôle minutieux. En effet, les tribunaux ont jugé que la publication de l'hyperlien était constitutive de diffusion d'informations et, dès lors, faisait naître une responsabilité objective. Ce raisonnement excluait en pratique toute mise en balance des droits en présence, à savoir d'une part le droit du parti politique à la réputation et d'autre part le droit de la société requérante à la liberté d'expression (voir, mutatis mutandis, Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete and Index.hu Zrt, précité, § 89). De l'avis de la Cour, il est à prévoir que l'imputation de cette responsabilité objective nuise à la libre circulation des informations sur Internet, en incitant aussi bien ceux qui écrivent des articles que ceux qui les publient à ne plus mettre en ligne aucun hyperlien menant à des sites dont ils ne contrôlent pas le contenu, celui-ci étant susceptible de changer. Pareille décision est donc de nature à avoir, directement ou indirectement, un effet inhibiteur sur la liberté d'expression sur Internet.
84. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que l'imputation par les juridictions internes d'une responsabilité objective à la société requérante ne reposait pas sur des motifs pertinents et suffisants. La mesure litigieuse a donc constitué une restriction disproportionnée du droit de l'intéressée à la liberté d'expression.
85. Partant, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
86. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
87. La société requérante n'a pas présenté de demande d'indemnisation pour dommage moral. Elle réclame en revanche 597,04 euros (EUR) pour dommage matériel. Cette somme correspond au montant qu'il lui a été ordonné de verser au titre des frais de justice, d'une part, et des frais et dépens engagés par le parti requérant dans le cadre de la procédure interne, d'autre part.
88. Le Gouvernement conteste cette prétention.
89. La Cour admet qu'il y a un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué ; elle octroie donc la somme demandée en totalité.
B. Frais et dépens
90. La société requérante demande également 1 792,20 EUR au titre des frais et dépens engagés aux fins de la procédure interne, à savoir 1 451,91 EUR d'honoraires d'avocats correspondant à 100 heures de travail juridique facturées au taux horaire de 16 dollars américains (USD), et 340,29 EUR d'honoraires d'avocats correspondant à quinze heures de travail juridique facturées au taux horaire de 25 USD. Elle demande en outre 2 357,19 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, à savoir 2 060 EUR de frais de traduction et 297,19 EUR de frais d'organisation.
Le montant total réclamé par la société requérante au titre des frais et dépens s'élève ainsi à 4 149,39 EUR.
91. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
92. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères rappelés ci-dessus, la Cour juge raisonnable d'accorder à la société requérante la somme de 4 149,39 EUR, tous chefs de dépens confondus.
C. Intérêts moratoires
93. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l'État défendeur doit verser à la société requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 597,04 EUR (cinq cent quatre-vingt-dix-sept euros et quatre centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage matériel,
ii. 4 149,39 EUR (quatre mille cent quarante-neuf euros et trente-neuf centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par la société requérante, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 4 décembre 2018, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Andrea Tamietti Ganna Yudkivska
Greffier adjoint Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion séparée du juge Paulo Pinto de Albuquerque.
G.Y.
A.N.T.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE
(Traduction)
1. Le droit européen des droits de l'homme tend largement à considérer que l'Internet relève des droits fondamentaux internationalement reconnus, et plus particulièrement des droits à la liberté d'expression et à la liberté de la presse. Il dit d'ailleurs spécifiquement que le fait de tenir une personne pour responsable de contenus de tiers publiés sur Internet peut porter gravement atteinte à ces droits. La présente affaire pose une nouvelle question juridique : le principe de la responsabilité objective est-il compatible avec ces droits lorsqu'il est appliqué dans le cadre de la publication d'hyperliens ? Compte tenu de l'importance des hyperliens, l'issue de la présente procédure a des répercussions sur le fonctionnement de l'Internet au quotidien. L'intérêt que présente le cas d'espèce est évident. C'est pour cette raison que, bien que souscrivant pleinement au constat de violation de l'article 10 de la Convention, je souhaite apporter quelques précisions quant au raisonnement suivi par la Cour et mettre ainsi en lumière les principes qui sous-tendent la question de la responsabilité des personnes qui publient des hyperliens.
Les « particularités » des hyperliens
2. La Cour a déjà dit par le passé que « la reproduction de matériaux tirés de la presse écrite et celle de matériaux tirés de l'Internet peuvent être soumises à un régime différent. Les règles régissant la reproduction des seconds doivent manifestement être ajustées en fonction des caractéristiques particulières de la technologie de manière à pouvoir assurer la protection et la promotion des droits et libertés en cause »[2]. Le présent arrêt réaffirme ce principe[3], mais il va plus loin dans la définition des « particularités »[4] des hyperliens, allant jusqu'à dire que « [e]n tant que technique de compte rendu, les hyperliens sont fondamentalement différents des modes de publication traditionnels (...) »[5]. Trois motifs convaincants sont avancés à l'appui de ce constat.
3. Premièrement, les hyperliens ne présentent pas au public « les propos auxquels ils renvoient et n'en communiquent pas la teneur »[6] ; ils servent uniquement à attirer l'attention du lecteur sur leur existence. Ce point de vue est partagé par la Cour constitutionnelle fédérale allemande, la Cour suprême canadienne (Crookes c. Newton) et la Cour d'appel fédérale américaine pour le troisième circuit (Philadelphia Newspapers, LLC), dont la Cour cite et fait sienne la jurisprudence[7]. En conséquence, « l'hyperlien en lui-même est neutre sur le plan du contenu - il n'exprime aucune opinion »[8].
4. L'Internet et le World Wide Web qui a été développé ensuite ont été conçus selon le principe de la libre création de liens entre les informations. En effet, ainsi que Tim Berners-Lee l'a très tôt indiqué :
« Le Web a été conçu dans l'idée que les liens normaux devaient simplement fonctionner comme des références, sans signification implicite. Un lien hypertexte normal n'implique pas nécessairement que l'auteur d'un document souscrive au contenu d'un autre, ni que les deux documents aient été créés par la même personne, ni même qu'un document doive être considéré comme faisant partie de l'autre. »[9]
La structure et le mode d'exploitation du Web reposent sur deux principes qui rendent possible la liberté d'expression :
« L'universalité est le principe premier sans lequel le Web perdrait toute utilité et tout potentiel de croissance. On peut créer un lien pour renvoyer à n'importe quel type d'information. Cela signifie que l'on doit pouvoir tout publier sur Internet, quel que soit l'ordinateur dont on dispose, le logiciel qu'on utilise, la langue qu'on parle, le mode de connexion à Internet, avec ou sans fil (...). La décentralisation est une autre caractéristique importante du Web. Vous n'avez pas besoin d'obtenir l'autorisation d'une autorité centrale avant de publier une page ou de créer un lien. Tout ce que vous avez à faire, c'est respecter trois protocoles simples et standardisés : écrire une page au format HTML, lui donner un nom conforme à la convention d'affectation de noms propre aux URL, et la publier sur Internet en utilisant le protocole HTT. La décentralisation a favorisé l'innovation à grande échelle, et continuera de le faire à l'avenir. »[10]
Les remarques de M. Berners-Lee sur la nécessité d'établir une multitude de liens universels entre les informations doivent guider l'appréciation de la Cour :
« Le Web a été conçu pour être un espace d'information universel. En conséquence, un signet ou un hyperlien doivent pouvoir renvoyer à n'importe quel lieu d'information accessible par les réseaux. L'universalité est un principe essentiel au Web : sa puissance s'en trouverait affaiblie s'il devenait impossible de créer des liens vers certains types de contenu (...). »[11]
Les hyperliens sont le ciment qui fait tenir la structure du Web : ils permettent aux internautes de naviguer facilement et rapidement vers d'autres pages Web pour y récupérer des informations, les visionner, les consulter et les partager. S'ils ne pouvaient plus utiliser d'hyperliens, les éditeurs devraient fournir aux lecteurs d'autres instructions pour leur permettre de trouver des informations complémentaires. Cela rendrait la tâche difficile, voire impossible, pour la plupart des internautes ne disposant pas de solides connaissances techniques.
5. Les principes de l'universalité et de la décentralisation mentionnés ci-dessus, qui revêtent une importance particulière dans le domaine du journalisme, sont renforcés par la position de la Cour qui consiste à dire que les États doivent offrir au niveau interne un cadre légal suffisant pour permettre « aux journalistes d'utiliser des informations tirées de l'Internet sans crainte de s'exposer à des sanctions »[12]. En tant que technique de compte rendu, les hyperliens facilitent et améliorent le processus journalistique en offrant aux journalistes la possibilité de diffuser du contenu plus rapidement et de transmettre des informations de manière plus aisée et plus digeste. Ils favorisent également la diversité et le pluralisme dans les médias - ce qui relève en substance de l'intérêt public -, étant donné qu'ils permettent aux organes de presse, quelle que soit leur taille, de travailler ensemble d'une manière qui bénéficie à tous pour offrir plus de contenu aux utilisateurs. De manière générale, journalistes et organes d'information ne sont pas en mesure d'obtenir l'assurance que le contenu figurant sur une page à laquelle un hyperlien renvoie est licite. Même si l'on considérait, pour les besoins du raisonnement, que les grands organes d'information pourraient, dans une certaine mesure, supporter les risques juridiques liés à l'insertion d'hyperliens, ceux de plus petite taille, dont les ressources sont bien plus limitées, n'auraient eu d'autre choix que d'abandonner cette pratique.
6. Deuxièmement, ainsi que la Cour suprême du Canada l'a elle aussi souligné, « le seul fait d'incorporer un hyperlien dans un article ne confère pas à l'auteur de celui-ci un quelconque contrôle sur le contenu de l'article secondaire auquel il mène »[13]. Le contenu d'une page à laquelle un hyperlien permet d'accéder peut être modifié après la création de l'hyperlien, et ce radicalement, sans que la personne ayant créé l'hyperlien ne puisse exercer un quelconque contrôle sur la page en question[14]. Cet argument est repris par la Cour, qui y introduit en revanche une réserve : « à moins, évidemment, de rediriger l'utilisateur vers un contenu qu[e la même personne] contrôle »[15]. En pareil cas, cependant, la responsabilité de l'intéressé n'est pas indirecte[16]. De plus, il est fréquent que la création d'hyperliens nécessite peu, voire pas, d'intervention humaine, puisque sur Internet, la plupart des services de publication, des systèmes de gestion de contenu et des applications de réseaux sociaux modernes utilisent des outils permettant la création d'hyperliens de façon automatisée ou assistée par ordinateur.
7. Troisièmement, la Cour ajoute que « le contenu en question a déjà été mis à la disposition du public par le tiers qui l'a publié sur le site Web où il se trouve, et qui a ainsi permis à tout un chacun d'y accéder librement »[17]. Un hyperlien ne crée pas de nouveau contenu puisqu'il s'agit uniquement d'une référence à du contenu existant. Il est normalement très éloigné du contenu auquel il renvoie, et l'internaute est donc libre de décider s'il souhaite ou non consulter le site Web ainsi référencé[18]. Si l'internaute fait librement le choix de ne pas cliquer sur le lien, il ne verra jamais le contenu en question. Cette liberté de choix est cruciale pour les internautes. Les hyperliens leur offrent la possibilité de consulter et de vérifier plus facilement par eux-mêmes les sources d'un contenu journalistique, et de décider dans une large mesure de la manière dont ils entendent faire usage du contenu à leur disposition : ils peuvent ainsi choisir soit de se cantonner au contenu journalistique qui leur est présenté, soit d'aller voir plus loin en sélectionnant les sources qu'ils jugent utile de consulter. Les hyperliens offrent donc à l'internaute une autonomie qui sert grandement l'intérêt public.
Les critères appliqués par la Cour aux fins de l'appréciation de la responsabilité des utilisateurs d'hyperliens
8. Compte tenu de ces caractéristiques distinctives particulières, la Cour renvoie en des termes généraux aux critères devant être appliqués aux fins de l'appréciation de la responsabilité des personnes physiques et morales qui utilisent des hyperliens. Ces critères sont les suivants :
« i) le journaliste a-t-il souscrit au contenu litigieux ? ii) a-t-il répété le contenu litigieux (sans y souscrire) ? iii) a-t-il simplement placé un hyperlien renvoyant au contenu litigieux (sans y souscrire ni le répéter) ? iv) savait-il ou aurait-il raisonnablement pu savoir que le contenu litigieux était illicite (parce que diffamatoire ou pour une autre raison) ? v) a-t-il agi de bonne foi, respecté la déontologie de sa profession et exercé la diligence attendue d'un journaliste responsable ? »[19]
9. Il convient tout d'abord de noter que la Cour s'attache à décrire de manière exhaustive, pour tous les cas possibles d'utilisation d'hyperliens par des journalistes, les critères d'appréciation objectifs et subjectifs qui doivent être appliqués. Si la Cour considère que les hyperliens « se distinguent essentiellement des modes de publication traditionnels »[20], elle renvoie néanmoins aux critères applicables aux modes de publication traditionnels, comme la presse, pour pouvoir traiter aussi des cas où l'utilisation d'un hyperlien s'assimile à un acte de publication[21].
10. En matière d'hyperliens, la Cour distingue en fait trois types de cas (actus reus) : le journaliste souscrit au contenu auquel l'hyperlien renvoie, le journaliste répète le contenu auquel l'hyperlien renvoie, et le journaliste se borne à placer un hyperlien sans souscrire au contenu auquel il renvoie ni le répéter. Ces situations factuelles relèvent de différents principes de responsabilité.
11. En outre, la Cour mentionne trois types de critères subjectifs (mens rea)[22] : la bonne foi, la connaissance réelle (le journaliste savait que le contenu auquel l'hyperlien renvoyait était diffamatoire ou illicite pour une autre raison) et la connaissance présumée (le journaliste aurait pu savoir que le contenu en question était diffamatoire ou illicite pour une autre raison). Il importe de souligner que la Cour considère par principe que l'insertion d'un hyperlien relève toujours de la responsabilité subjective, même lorsque c'est une personne morale qui est concernée. Par ailleurs, l'intention du journaliste (mens rea) doit être déterminée « à la lumière de la situation telle qu'elle se présentait à l'auteur au moment des faits, et non avec le recul, à partir des constatations auxquelles les juridictions internes sont parvenues ultérieurement »[23]. Cela signifie que la connaissance par le journaliste du caractère diffamatoire ou illicite pour une autre raison du contenu auquel l'hyperlien renvoie ne peut être appréciée en fonction des conclusions formulées a posteriori par les juridictions internes. Je reviendrai sur ce point ultérieurement.
12. Pour engager la responsabilité d'un journaliste au titre de l'insertion d'un hyperlien, il ne suffit pas de prouver que celui-ci avait réellement et effectivement connaissance (« le journaliste savait-il (...) ? »)[24] du caractère illicite du contenu auquel l'hyperlien renvoyait. Il faut que sa mauvaise foi soit également établie. La clause générale de « bonne foi » (« le journaliste a-t-il agi de bonne foi (...) ? »)[25] mentionnée par la Cour englobe un autre motif de disculpation qui relève du respect de la déontologie journalistique et de la diligence attendue des journalistes exerçant leur métier de manière responsable. En tant que critère subjectif nécessaire à la naissance d'une responsabilité, la mauvaise foi est le pendant de la clause disculpatoire de la « bonne foi ».
13. Au vu de ce qui précède, ni la simple insertion d'un hyperlien ni la répétition du contenu auquel l'hyperlien renvoie ne sauraient être considérées comme une forme tacite d'approbation, d'adoption, de ratification, de promotion ou de légitimation dudit contenu[26]. Pour que la responsabilité civile ou pénale d'un journaliste soit engagée, des éléments concrets doivent prouver que l'intéressé souscrit au contenu illicite auquel l'hyperlien qu'il a inséré renvoie et qu'il fait sien ce contenu en toute connaissance de cause, par des formules explicites et non équivoques. Pareille adhésion à du contenu diffamatoire ou illicite pour une autre raison s'analyse en une publication ou une diffusion qui s'apparente à un mode de publication traditionnel. Lorsqu'elle résulte de la mauvaise foi du journaliste, l'insertion d'un hyperlien engage sa responsabilité ainsi que celle de l'organe de presse pour lequel il travaille[27].
14. Le fait pour un journaliste de répéter du contenu diffamatoire ou illicite pour une autre raison et d'insérer un hyperlien vers la source du contenu en question s'analyse également en un mode de publication traditionnel. Dès lors que le journaliste a agi de bonne foi et conformément à la déontologie de sa profession, en faisant preuve de la diligence propre à un journalisme responsable, pareille répétition n'engage pas sa responsabilité au titre du contenu en question[28]. Au contraire, lorsque le journaliste a agi de mauvaise foi, a manqué aux principes déontologiques de sa profession et n'a pas fait preuve de la diligence qui était attendue de lui, sa responsabilité est engagée au titre du contenu diffamatoire ou illicite pour une autre raison. Ceci signifie que le journaliste qui publie l'hyperlien est soumis à une obligation de moyens et non de résultat.
15. Les moyens de défense reconnus à la personne ayant initialement publié le contenu litigieux[29] doivent également l'être pour toute personne ayant créé un hyperlien dès lors que sa responsabilité est engagée à l'égard du contenu auquel l'hyperlien en question renvoie. La logique qui sous-tend cette égalité de traitement est que « les droits dont les personnes disposent hors ligne doivent aussi être protégés en ligne », comme l'indique le Conseil des droits de l'homme des Nations unies[30].
16. Lorsqu'il répète le contenu auquel l'hyperlien renvoie, la Cour n'impose pas au journaliste l'obligation de se distancier formellement du contenu ainsi reproduit. Il en va a fortiori de même lorsque le journaliste se borne à créer un hyperlien sans faire sien ni répéter le contenu auquel il renvoie.
17. Le simple fait de publier un hyperlien sans souscrire aux propos illicites auxquels il renvoie ni même les répéter ne s'apparente pas à un mode de publication traditionnel. En pareil cas, la publication de l'hyperlien n'engage pas la responsabilité du journaliste au titre du contenu auquel il renvoie, sauf dans le cas très exceptionnel où elle contrevient à une décision juridique contraignante[31]. Dans ce cas spécifique de non-respect d'une décision de justice établissant le caractère illicite du contenu en question et interdisant son utilisation, il peut être considéré que le journaliste a délibérément enfreint les règles déontologiques propres à un journalisme responsable et qu'il a agi de mauvaise foi[32].
18. La Cour admet qu'exceptionnellement, la responsabilité du journaliste peut également être engagée lorsqu'il est établi qu'il aurait raisonnablement pu savoir que les propos concernés étaient diffamatoires ou illicites pour une autre raison (connaissance présumée, ou constructive knowledge)[33]. Aux fins de l'appréciation de ce critère, la Cour se fonde sur les obligations de diligence propres à un journalisme responsable, qui découlent des règles de déontologie de la profession[34]. On peut conclure qu'un journaliste aurait raisonnablement pu savoir que le contenu auquel l'hyperlien qu'il a inséré renvoyait était diffamatoire ou illicite pour une autre raison dès lors qu'il n'a pas respecté les règles de déontologie applicables et ne s'est pas conformé aux obligations de diligence propres à un journalisme responsable. Le recours à un critère subjectif moins strict aux fins de l'établissement des responsabilités conduirait inévitablement les journalistes à s'autocensurer.
19. Enfin, la question de la responsabilité doit être examinée à la lumière des faits de la cause plutôt qu'à l'aune de critères généraux uniquement. En ce qui concerne l'utilisation d'hyperliens, l'application d'un régime de responsabilité stricte ou objective est par essence contraire aux principes de la Convention énoncés ci-dessus[35]. Une telle pratique pourrait se traduire par une régression infinie en matière de responsabilité. En effet, un auteur pourrait voir sa responsabilité engagée au titre de contenu publié sur un site Web accessible via une série d'hyperliens dont le premier figurerait sur son propre site Web. Or, il ne s'agit pas simplement d'une hypothèse, comme le montre le cas d'espèce.
Les principes établis par la Cour concernant la mise en jeu de la responsabilité des personnes qui publient des hyperliens
20. Sur le fondement des critères objectifs et subjectifs énoncés ci-dessus, les principes de la Cour concernant la responsabilité des personnes qui insèrent des hyperliens dans leurs publications peuvent se résumer comme suit :
Principe 1 : Dès lors qu'un journaliste fait siens par des propos explicites et non équivoques, ou répète, les propos diffamatoires ou illicites pour une autre raison auxquels l'hyperlien renvoie, l'usage de l'hyperlien en question s'apparente à une forme traditionnelle de publication.
Principe 2 : La responsabilité du journaliste doit être engagée uniquement lorsqu'il sait (connaissance réelle et effective) que le contenu auquel l'hyperlien renvoie est illicite et qu'il fait preuve de mauvaise foi. Exceptionnellement, elle peut aussi être engagée lorsque le journaliste, s'il avait agi conformément aux règles déontologiques de sa profession et fait preuve de la diligence propre à un journalisme responsable, aurait raisonnablement pu savoir (connaissance présumée) que le contenu en question était illicite.
Principe 3 : L'insertion d'un hyperlien ne s'apparente pas à une forme traditionnelle de publication et ne fait naître aucune responsabilité dès lors que le journaliste ne souscrit pas au contenu auquel il renvoie ni ne le répète et qu'il ne contrevient à aucune décision de justice déclarant ledit contenu illicite et interdisant son utilisation.
Principe 4 : Tous les moyens de défense reconnus à la personne ayant initialement publié le contenu diffamatoire ou illicite pour une autre raison doivent également être reconnus au journaliste ayant inséré un hyperlien dès lors que sa responsabilité est engagée au titre du contenu en question. Le journaliste n'a pas l'obligation de se distancier du contenu diffamatoire ou illicite pour une autre raison auquel l'hyperlien renvoie.
Principe 5 : Les principes de la Convention énoncés ci-dessus nécessitent un examen au cas par cas, à la lumière de la situation telle qu'elle se présentait à l'auteur au moment des faits, et non avec le recul à partir des constatations auxquelles les juridictions internes sont parvenues ultérieurement.
Principe 6 : L'application, relativement à l'insertion d'un hyperlien, d'un régime de responsabilité objective ou stricte est par essence contraire aux principes de la Convention énoncés ci-dessus.
Principe 7 : Les principes énoncés ci-dessus s'appliquent aux personnes physiques (les journalistes) comme aux personnes morales (les organes de presse).
Application des principes de la Cour au cas d'espèce
21. Se fondant sur l'article
78 § 2 du code civil, les juridictions hongroises ont jugé la société requérante responsable de diffamation à raison de la « diffusion » de déclarations fausses à propos de Jobbik. L'article en question définit la diffamation de la manière suivante : « (...) le fait de tenir ou de diffuser des propos inexacts de nature à porter préjudice à autrui relève de la diffamation, tout comme le fait de présenter à propos d'autrui un fait réel en en tirant des conclusions inexactes. » Les juridictions internes ont tenu la société requérante pour responsable non pas au titre de l'article relatif aux événements qui s'étaient produits à Konyár, mais précisément au motif que le journaliste, M. Horváth, avait utilisé une technique qui consistait à insérer un hyperlien menant à une vidéo déjà accessible en ligne. Étonnamment, elles ont ordonné la suppression de l'hyperlien, mais pas celle des autres mentions de l'existence de la vidéo qui figuraient dans l'article.
22. La société requérante soutenait qu'elle ne pouvait pas prévoir que les juridictions hongroises verraient le fait d'insérer un hyperlien dans une publication comme un acte de diffusion. Elle alléguait en conséquence qu'elle ne pouvait pas prévoir qu'en plaçant un hyperlien dans son article, elle serait jugée responsable de diffamation et qu'on lui ordonnerait de supprimer l'hyperlien, de publier des extraits de l'arrêt et de payer les frais et dépens. Le Gouvernement a reconnu une ingérence dans le droit de la société requérante à la liberté d'expression mais il considérait qu'elle était prévue par la loi et proportionnée compte tenu de la jurisprudence établie en Hongrie concernant la question de la responsabilité objective dans ce domaine du droit.
23. En assimilant l'insertion d'hyperliens à un acte de « diffusion » à quatre reprises consécutives[36], les juridictions hongroises ont ignoré la différence fondamentale qui existe entre le fait de publier un contenu et celui d'informer de l'existence d'un contenu (insertion d'un hyperlien). Le fait d'engager d'office la responsabilité objective de toute personne insérant un hyperlien a empêché la mise en balance des intérêts prescrite par la jurisprudence de la Cour et l'appréciation de la situation particulière de la société requérante, ce qui s'est traduit par une ingérence extrême dans l'exercice par la société requérante de ses droits découlant de l'article 10. Cette critique n'est pas nouvelle en ce qui concerne les juridictions hongroises. Dans une autre affaire, la Cour avait déjà jugé que leur décision d'appliquer un régime de responsabilité objective en lien avec l'article
78 du code civil était incompatible avec la Convention[37]. En l'espèce, la Cour parvient à la même conclusion en ce qui concerne les hyperliens.
24. Du point de vue du droit, les juridictions internes n'ont tenu compte ni du fait que le journaliste s'était borné à publier le lien dans son article, sans faire sien ni même répéter le contenu auquel l'hyperlien renvoyait, ni du fait qu'aucune juridiction interne n'avait déclaré le contenu concerné (à savoir les déclarations de M. Gyöngyösi à propos des événements qui s'étaient produits à Konyár) illicite ni n'en avait interdit l'usage avant la création de l'hyperlien en question. En outre, elles ont également omis de tenir compte du fait que le contenu en question s'inscrivait dans le contexte d'un article qui portait sur un sujet d'intérêt public, étant donné qu'il traitait de menaces qui avaient été proférées à l'encontre d'écoliers roms et que les propos en question pouvaient être perçus comme restant dans les limites de la « critique admissible des partis politiques »[38].
25. Pire encore, cette affaire montre bien que l'application d'un régime de responsabilité objective en lien avec la publication d'un hyperlien peut entraîner une régression infinie en matière de responsabilité. En fait, les juridictions internes ont tenu un site Web (hvg.hu) pour responsable de l'insertion d'un hyperlien renvoyant à l'article publié sur le site Web de la société requérante au motif que l'article en question contenait un hyperlien vers la vidéo présumée diffamatoire.
Conclusion
26. En résumé, le Web, en tant que technologie, n'a pas été conçu pour fonctionner comme le Gouvernement défendeur le sous-entend lorsqu'il soutient que la propagation d'informations via un hyperlien constitue toujours en elle-même un « produit de la pensée »[39]. Cette approche soulève la question de la manière dont les internautes sont censés transmettre de l'information parmi les milliers de milliards de pages Web qui, selon les estimations, existent de nos jours, et le nombre incalculable de pages Web qui seront créées à l'avenir, si l'insertion d'un hyperlien peut faire naître une responsabilité. Il est trop difficile, voire impossible dans de nombreux cas, de déterminer si d'un point de vue juridique un contenu auquel on entend renvoyer par un hyperlien est diffamatoire ou illicite pour une autre raison. Le fait d'imposer d'office pareil fardeau aux journalistes par le biais d'un régime de responsabilité objective étoufferait la liberté de la presse. Pour paraphraser M. Berners-Lee, les hyperliens sont un outil essentiel non seulement à la révolution numérique mais aussi à notre prospérité actuelle et future, et même à notre liberté. Au même titre que la démocratie, il est nécessaire de les défendre[40]. Et il est remarquable qu'en concluant à une violation de l'article 10 de la Convention, le présent arrêt soit parvenu précisément à ce résultat.
[1] Jobbik est un parti politique de droite qui, à l'époque des faits, était la troisième formation politique du Parlement hongrois.
[2] Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits).
[3] Paragraphe 72 de l'arrêt.
[4] L'expression « particularités » figure dans le paragraphe 75 de l'arrêt, et le terme « spécificités » dans le paragraphe suivant.
[5] Paragraphe 74 de l'arrêt.
[6] Paragraphe 74 de l'arrêt. Ce point a déjà été évoqué dans mon opinion dissidente jointe à l'arrêt Mouvement raëlien suisse c. Suisse ([GC], no 16354/06, CEDH 2012), dans la partie intitulée « La forme du discours », ainsi qu'au point III de l'opinion dissidente commune des juges Sajó, Lazarova Trajkovska et Vučinić, jointe à la même affaire.
[7] Paragraphes 30, 31 et 32 de l'arrêt.
[8] Crookes c. Newton, [2011] 3 R.C.S. 269, 286. En conséquence, un hyperlien ne s'apparente pas à une publication car « un lien et une référence peuvent certes attirer l'attention du lecteur sur l'existence d'un article, mais ils ne le publient pas à nouveau ». In re Philadelphia Newspapers, LLC, 690 F.3d 161, 174-75 (3d Cir. 2012).
[9] Tim Berners-Lee, Commentary on Web Architecture: Links and Law, avril 1997.
[10] Tim Berners-Lee, « Long Live the Web » (2010), Scientific American.
[11] Tim Berners-Lee, Weaving the Web: The Original Design and Ultimate Destiny of the World Wide Web by its Inventor, 1999, cité dans Mark Sableman, « Link Law Revisited: Internet Linking Law at Five Years » (2001) 16 Berkeley Technology Law Journal 1273, 1275.
[12] Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel, précité, § 64.
[13] Crookes c. Newton, [2011] 3 R.C.S. 269, 285. Voir les références à cet argument dans mon opinion dissidente et dans l'opinion dissidente commune des juges Sajó, Lazarova Trajkovska et Vučinić jointes à l'arrêt Mouvement raëlien suisse, précité.
[14] La Cour de justice de l'Union européenne a elle aussi abordé cette question dans l'arrêt GS Media BV c. Sanoma Media Netherlands BV et autres, affaire C-160/15, §§ 45-46.
[15] Paragraphe 75 de l'arrêt.
[16] Les juges Sajó, Lazarova Trajkovska et Vučinić ont également développé cet argument dans le point III de l'opinion dissidente commune qu'ils ont jointe à l'arrêt Mouvement raëlien suisse, précité.
[17] Paragraphe 75 de l'arrêt.
[18] Cet argument est également évoqué par les juges Sajó, Lazarova Trajkovska et Vučinić dans l'opinion dissidente commune jointe à l'arrêt Mouvement raëlien suisse, précité.
[19] Dans l'arrêt, la Cour renvoie dans le paragraphe 76 à « un certain nombre d'éléments », et elle indique dans le paragraphe 77 que « les questions suivantes sont pertinentes ».
[20] Paragraphe 74 de l'arrêt.
[21] Dans le paragraphe 80 de l'arrêt, par exemple, la Cour traite de la question de la responsabilité du créateur d'un hyperlien tout en renvoyant explicitement aux critères définis dans l'arrêt Novaya Gazeta et Milashina c. Russie (no 45083/06, § 72, 3 octobre 2017) aux fins de l'établissement des responsabilités dans le domaine de la presse écrite traditionnelle.
[22] Ce critère subjectif suit la suggestion que j'avais faite dans l'opinion dissidente que j'avais jointe à l'arrêt Mouvement raëlien suisse, précité.
[23] Paragraphe 81 de l'arrêt.
[24] Paragraphe 77 de l'arrêt.
[25] Ibidem.
[26] Voir la partie intitulée « La forme du discours » de mon opinion séparée jointe à l'arrêt Mouvement raëlien suisse, précité.
[27] Paragraphes 28 et 30 de l'arrêt. La Cour constitutionnelle fédérale allemande a également dit ce qui suit : « de manière générale, dès lors que l'intérêt du public à être informé prime et que la personne qui les diffuse ne se les approprie pas, il est autorisé de rapporter des propos qui portent illégalement atteinte aux droits d'autrui à la protection de la personnalité alors même que l'atteinte initiale s'en trouverait perpétuée, voire amplifiée » (Cour fédérale allemande, I ZR 191/08, 14 octobre 2010). C'est également la thèse que je défendais dans mon opinion dissidente jointe à l'arrêt Mouvement raëlien suisse, précité.
[28] Paragraphe 80 de l'arrêt.
[29] Voir par exemple Article 19, Defining Defamation: Principles on freedom of expression and prevention of reputation, deuxième édition révisée, 2017.
[30] Conseil des droits l'homme des Nations unies, « La promotion, la protection et l'exercice des droits de l'homme sur Internet », 27 juin 2016, A/HRC/32/L20.
[31] Paragraphes 28 et 81 de l'arrêt. La question de l'usage illégal d'œuvres musicales, d'œuvres audiovisuelles et de jeux vidéo protégés par le droit d'auteur au moyen de liens conduisant vers les contenus en question peut être délicate. Dans l'affaire Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède ((déc.), no 40397/12, 19 février 2013), la Cour a dit qu'il y avait de bonnes raisons de restreindre le droit à la liberté d'expression des requérants car les activités commerciales qu'ils exerçaient dans le cadre du site Web « The Pirate Bay » s'analysaient en une infraction pénale qui appelait une sanction appropriée. Le site Web en question permettait à ses utilisateurs d'entrer en contact les uns avec les autres au moyen de fichiers torrent, assimilables en pratique à des hyperliens. La Cour a relevé que les juridictions internes avaient retenu que les intéressés n'avaient rien fait pour supprimer les fichiers torrent litigieux, alors pourtant qu'on leur avait enjoint de les effacer. Ce point de vue n'est cependant pas partagé par tous. Dans l'arrêt qu'elle a rendu le 12 mars 2015, la Cour suprême de Corée a dit que « même si les utilisateurs, lorsqu'ils cliquent sur l'hyperlien en question, sont dirigés vers de telles pages, etc., susceptibles de porter atteinte au droit de reproduction ou de diffusion d'un détenteur de droit d'auteur à raison de la publication ou de la diffusion sur Internet de contenu protégé par le droit d'auteur sans qu'une licence ou une autorisation ait été obtenue auprès du détenteur du droit d'auteur en question, l'acte de création d'un hyperlien ne peut en lui-même faciliter la commission de l'infraction. Le créateur de l'hyperlien ne peut donc, de ce fait, être reconnu coupable de complicité d'atteinte aux droits d'auteur » (décision 2012 DO13748).
http://eng.scourt.go.kr/eng/supreme/decisions/NewDecisionsView.work?seq=934&pageIndex=1&mode=6&searchWord=).
[32] Paragraphe 28 de l'arrêt. La Cour suprême d'Inde a également établi ce critère dans l'arrêt de principe qu'elle a rendu dans l'affaire Shreya Singhal v. Union of India. Elle a dit qu'il ne fallait pas imposer aux intermédiaires Internet d'exercer leur propre jugement quant à la question de la licéité de contenus, et que le régime de responsabilité fondé sur le critère de la « connaissance réelle » ne pouvait s'appliquer que dans les cas où la personne concernée avait été informée, par le biais d'une décision de justice ou d'une notification émanant d'un organisme public compétent agissant conformément à la loi, du caractère illicite du contenu en question ((2015) 5 SCC 1, §§ 138-140, 180 et 181).
[33] Paragraphe 77 de l'arrêt. La Cour met en lumière le caractère exceptionnel de ce motif subjectif de mise en jeu de la responsabilité lorsqu'elle dit, dans le paragraphe 80 de l'arrêt, que « la Cour ne peut exclure que, dans certaines situations bien particulières (…). »
[34] Il en va également ainsi dans les médias imprimés et audiovisuels classiques, étant donné que la Cour admet que dès lors qu'ils avaient déployé des efforts suffisant pour vérifier les informations en question à l'époque, les journalistes doivent être protégés même dans les cas où ils publient des informations qui s'avèrent ensuite inexactes (Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, §§ 49-52, 21 septembre 2010).
[35] Paragraphe 84 de l'arrêt.
[36] Paragraphes 14, 16, 19 et 20 de l'arrêt.
[37] Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete et Index.hu Zrt c. Hongrie, no 22947/13, § 89, 2 février 2016.
[38] Paragraphe 83 de l'arrêt.
[39] Observations du Gouvernement défendeur, paragraphe 20.
[40] Tim Berners-Lee, Weaving the Web, précité : « Le Web est un outil essentiel non seulement à la révolution numérique mais aussi à notre prospérité actuelle et future - et même à notre liberté. Comme la démocratie elle-même, il a besoin qu'on le défende. »