AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le vingt et un novembre mil neuf cent quatre vingt quatorze, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de M. le conseiller ROMAN, les observations de la société civile professionnelle PEIGNOT et GARREAU, de la société civile professionnelle Jean-Jacques GATINEAU et de la société civile professionnelle BORE et XAVIER, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général LIBOUBAN ;
Statuant sur les pourvois formés par :
- B... Jean-Marie,
- X... Françoise, épouse B..., contre l'arrêt de la cour d'appel de DOUAI, 4ème chambre, en date du 3 novembre 1993, qui a condamné le premier à 30 mois d'emprisonnement, dont 26 mois avec sursis, et 100 000 francs d'amende, et à la faillite personnelle pour abus de confiance, escroquerie, faux, usage de faux, banqueroute et infractions aux règles de la facturation, la seconde à 8 mois d'emprisonnement avec sursis et 50 000 francs d'amende pour recel de fonds provenant d'une escroquerie, et qui a prononcé sur les intérêts civils ;
Joignant les pourvois en raison de la connexité ;
Vu les mémoires produits en demande et en défense ;
Sur le premier moyen
de cassation, pris de la violation des articles
42,
405,
406 et
408 du Code pénal, des articles
591 et
593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a, par confirmation du jugement entrepris, déclaré Jean-Marie B... coupable du délit d'abus de confiance au préjudice de M. Z... ;
"aux motifs adoptés que Gérard Z..., employé de la société Noretud, a constaté que des sommes précomptées sur ses salaires de 1988 et 1989 au titre d'une retraite complémentaire et d'une assurance prévoyance cadre n'avaient pas été réservées aux organismes destinataires ; que Jean-Marie B... n'a jamais contesté que les sommes précomptées devaient être restituées et qu'il a même admis leur rétention, en raison de difficultés financières ; qu'on ne peut être qu'étonné de ce comportement, dès lors qu'il se rapporte à un fait isolé entraînant un bénéfice mineur ; que le délit d'abus de confiance est néanmoins établi ;
"alors, d'une part, que le délit d'abus de confiance n'est légalement constitué que s'il est constaté que les objets ou deniers ont été remis au prévenu en exécution de l'un des contrats énumérés à l'article
408 du Code pénal ; qu'en statuant comme elle l'a fait, sans préciser le contrat en vertu duquel les sommes non restituées avaient été remises, la cour d'appel a privé sa décision légale au regard des textes susvisés ;
"et alors, d'autre part, que le délit d'abus de confiance implique la constatation du détournement ou de la dissipation frauduleuse de la chose remise ;
qu'en se bornant à relever que le prévenu avait admis la rétention des sommes précomptées, en raison de difficultés financières, sans constater aucun fait de nature à caractériser le détournement frauduleux de ces sommes d'argent, la cour d'appel a derechef privé sa décision de base légale au regard des textes susvisés" ;
Sur le deuxième moyen
de cassation, pris de la violation des articles
42 et
405 du Code pénal, de l'article
593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale, défaut de réponse à conclusions ;
"en ce que l'arrêt attaqué a, par confirmation du jugement entrepris, déclaré Jean-Marie B... coupable du délit d'escroquerie au préjudice de la société Slibail ;
"aux motifs adoptés que la société Slibail a accepté de financer l'opération sur présentation de deux documents, à savoir, une facture établie à l'entête de la société Eogi adressée à la société Sits pour un montant de 4 955 207 francs hors taxe, portant sur la vente de matériel informatique, et un procès-verbal de réception de ce matériel, signé par Jean-Marie B... ; que la facture de la société Eogi concernait du matériel déjà en possession de la société Sits ou encore du matériel inexistant ; que la société Eogi n'a fourni aucun matériel à la société Sits, et que Jean-Pierre B... a utilisé une fausse facture et un faux procès-verbal qui ont déterminé la société Slibail à débloquer un crédit de 5 876 875,50 francs ;
"alors que Jean-Marie B... avait fait valoir, dans ses conclusions régulièrement déposées devant la Cour, que l'opération de financement lui avait été proposée, et avait été réalisée, par deux spécialistes financiers, MM. Y... et A..., qui en ont tiré l'essentiel des bénéfices, et que lui-même n'avait fait que signer aveuglement des documents préétablis, sans qu'il ait eu connaissance du caractère illégal de l'opération ; qu'en ne répondant pas à ce chef péremptoire des conclusions du prévenu, la cour d'appel a privé sa décision de motifs" ;
Sur le troisième moyen
de cassation, pris de la violation des articles
42,
147,
150 et
151 du Code pénal, de l'article
593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a, par confirmation du jugement entrepris, déclaré Jean-Marie B... coupable des délits de faux et usage de faux ;
"aux motifs adoptés qu'il vient d'être démontré que Jean-Marie B... avait conscience d'avoir, au moins, participé à un montage financier reposant sur des éléments frauduleux ; que les éléments frauduleux sont constitués par la facture d'équipement établie à l'entête de la société Eogi et le procès-verbal de réception du matériel ; que le prévenu soutient que la liste du matériel a été dressée par la société Eogi ; qu'on s'explique difficilement qu'une tierce personne ait pris seule l'initiative et ait deviné les besoins de la société prétendument acquéreuse ; que Jean-Marie B... a d'ailleurs admis, dans une lettre adressée le 24 avril 1990 à la direction des impôts, qu'il savait que, sur la liste, certains appareils n'existaient pas ou avaient été antérieurement acquis ; que, par ailleurs, il est établi que le matériel désigné sur la facture, en tout cas pour sa partie existante, n'a jamais quitté le siège de la société Sits, de sorte qu'en signant un procès-verbal de réception de matériel provenant de la société Eogi, Jean-Marie B... a manifestement commis un faux ; que tenter de faire croire qu'il a signé ledit document sans regarder procède d'une affirmation dérisoire, le prévenu n'apparaissant pas comme un individu naïf qui ne se serait pas intéressé à un marché portant en l'espèce, sur un montant de 4 955 207 francs hors taxe ; qu'enfin, au moment de la signature, Jean-Marie B... ne pouvait qu'avoir conscience qu'il utilisait deux faux documents, dès lors qu'ils ont constitué la base de l'escroquerie susdécrite ;
"alors que le prévenu avait soutenu dans ses conclusions d'appel qu'il n'avait jamais eu connaissance de la facture litigieuse avant le début de l'instruction, qu'il ignorait totalement les caractéristiques du matériel porté sur cette facture et qu'il s'était borné à signer "en blanc" le procès-verbal de réception, de sorte qu'on ne pouvait lui faire grief des délits de faux et d'usage de faux ;
qu'en se bornant à affirmer, pour rejeter ce moyen, "qu'on s'explique difficilement qu'une société tierce ait pris seule l'initiative" et que "tenter de faire croire que le prévenu a signé le procès-verbal de réception sans regarder procède d'une affirmation dérisoire, le prévenu n'apparaissant pas comme un individu naïf", la cour d'appel, qui s'est exprimée par des motifs dubitatifs, n'a pas donné à sa décision la base légale qui lui était nécessaire" ;
Sur le quatrième moyen
de cassation, pris de la violation des articles 196 et 197 de la loi du 25 janvier 1985, de l'article
402 du Code pénal et des articles
591 et
593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a, par confirmation du jugement entrepris, déclaré Jean-Marie B... coupable du délit de banqueroute pour avoir employé des moyens ruineux pour se procureur des fonds et détourné ou dissimulé tout ou partie de l'actif du débiteur, et a prononcé sa faillite personnelle ;
"aux motifs que Jean-Marie B... a admis qu'il avait monté l'opération litigieuse dans le but de se procurer de la trésorerie afin d'apurer un découvert bancaire qui était des plus préoccupant ;
que si l'emprunt en période suspecte n'est pas en lui-même condamnable, il ne peut en être ainsi lorsque la somme empruntée provient en réalité d'une infraction et expose l'auteur du délit à devoir sans délai en restituer la totalité, cette façon de procéder n'étant rien d'autre que le recours à un moyen ruineux prohibé par la loi ; qu'à cet égard, le tribunal, pour entrer en voie de condamnation, a, à juste titre, relevé que le prétendu crédit avait été souscrit le 23 décembre 1988 alors que l'état de cessation des paiements remontait déjà à plusieurs mois ;
"que le délit de banqueroute par détournement d'actif suppose de son côté, pour être constitué, l'existence d'une dissipation volontaire d'un élément du patrimoine d'une société en état de cessation de paiement par le dirigeant social de fait ou de droit ;
que l'infraction n'est pas constituée en ce qu'elle concerne les fonds provenant de l'escroquerie mais que les autres détournements d'actif sont, par contre, caractérisés, les agissements du prévenu ayant contribué à compromettre l'achat, pour son compte personnel, par Jean-Marie B..., de diverses parts sociales, et, d'autre part, au règlement des salaires du personnel d'autres sociétés dans lesquelles Jean-Marie B... avait un intérêt direct ;
"alors, d'une part, que l'emploi de moyens ruineux n'est constitutif de banqueroute que s'il a été fait dans l'intention d'éviter ou de retarder l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire ; qu'en ne recherchant pas si l'opération litigieuse avait été faite dans une telle intention, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;
"et alors, d'autre part, que seuls des agissements frauduleux, commis de mauvaise foi, peuvent légalement constituer le détournement d'actifs incriminé par l'article par l'article 197 de la loi du 25 janvier 1985 ; que la cour d'appel, qui n'a pas caractérisé la mauvaise foi du prévenu et son intention de porter préjudice à ses sociétés, n'a pas légalement caractérisé le délit de banqueroute par détournement d'actifs, violant ainsi les textes visés au moyen" ;
Sur le cinquième moyen
de cassation, pris de la violation des articles
42,
405,
460 et
461 du Code pénal, de l'article
593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale, défaut de réponse à conclusions ;
"en ce que l'arrêt attaqué a, par confirmation du jugement entrepris, déclaré Françoise B... coupable du délit de recel d'escroquerie au préjudice de la société Slibail ;
"aux motifs propres que Françoise B... a nécessairement eu son attention appelée sur le caractère suspect du mouvement de fonds portant sur une somme anormalement élevée pour laquelle elle a eu soin d'ouvrir un compte spécial, qui a permis de faire transiter les fonds d'origine frauduleuse, cela quand bien même elle aurait ignoré les circonstances précises du délit originaire ou la personne au préjudice de laquelle cette infraction avait été commise ;
"et aux motifs adoptés qu'il est évident que la prévenue a interrogé son mari sur la raison et le bien-fondé du procédé utilisé et qu'elle a obtenu les réponses souhaitées ; qu'en toutes hypothèses, elle s'est trouvée mêlée, en connaissance de cause, aux opérations litigieuses et a bénéficié du produit de l'escroquerie en utilisant la somme de 250 000 francs pour les besoins domestiques du couple ;
"alors, d'une part, que la qualité de receleur suppose un délit principal punissable ; que la cassation de l'arrêt en ce qu'il a déclaré Jean-Marie B... coupable du délit d'escroquerie, entraînera, par voie de conséquence, sa cassation en ce qu'il a déclaré Françoise B... coupable du délit de recel d'escroquerie ;
"et alors, d'autre part, subsidiairement, que le recel n'est caractérisé que s'il est établi que le receleur connaissait la provenance délictueuse ou criminelle des choses recelées ; qu'en se bornant à relever que Françoise B... avait nécessairement eu son attention appelée sur le caractère suspect du mouvement de fonds, sans constater qu'elle avait eu connaissance de leur origine délictueuse, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision" ;
Les moyens étant réunis ;
Attendu que les énonciations de l'arrêt attaqué et du jugement qu'il confirme mettent la Cour de Cassation en mesure de s'assurer que la cour d'appel, par des motifs exempts d'insuffisance et de contradiction et répondant aux articulations essentielles des conclusions dont elle était saisie, a caractérisé en tous leurs éléments constitutifs, tant matériels qu'intentionnel, les infractions dont elle a déclaré les prévenus coupables, et a ainsi justifié l'allocation, au profit des parties civiles, des indemnités propres à réparer le préjudice en découlant ;
D'où il suit que les moyens, qui se bornent à remettre en question l'appréciation souveraine, par les juges du fond, des faits et circonstances de la cause contradictoirement débattus devant eux, ne sauraient être admis ;
Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE
les pourvois ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Où étaient présents : M. Gondre conseiller le plus ancien, faisant fonctions de président en remplacement du président empêché, M. Roman conseiller rapporteur, MM. Hecquard, Culié, Schumacher, Martin conseillers de la chambre, M. de Mordant de Massiac, Mme Mouillard, M. de Larosière de Champfeu conseillers référendaires, M. Libouban avocat général, Mme Nicolas greffier de chambre ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;