QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE BIVOLARU c. ROUMANIE
(Requête no 28796/04)
ARRÊT
STRASBOURG
28 février 2017
DÉFINITIF
28/05/2017
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Bivolaru c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Marko Bošnjak, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 janvier 2017,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 28796/04) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Gregorian Bivolaru (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er octobre 2004 (paragraphe 77 ci-dessous) en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me G. Thuan Dit Dieudonné, avocat à Strasbourg. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, et par sa coagente, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue en particulier qu'il a été privé illégalement de sa liberté, que son droit à la présomption d'innocence a été méconnu et que ses droits au respect de la vie privée et du domicile et à l'image ont été transgressés.
4. Le 21 juin 2011, les griefs concernant la privation de liberté de l'intéressé, ainsi que le respect des droits de ce dernier à la présomption d'innocence et au respect de la vie privée, garantis par les articles 5 §§ 1 et 2, 6 § 2 et 8 de la Convention, ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.
5. À la suite du déport de Iulia Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), Krzysztof Wojtyczek a été désigné par le président pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
6. Le requérant est né en 1952 et réside, selon les renseignements qu'il a fournis à la Cour, à Karslkrona (Suède). D'après les informations à la disposition de la Cour, le requérant se trouve à présent en Roumanie (paragraphe 67 ci-dessous).
7. En 1972, le requérant fonda la première école de yoga en Roumanie. Sous le régime communiste, entre 1972 et 1989, le requérant fit l'objet de différentes enquêtes de la part de l'ancien service roumain de renseignement et fut emprisonné à plusieurs reprises. Après la révolution roumaine de 1989, l'école de yoga dirigée par le requérant comptait plus de 35 000 adhérents. Depuis 1990, le requérant est le leader d'un mouvement spirituel de yoga connu sous le nom de « Mouvement pour l'intégration spirituelle dans l'absolu » (« le MISA »). Le requérant est l'auteur de plus de quinze livres dans ce domaine.
8. Les activités du MISA firent l'objet d'une attention particulière de la part du Service roumain de renseignements (« le SRI »), qui mit sous surveillance des membres de ce mouvement pour des infractions susceptibles de mettre en danger la sécurité nationale. Le 12 février 2004, une enquête fut ouverte des chefs de propagande en faveur d'un État totalitaire et d'actes de perversion sexuelle.
9. Les différentes enquêtes pénales dirigées contre les membres du MISA par les autorités nationales et les actes d'enquête réalisés par ces dernières sont décrits dans les affaires Amarandei et autres c. Roumanie (no 1443/10, §§ 7-14, 26 avril 2016) et Mouvement pour l'intégration spirituelle dans l'absolu c. Roumanie ((déc.), no 18916/10, §§ 4-9, 2 septembre 2014).
A. La surveillance et la mise sur écoute du requérant
1. La version du requérant
10. Depuis 1995, le requérant aurait fait l'objet de mesures de surveillance de la part du SRI et son domicile aurait été placé sur écoutes téléphoniques.
11. Le requérant indique que, le 1er février 1999, le SRI a saisi le parquet près la cour d'appel de Bucarest des chefs de propagande en faveur d'un régime totalitaire et communication de fausses informations et que, par une ordonnance du 30 octobre 2000, ce parquet a rendu un non-lieu. Il ajoute que le SRI a saisi le parquet près la Cour suprême de justice le 27 mai 2002 des mêmes infractions, qu'il était soupçonné avoir commises entre 1999 et 2002, et que ledit parquet a rendu un non-lieu le 7 avril 2003.
12. Le requérant indique également que ses conversations téléphoniques avec deux adhérentes du MISA, à savoir M.D. et F.M.M., ont été interceptées par le SRI sur le fondement de mandats délivrés par le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice.
2. La version du Gouvernement
13. Le Gouvernement a versé au dossier des plaintes et des mémoires adressés de 1996 à 2004 aux autorités internes de poursuite par des citoyens dont les enfants auraient eu des contacts avec le MISA. Ceux-ci se plaignaient d'un changement d'attitude de leurs enfants, lesquels auraient abandonné leurs études ou leur travail et auraient coupé les liens avec leurs familles dans le but de suivre le requérant. Ils demandaient que des enquêtes fussent menées.
14. Le Gouvernement conteste les allégations du requérant selon lesquelles celui-ci a fait l'objet d'une surveillance par le SRI dès 1995. Il admet que le MISA a fait l'objet d'une vérification de ses activités, au motif qu'il y avait des indices quant à la pratique d'activités illégales par certains de ses membres, et précise que le SRI n'a pas concentré sa surveillance sur l'activité du requérant.
15. Le Gouvernement indique que, par trois mandats successifs émis le 13 novembre 2002 et les 11 février et 9 mai 2003, le parquet général a ordonné la mise sur écoute du requérant, conformément à l'article 3 f), h) et l) de la loi no 51/1991 concernant la sûreté nationale (« la loi no 51/1991 ») et à l'article 10 de la loi no 14/1992 concernant l'activité du SRI. Il précise que ces mandats ont été classés « secret d'État » et que, sur leur base, le SRI a enregistré les conversations téléphoniques du requérant avec M.D. et F.M.M. Il ajoute que, à la demande de la Haute Cour de cassation et de justice, ces mandats ont été déclassifiés par le parquet et versés au dossier de la procédure pénale engagée contre le requérant au niveau interne pendant la procédure de pourvoi en recours (paragraphe 59 ci-dessous).
B. L'ouverture des poursuites pénales contre le requérant
16. Le 29 juillet 2003, la mère de M.D. saisit la police de sa ville d'une plainte, indiquant que sa fille, mineure, avait quitté son domicile et s'était installée à Bucarest sous l'influence d'un groupe de yoga.
17. Par une ordonnance du 12 mars 2004, le parquet près la cour d'appel de Bucarest ordonna l'ouverture de poursuites pénales in rem pour évasion fiscale, crime organisé et blanchiment d'argent, infractions qui auraient été commises par des membres du MISA. L'ordonnance mentionnait des informations relatives à la vente d'images pornographiques sur Internet par des membres du MISA qui auraient agi sous la coordination du requérant.
18. Le 18 mars 2004, les autorités déclenchèrent un vaste coup de filet reposant sur l'intervention d'un très grand nombre de militaires, membres d'une unité d'élite de la gendarmerie, spécialisée dans le combat antiterroriste, sous la coordination des procureurs du parquet près la cour d'appel. Seize immeubles occupés par des membres du MISA furent perquisitionnés. Parmi ces immeubles se trouvait celui occupé par M.D., âgée de dix-sept ans à l'époque. Le domicile du requérant aurait également été perquisitionné.
19. Le même jour, M.D. fut interrogée, en tant que témoin, par le parquet près la cour d'appel de Bucarest pendant plusieurs heures, sans qu'elle fût assistée par un avocat ou un membre de sa famille. Il ressortait de sa déclaration que le requérant avait entretenu des rapports sexuels avec elle en 2002. Le parquet près la cour d'appel de Bucarest qualifia cette déclaration de plainte pénale contre le requérant et considéra que M.D. était partie lésée dans la procédure.
20. Le jour suivant, M.D. retira cette déclaration et déposa une plainte pour abus contre le procureur l'ayant interrogée. Cette plainte fut rejetée à une date non précisée en 2004 au motif que M.D. avait été interrogée en qualité de témoin et non pas de partie lésée.
21. Entre-temps, le 16 mars 2004, la mère de M.D., interrogée comme témoin, avait déclaré que sa fille avait quitté le domicile familial pour partir à Bucarest sous l'influence de « personnes qui pratiquaient le yoga » et que le requérant lui avait fourni différents biens. Elle réitéra la teneur de sa déclaration le 22 mars 2004.
22. Le 26 mars 2004, le parquet près la cour d'appel de Bucarest ordonna des poursuites à l'encontre du requérant des chefs de rapports sexuels avec un mineur et de perversion sexuelle.
23. Le 29 mars 2004, le parquet ordonna une expertise médicolégale sur M.D. Le 1er avril 2004, celle-ci, accompagnée par son avocat, se présenta à l'Institut national de médecine légale de Bucarest afin de se soumettre à l'examen médicolégal. Une manifestation fut organisée en même temps devant cette institution par les membres du MISA, ce qui aurait déterminé l'intéressée à refuser ledit examen. M.D. déclara au parquet qu'elle se soumettrait à l'examen à une date ultérieure, mais elle ne se représenta pas.
24. En mai 2004, deux autres personnes, M.A.A. et S.I. déposèrent des plaintes pénales contre le requérant, qu'elles accusaient d'avoir eu des rapports sexuels avec un mineur ; ces plaintes furent jointes au dossier pénal concernant M.D.
C. L'interpellation du requérant
1. La version du requérant
25. Le requérant indique qu'il avait planifié un voyage en Hongrie pour participer à un séminaire de yoga et que, pour cette raison, il s'était rendu le 28 mars 2004, vers 19 heures, à la douane de Nădlac, entre la Roumanie et la Hongrie, pour vérifier si une interdiction de quitter le territoire roumain avait été émise à son encontre.
26. Alors que l'intéressé se serait trouvé dans le bâtiment de la douane, il aurait été interpellé par la police des frontières à 20 h 30. Par la suite, il aurait été photographié et soumis à une fouille corporelle, et une perruque aurait été trouvée dans sa voiture. À 21 heures, les agents de police auraient pris plusieurs photographies du requérant après l'avoir contraint à porter la perruque. Ils auraient par la suite obligé le requérant à participer à la reconstitution des faits survenus au poste-frontière et auraient filmé cette procédure de reconstitution. Ces images auraient été diffusées, quelques heures plus tard, par les principales chaînes de télévision. À 23 heures, un procès-verbal de fouille corporelle aurait été dressé par les représentants de la police des frontières.
2. La version du Gouvernement
27. Le Gouvernement décrit comme suit les circonstances ayant entouré l'interpellation du requérant.
28. Le requérant avait sollicité de F.F.Z., employé des douanes à Sfântu Gheorghe et membre du MISA, son aide pour traverser la frontière entre la Roumanie et la Hongrie. Le 27 mars 2004, F.F.Z. se présenta au bureau douanier de Nădlac et demanda des renseignements sur l'existence d'une éventuelle consigne à la frontière concernant le requérant. En raison d'une confusion avec le nom d'une autre personne, le policier en service indiqua informellement à F.F.Z., de manière erronée, que le requérant avait été signalé comme faisant l'objet d'une interdiction de quitter le pays.
29. Dans la soirée du 28 mars 2004, F.F.Z. traversa légalement le point de contrôle accompagné par d'autres personnes. Il laissa ces personnes dans la zone neutre, dans deux voitures, avant de revenir chercher le requérant qui l'attendait seul devant la douane sur le territoire roumain. F.F.Z. rencontra le requérant, qui portait une perruque, et ils se dirigèrent ensemble vers le point d'entrée en Roumanie. Les deux hommes entrèrent dans le bureau unique de la douane par la porte destinée aux employés et en ressortirent en se dirigeant vers la Hongrie, sans passer par le point de contrôle de sortie de Roumanie.
30. F.F.Z. et le requérant furent interpellés par un policier à une distance d'environ 10 à 30 mètres après le point de contrôle des passeports. Lors du contrôle, il fut constaté qu'un cachet de la douane figurait sur le passeport de F.F.Z. mais pas sur celui du requérant. Le policier nota que le requérant portait une perruque et il lui demanda de l'enlever afin de l'identifier. Il décrivit ensuite les démarches faites aux fins d'identification des autres personnes retrouvées dans la zone neutre (paragraphe 32 ci-dessous). Ces faits furent consignés dans un procès-verbal de constatation. Selon ce procès-verbal, les personnes concernées, à savoir le requérant et F.F.Z., avaient été informées du contenu de ce document et avaient refusé de signer ce dernier. Deux témoins certificateurs signèrent le procès-verbal pour attester de la conformité des faits constatés.
31. À 23 heures, à la suite d'une fouille corporelle du requérant, la police aux frontières dressa un procès-verbal, qui fut signé par l'intéressé. Il y fut noté que le requérant avait sur lui 4 400 dollars américains, 20 euros et deux sacs avec des objets personnels, parmi lesquels un contrat d'assurance médicale pour l'étranger et deux guides touristiques pour l'Europe et la France.
32. La police identifia les personnes qui attendaient le requérant dans la zone neutre. Dans l'une des voitures, elle trouva plusieurs documents appartenant au requérant, dont la carte d'identité de ce dernier. Un procès-verbal fut dressé en présence des personnes interpellées pour constater ces faits. L'agent des douanes signa ce procès-verbal.
33. Le Gouvernement indique que, lors de l'enquête préliminaire, des photographies du requérant portant sa perruque ont été prises dans le cadre de la procédure de reconstitution des faits. Il ajoute qu'aucun film n'a été réalisé lors de cette reconstitution, et il précise que les photographies n'ont jamais été publiées dans la presse.
D. L'arrestation du requérant et son placement en détention provisoire
1. La garde à vue du requérant
34. Le 28 mars 2004, à 23 heures, l'inspection de la police d'Arad demanda au requérant de faire une déclaration sur le passage illégal de la frontière auquel il se serait livré. Le requérant s'y refusa en indiquant qu'il ferait une telle déclaration en présence de l'avocat de son choix. Un procès-verbal fut dressé pour constater le refus du requérant. Ce document fut signé par deux témoins.
35. Au matin du 29 mars 2004, le parquet près le tribunal de première instance d'Arad informa le requérant qu'il était accusé de tentative de passage illégal de la frontière. En présence de six avocats de son choix, le requérant fit une déclaration et nia les faits reprochés.
36. Toujours le 29 mars 2004, un document fut établi pour dresser la liste des objets trouvés sur le requérant. Ce dernier le signa et y nota ses observations. Le même jour, F.F.Z et le témoin B.E. furent interrogés.
37. Également le 29 mars 2004, le requérant fut placé en garde à vue au motif que, eu égard aux pièces rassemblées lors de son interpellation, il avait tenté de passer illégalement la frontière entre la Roumanie et la Hongrie. Le même jour, le parquet près le tribunal de première instance d'Arad confirma l'ouverture de poursuites pénales contre le requérant du chef de tentative de passage illégal de la frontière, infraction punie par l'article
20 du code pénal en vigueur à l'époque des faits combiné avec l'article 70 § 1 de l'ordonnance d'urgence du gouvernement no 105/2001 concernant les frontières de la Roumanie. Il déclina par la suite sa compétence en faveur du parquet près la cour d'appel de Bucarest, au motif que le requérant faisait déjà l'objet d'une enquête pour des faits qu'il estimait être connexes à ceux de l'affaire dont il était saisi. Le dossier fut envoyé audit parquet pour être joint à celui ayant pour objet les infractions sexuelles.
38. Le requérant fut transféré à Bucarest.
2. Le placement en détention provisoire du requérant
39. Toujours le 29 mars 2004, le parquet près la cour d'appel de Bucarest informa le requérant, en présence de deux avocats de son choix, qu'il était accusé des infractions de rapports sexuels avec une mineure et de perversion sexuelle ainsi que de tentative de passage illégal de la frontière. Le procès-verbal dressé à cette occasion indiquait les articles de loi qui réprimaient ces infractions et contenait un résumé des faits reprochés. Il était ainsi noté que, de 2002 à 2004, le requérant avait eu des rapports sexuels et entretenu des relations perverses de type sexuel avec une mineure en se prévalant de sa qualité de professeur et de surveillant et en offrant à l'intéressée des sommes d'argent ou d'autres biens. Il était également noté que, le 28 mars 2004, le requérant avait tenté de passer illégalement la frontière à la douane de Nădlac.
40. Le parquet proposa que le requérant fût placé en détention provisoire. S'agissant des preuves retenues relativement à l'accusation de rapports sexuels avec une mineure, le parquet mentionna les éléments suivants : la déclaration de M.D. par laquelle celle-ci avait indiqué avoir eu des relations sexuelles avec le requérant (paragraphe 19 ci-dessus) ; la plainte et la déclaration de la mère de M.D., laquelle avait dénoncé le départ de sa fille mineure à Bucarest ; le journal intime de M.D. dans lequel celle-ci avait détaillé ses relations avec le requérant et relaté que celui-ci lui avait donné différents objets et de l'argent ; des photos et images vidéo représentant M.D. en compagnie du requérant ; et le procès-verbal de perquisition du domicile de M.D. et F.M.M. Pour étayer les soupçons concernant l'infraction de tentative de passage illégal de la frontière, le parquet se référa au procès-verbal de constatation dressé lors de l'interpellation du requérant, à la déclaration de F.F.Z. combinée avec ledit procès-verbal ainsi qu'avec le procès-verbal de contrôle, et à la déclaration du témoin B.E.
41. Le requérant fut interrogé le même jour par le parquet près la cour d'appel de Bucarest. Il nia les faits reprochés. Il accusa également les employés de la douane d'avoir pris des photographies de lui alors qu'il s'y serait refusé et d'avoir de la sorte porté atteinte à sa vie privée. Enfin, il déclara qu'il était allé à la douane de Nădlac pour savoir s'il existait une interdiction émise à son encontre, raison pour laquelle il se serait rendu directement au bureau des employés de la douane, et qu'il n'avait donc eu aucune intention de passer illégalement la frontière.
42. Le parquet mit en mouvement l'action pénale contre le requérant pour les chefs d'accusation susmentionnés.
43. Le requérant fut à nouveau interrogé en présence de ses avocats. Il maintint ses déclarations antérieures. Il ajouta que la perruque trouvée sur lui à la douane de Nădlac lui appartenait et qu'il l'avait utilisée de Bucarest à Nădlac pour échapper à l'hostilité du public.
44. Le 30 mars 2004, sur proposition du parquet, le tribunal départemental de Bucarest ordonna le placement du requérant en détention provisoire jusqu'au 27 avril 2004, en se référant aux articles 143 et
148 c), h) et i) du code de procédure pénale (le CPP) tel qu'en vigueur à l'époque des faits. Le tribunal notait qu'il y avait des indices permettant de soupçonner le requérant d'avoir commis les infractions de rapports sexuels avec une mineure, de perversion sexuelle et de tentative de passage illégal de la frontière. À ce sujet, il énumérait comme preuves les déclarations et plaintes de la mère de M.D. et les dépositions de plusieurs témoins, les pièces saisies lors des perquisitions domiciliaires effectuées chez M.D. et chez F.M.M. le 18 mars 2004, le journal intime de M.D., la déclaration de F.F.Z. et le procès-verbal de constatation du 28 mars 2004.
45. Le tribunal estimait ensuite que l'infraction de tentative de passage illégal de la frontière ne justifiait pas le placement du requérant en détention provisoire, étant donné que la peine infligée était inférieure à la limite prévue par l'article 148 h) du CPP. Il considérait en revanche que, s'agissant des accusations concernant les infractions de nature sexuelle, le placement en détention était justifié au regard de l'article 148 c), h) et i) du CPP. Sur ce point, le tribunal départemental motivait sa décision par l'intention du requérant de quitter le pays afin d'échapper aux poursuites, ainsi que par le danger que l'intéressé influençât M.D. ou qu'il tentât d'arriver à une entente frauduleuse avec elle. Le tribunal se fondait également sur la durée de la peine prévue par la loi pour les infractions reprochées au requérant.
3. La remise en liberté du requérant
46. Le même jour, le requérant forma un pourvoi en recours contre la décision ordonnant son placement en détention provisoire en soulevant une exception d'incompétence : il arguait que l'affaire n'avait pas été tranchée par une formation de jugement spécialisée pour les mineurs et que le tribunal départemental était donc incompétent.
47. Par un arrêt définitif du 1er avril 2004, la cour d'appel de Bucarest (« la cour d'appel ») fit droit au pourvoi en recours du requérant pour une autre raison que celle invoquée par l'intéressé : elle jugea que le tribunal départemental de Bucarest n'avait pas la compétence matérielle pour décider de la détention provisoire, et elle renvoya l'affaire devant le tribunal de première instance du cinquième arrondissement de Bucarest dans la circonscription duquel certains des faits s'étaient déroulés. La cour d'appel ordonna également la remise en liberté du requérant.
48. Les heures auxquelles cet arrêt a été prononcé et communiqué au lieu de détention du requérant ne figurent pas dans le dossier. Il ressort toutefois des enregistrements des émissions de télévision versés au dossier par le requérant que l'audience devant la cour d'appel a eu lieu à midi.
49. Le requérant fut remis en liberté à 21 h 10.
50. Après sa libération, le requérant ne fut pas retrouvé par les autorités. Il continua à être représenté dans la procédure subséquente par ses avocats.
E. La médiatisation de l'affaire
51. Le 23 mars 2004, le député R.T. prit la parole dans le cadre d'une séance officielle de la Chambre des députés de Roumanie. À cette occasion, il traita le requérant de « schizophrène », « mutant génétique », « bâtard » et « monstre », et il demanda son placement en détention.
52. Le ministre de l'Administration et de l'Intérieur, I.R., déclara, le 5 avril 2004, dans plusieurs journaux :
« Je trouve étrange la libération, pour des raisons procédurales, de Gregorian Bivolaru. »
53. Le requérant a versé au dossier des photocopies d'un grand nombre d'articles des principaux journaux parus entre le 19 mars 2004 et le 1er avril 2004 (Cronica Română, Cotidianul, Jurnal Național, Curierul Național, Libertatea, Național, România Liberă, Adevărul, Curentul, Evenimentul zilei, Gardianul, Ziarul, Realitatea românească, Cotidian Național, Ziua, Monitorul). Dans ces articles, les journalistes présentaient les circonstances de l'interpellation du requérant et les accusations portées à son encontre concernant les infractions à caractère sexuel et sa prétendue relation avec M.D. Ils faisaient référence à des sources telles que les « enquêteurs ». Les informations fournies par des officiels identifiés par leur fonction ou leur nom et liés à l'enquête se limitaient à des renseignements concernant le déroulement de l'enquête. Certains journaux publièrent, le 1er avril 2004, le résumé du déroulement de l'audience concernant la détention provisoire du requérant et indiquèrent que le parquet avait accusé l'intéressé d'avoir eu des relations intimes avec la victime M.D. laquelle aurait voyagé avec lui à l'étranger sans l'accord de ses parents pour des avantages matériels. Les mêmes articles de journal mentionnèrent la réplique des avocats de l'intéressé selon lesquels ces faits ne constituaient que des « fantasmes d'une adolescente » qui avait été tolérée dans l'entourage de l'intéressé en raison de son amitié avec F.M.M. Les sources de ces articles ne sont pas indiquées.
54. Le journal Realitatea românească publié le 29 mars 2004 montrait une photographie du visage du requérant portant une perruque et se trouvant derrière une grille. Les autres journaux versés au dossier par le requérant comportaient des photographies présentant l'intéressé seul ou lors des réunions du MISA.
55. Le 29 mars 2004, le bureau de presse du parquet près la cour d'appel de Bucarest émit un communiqué de presse pour informer le public du renvoi en jugement du requérant ainsi que des infractions dont celui-ci était accusé et de leur fondement juridique. Le communiqué de presse ne détaillait pas les faits reprochés au requérant.
56. Le 13 août 2004, le parquet publia un nouveau communiqué de presse dans l'affaire, par lequel il informait le public des accusations retenues contre le requérant ainsi que des faits qui lui étaient reprochés.
57. À une date non précisée en 2005, dans le contexte du rejet de la demande d'extradition du requérant opposé par la Suède à la Roumanie (paragraphe 65 ci-dessous), le ministre de la Justice demanda à l'inspection judiciaire près le Conseil supérieur de la magistrature (« le CSM ») de mener une enquête concernant le respect des droits procéduraux dans les affaires concernant le requérant tant pendant la phase de poursuites pénales que pendant celle de jugement. Cette enquête visait également l'éventuelle fuite d'informations confidentielles à la presse et les allégations selon lesquelles les autorités avaient alimenté une campagne de presse qui aurait porté atteinte aux droits du requérant à la présomption d'innocence et à la vie privée.
58. Le 23 février 2006, la formation plénière du CSM approuva la note rédigée à la suite de l'enquête diligentée dans l'affaire concernant l'intéressé, d'après laquelle les autorités n'avaient pas alimenté de campagne de presse concernant le requérant. Selon cette note, lors des perquisitions du 18 mars 2004, des particuliers qui ne faisaient pas partie de l'équipe d'investigation avaient été présents dans les alentours et avaient filmé les bâtiments depuis l'extérieur, et les personnes qui vivaient dans le voisinage des immeubles perquisitionnés avaient appelé la presse. En outre, se référant à un article paru dans le journal Ziua le 28 avril 2004, la note indiquait que l'avocat du requérant avait fait des déclarations à la presse et avait donné des détails sur l'investigation tout en essayant de convaincre l'opinion publique que l'intéressé était victime d'une enquête abusive. Par ailleurs, les membres du MISA auraient essayé par leurs manifestations d'influencer la presse et de dénigrer les autorités judiciaires.
F. Les développements ultérieurs de l'affaire
1. La procédure pénale contre le requérant
59. Par un réquisitoire du 13 août 2004, le parquet près la cour d'appel de Bucarest renvoya le requérant en jugement devant le tribunal départemental de Bucarest des chefs de rapports sexuels avec une mineure, de perversion sexuelle, de corruption de mineur, de traite des personnes et de passage illégal de frontière.
60. Tout au long de la procédure pénale, M.D. nia avoir eu avec le requérant une relation intime. Le requérant nia également les faits reprochés.
61. Par un jugement du 23 avril 2010, confirmé en appel par un arrêt de la cour d'appel d'Alba Iulia du 14 mars 2011, le tribunal départemental prononça l'acquittement du requérant de certains chefs d'accusation et clôtura la procédure pour cause de prescription en ce qui concernait les autres chefs d'accusation.
62. Le parquet près la cour d'appel de Bucarest forma un pourvoi en recours. Par un arrêt du 12 avril 2012, la Haute Cour de cassation et de justice fit droit au pourvoi en recours du parquet, cassa l'arrêt rendu en appel et ajourna l'affaire pour le jugement au fond. Elle demanda au parquet de verser au dossier les mandats émis pour l'interception des conversations téléphoniques du requérant. Le parquet déclassifia les trois mandats émis au nom du requérant le 13 novembre 2002 et les 11 février et 9 mai 2003 et les versa au dossier de l'affaire.
63. Par un arrêt définitif du 14 juin 2013, la Haute Cour de cassation et de justice condamna le requérant in absentia à une peine de six ans d'emprisonnement du chef de rapports sexuels avec un mineur commis sur la personne de M.D. Elle l'acquitta en revanche pour certaines infractions et clôtura l'affaire pour cause de prescription en ce qui concernait le restant des infractions. Les parties n'ont pas versé de copie de cet arrêt au dossier de la présente affaire.
2. La demande d'asile politique du requérant
64. Le requérant, qui était parti en Suède dans l'intervalle, déposa le 24 mars 2005 une demande d'asile politique.
65. Le 21 octobre 2005, la Cour suprême suédoise rejeta la demande d'extradition formulée par le ministère roumain de l'Intérieur au motif que, du fait de ses opinions religieuses, le requérant risquait d'être persécuté en cas d'extradition vers la Roumanie.
66. Le 2 janvier 2006, les autorités suédoises accueillirent la demande d'asile du requérant, accordant à ce dernier un permis de séjour permanent en tant que réfugié, ainsi qu'une nouvelle identité.
67. Le 26 février 2016, d'après les informations à la disposition de la Cour, le requérant fut arrêté à Paris et extradé vers la Roumanie.
3. Développements ultérieurs
68. Le 8 octobre 2012, se fondant sur les articles 6, 8 et 13 de la Convention, le requérant a saisi la Cour d'une nouvelle requête (no 66580/12), dans laquelle il dénonce, parmi d'autres, le défaut d'équité de la procédure pénale menée contre lui (paragraphes 59 à 63 ci-dessus) et l'illégalité de l'interception de ses conversations téléphoniques dans le cadre de la même procédure pénale (paragraphes 15 et 62 ci-dessus).
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
69. Les dispositions pertinentes en l'espèce du CPP concernant la détention provisoire, en vigueur à l'époque des faits, se lisaient comme suit :
Article 143 - Les conditions d'une garde à vue
« La garde à vue peut être ordonnée (...) s'il y a des indices suffisants [quant à la commission d'une infraction par le prévenu]. Cette mesure peut être ordonnée, dans les conditions prévues à l'article
148 du CPP, sans [qu'il soit nécessaire de] vérifier les limites de la peine d'emprisonnement susceptible d'être prononcée (...). Il y a des indices suffisants lorsque les informations disponibles indiquent que la personne qui fait l'objet des poursuites est celle qui a commis l'infraction. »
Article 148 - La mise en détention provisoire de l'inculpé
« La mise en détention de l'inculpé peut être ordonnée [par le procureur] si les exigences prévues par l'article 143 sont remplies et dans l'un des cas suivants : (...)
c) l'inculpé s'est enfui ou il s'est caché afin de se soustraire aux poursuites ou au procès, ou il a fait des préparatifs en ce sens, (...) ;
d) il y a des éléments suffisants pour conclure que l'inculpé a essayé d'empêcher la découverte de la vérité par (...) la destruction ou la modification des éléments matériels de preuve ou par d'autres faits similaires ;
(...)
h) [l'inculpé a perpétré] un crime ou un délit pour lequel la loi prévoit une peine d'emprisonnement supérieure à quatre ans et [il existe] des preuves certaines que son maintien en liberté constituerait un danger pour l'ordre public ;
(...)
i) il y a des données et des indices suffisants [démontrant] que l'inculpé [pourrait exercer] des pressions sur la partie lésée ou qu'il [pourrait tenter] une entente frauduleuse avec elle. »
70. Les dispositions pertinentes en l'espèce de la loi no 51/1991 et du CPP concernant l'interception des communications téléphoniques sont citées dans les affaires Dumitru Popescu c. Roumanie (no 2) (no 71525/01, §§ 41 et suiv., 26 avril 2007) et Bucur et Toma c. Roumanie (no 40238/02, §§ 55 et suiv., 8 janvier 2013).
71. Les dispositions et la jurisprudence internes en matière de fuite d'informations judiciaires confidentielles dans la presse sont présentées dans les affaires Căşuneanu c. Roumanie (no 22018/10, §§ 35-41, 16 avril 2013) et Voicu c. Roumanie (no 22015/10, § 39, 10 juin 2014).
EN DROIT
I. REMARQUES PRÉLIMINAIRES
A. Sur la date de l'introduction de la requête
72. Le Gouvernement remet en question la date de l'introduction de la présente requête devant la Cour retenue dans la décision Bivolaru c. Roumanie ((déc.), no 28796/04, 21 juin 2011), à savoir le 23 juin 2004, au motif qu'il ressort des documents qui lui ont été transmis lors de la communication de l'affaire que la première lettre du requérant datait du 1er octobre 2004.
73. Le requérant n'a pas présenté d'observations sur ce point.
74. La Cour observe qu'elle a été saisie le 23 juin 2004 par un courrier contenant trois mémoires signés par N.C., le président du MISA, qui dénonçaient des abus qui auraient été commis par les autorités roumaines contre le MISA, le requérant et M.D. Le greffe de la Cour a accusé réception de cette lettre et a demandé au requérant de fournir un formulaire de pouvoir au nom de N.C.
75. La Cour note que, le 1er octobre 2004, le requérant lui a transmis un formulaire de requête par l'intermédiaire des avocats E.E.C. et D.A., auxquels il avait donné un mandat pour le représenter devant elle. Ce pouvoir mentionnait la date du 1er octobre 2004 comme étant celle de l'introduction de la requête.
76. La Cour relève ensuite que, par une lettre du 12 avril 2005, N.C. l'a informée de son intention de retirer les trois mémoires par lesquels il l'avait saisie le 23 juin 2004, tout en précisant que la requête introduite par le requérant par l'intermédiaire de ses représentants E.E.C. et D.A. était maintenue devant elle.
77. La Cour prend ainsi note que le mémoire du 23 juin 2004 n'a pas été signé par le requérant. De plus, celui-ci n'a pas donné un pouvoir en faveur de N.C. aux fins de saisine de la Cour en son nom. Qui plus est, bien que prié par le greffe de transmettre un pouvoir au nom de N.C., le requérant n'a pas répondu à cette invitation. Dès lors, il convient de conclure que la Cour n'a pas été valablement saisie le 23 juin 2004 par le requérant. Toutefois, force est d'observer que l'intéressé a régulièrement saisi la Cour par un formulaire de requête le 1er octobre 2004. Il s'ensuit dès lors que la date d'introduction de la requête est le 1er octobre 2004.
B. Sur l'abus du droit de recours
78. Le 17 mai 2012, le Gouvernement a demandé à la Cour la radiation de la requête du rôle pour abus du droit de recours en application de l'article 35 § 3 de la Convention.
79. À l'appui de sa demande, le Gouvernement indiquait que, le 18 avril 2012, la Direction du Conseil juridique du Secrétariat général du Conseil de l'Europe avait informé l'ambassadeur de la Roumanie auprès du Conseil de l'Europe qu'une lettre datée du 5 mars 2012, provenant prétendument du Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, lequel se serait inquiété de possibles violations des droits garantis par la Convention à l'égard du MISA et de son leader, avait été publiée sur le site Internet du MISA, ainsi que sur un autre site lié à la pratique du yoga. Le Gouvernement ajoutait que, selon ladite direction, le Commissaire aux droits de l'homme n'avait jamais pris position à ce sujet et que la lettre et la signature de celui-ci étaient fausses. Il précisait que la lettre avait été retirée de ces sites le 17 avril 2012, à la demande de la direction susmentionnée, et que celle-ci avait demandé à ce que cet incident fût porté à la connaissance des autorités roumaines aux fins de poursuite des personnes responsables.
80. Se référant à ces éléments, le Gouvernement affirme que le requérant a fait publier la lettre en question, qui aurait dénoncé des prétendues persécutions, et qu'il a ainsi essayé d'induire en erreur les autorités internes et agi de mauvaise foi afin d'influencer le cours de la procédure afférente à la requête introduite devant la Cour. Il indique que, lors de la communication de la requête introduite devant la Cour par le MISA (no 18916/10), celui-ci a été invité à étayer par des moyens de preuve appropriés ses allégations concernant l'existence d'une campagne de harcèlement et de persécutions menée à son encontre par les autorités.
81. Le requérant répond que, dans le cadre de la requête no 18916/10 concernant le MISA, celui-ci a informé la Cour que l'administrateur de son site avait reçu la lettre litigieuse par e-mail de la part d'un correspondant de Strasbourg, qu'il avait procédé à des vérifications par téléphone auprès du ministère de la Justice et qu'il avait publié la lettre après avoir été convaincu de son authenticité.
82. La Cour rappelle qu'une requête peut être déclarée abusive si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés (Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 28, CEDH 2014). Cependant, la notion d'abus du droit de recours individuel, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention, ne se limite pas à cette hypothèse, et d'autres situations peuvent également se révéler être des actes abusifs. En principe, tout comportement d'un requérant manifestement contraire à la vocation du droit de recours établi par la Convention et entravant le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle peut être qualifié d'abusif. En tout état de cause, la responsabilité directe de l'intéressé doit toujours être établie avec suffisamment de certitude, une simple suspicion ne suffisant pas pour déclarer la requête abusive au sens de l'article 35 § 3 de la Convention (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, §§ 63-66, 15 septembre 2009).
83. En l'occurrence, en l'absence de preuve directe de la falsification par le requérant de la lettre en cause et eu égard au fait que ce document ne lui était pas destiné, la Cour accorde le bénéfice du doute à l'intéressé et elle rejette par conséquent l'exception soulevée par le Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
84. Le requérant allègue qu'il a été illégalement privé de sa liberté, et ce, selon lui, en l'absence de raisons plausibles d'être soupçonné d'avoir commis une infraction. Il soutient également que, en dépit de l'arrêt de la cour d'appel de Bucarest du 1er avril 2004 qui avait ordonné sa remise en liberté, les autorités ont refusé de le libérer immédiatement et l'ont retenu encore dix heures dans les locaux de la police de Bucarest. Le requérant invoque l'article 5 § 1 c) de la Convention, qui se lit ainsi dans ses parties pertinentes en l'espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s'il a été arrêté et détenu en vue d'être conduit devant l'autorité judiciaire compétente, lorsqu'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis une infraction ou qu'il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir après l'accomplissement de celle-ci ;
(...) »
A. Sur la recevabilité
85. Le Gouvernement note que ces griefs ont été soulevés dans le formulaire de requête du 1er octobre 2004, reçu par la Cour le 4 octobre 2004, et estime qu'ils sont tardifs.
86. Le requérant n'a pas présenté d'observations sur ce point.
87. La Cour note que le requérant dénonce d'une part une absence de raisons plausibles pour justifier son placement en détention provisoire et, d'autre part, que sa détention après le prononcé de l'arrêt de la cour d'appel du 1er avril 2004 était dépourvue de base légale. Pour ce qui est du grief concernant l'absence de raisons plausibles pour justifier son placement en détention, la Cour note que la nécessité de cette mesure a été soumise au contrôle des tribunaux internes qui ont rendu une décision définitive le 1er avril 2004 (paragraphe 47 ci-dessus). Dès lors, le requérant devait la saisir dans un délai de six mois à partir de cette date, conformément à l'article 35 § 1 de la Convention.
88. Pour ce qui est de la partie du grief concernant l'absence de base légale de la privation de liberté du requérant après le prononcé de l'arrêt définitif de la cour d'appel du 1er avril 2004, la Cour note qu'en l'absence d'un recours existant au niveau interne à l'époque des faits (Ogică c. Roumanie, no 24708/03, §§ 56-57, 27 mai 2010), l'intéressé devait la saisir directement, dans un délai de six mois à partir de la fin de la situation litigieuse.
89. En l'occurrence, le requérant a exposé ses griefs dans son formulaire de requête envoyé au greffe le 1er octobre 2004, ainsi qu'il ressort du formulaire d'envoi en recommandé versé au dossier. Partant, l'objection du Gouvernement ne saurait être retenue.
90. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Sur l'absence alléguée de raisons plausibles pour justifier le placement du requérant en détention provisoire
a) Arguments des parties
91. Le Gouvernement affirme que la détention du requérant du 29 mars 2004 au 1er avril 2004 était conforme aux voies légales et régulière au sens de l'article 5 § 1 de la Convention. À ce sujet, il indique que la mesure prise contre le requérant était fondée successivement sur l'ordonnance de placement en garde à vue du 29 mars 2004 et sur le jugement du 30 mars 2004 prononcé par le tribunal départemental de Bucarest. Il précise que ces décisions étaient fondées sur l'article 148 b), c), h) et i) du CPP et que la nécessité de la privation de liberté était justifiée par les preuves concrètes existant dans le dossier de l'affaire. Le Gouvernement ajoute que le tribunal départemental avait des motifs sérieux de croire que le requérant avait l'intention d'échapper aux poursuites pénales, ce qui se serait d'ailleurs concrétisé après la remise en liberté de l'intéressé le 1er avril 2004.
92. Le Gouvernement affirme ensuite que le danger pour l'ordre public qu'aurait constitué la remise en liberté du requérant résultait de la possibilité pour ce dernier de commettre d'autres infractions, par exemple le passage illégal de la frontière. Il soutient aussi qu'il ressortait des réactions exprimées dans la presse, qu'il qualifie de virulentes, que l'opinion publique était indignée par les infractions de nature sexuelle qui auraient été commises par l'intéressé dans le cadre de son mouvement. Le Gouvernement explique également que le requérant exerçait une forte influence sur les membres de son mouvement et que ceux-ci étaient prêts à s'opposer aux actes accomplis par les autorités à son égard. Sur ce dernier point, il précise qu'une manifestation des membres du MISA a déterminé M.D. à refuser un examen médicolégal (paragraphe 23 ci-dessus), et il estime que cette dernière courait le danger d'être influencée.
93. Le requérant considère qu'il a été privé de liberté en l'absence de raisons plausibles de soupçonner qu'il avait commis une infraction. À cet égard, il indique qu'il a été placé en garde à vue pour avoir commis intentionnellement l'infraction de passage illégal de la frontière alors qu'il n'y aurait pas eu d'indices quant à la perpétration par lui d'une telle infraction. Il affirme qu'il était établi qu'il avait l'intention de se rendre en Hongrie et que rien ne l'empêchait de se prévaloir et de jouir de sa liberté d'aller et de venir. Il ajoute enfin que ni les faits de l'affaire ni les preuves recueillies n'étaient de nature à prouver son intention de passer illégalement la frontière ou la commission par lui de pareille infraction.
b) Appréciation de la Cour
94. L'un des cas de privation de liberté les plus fréquents dans le cadre de la procédure pénale est la détention provisoire. Ce type de détention, prévu à l'alinéa c) de l'article 5 § 1 de la Convention, constitue l'une des exceptions à la règle générale énoncée à l'article 5 § 1, selon laquelle chacun a droit à la liberté (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 85, 5 juillet 2016).
95. La Cour rappelle que l'arrestation et la détention couvertes par l'article 5 § 1 c) doivent, entre autres, reposer sur des raisons plausibles de soupçonner la personne concernée d'avoir commis une infraction. La « plausibilité des soupçons » constitue un élément essentiel de la protection offerte par l'article 5 § 1 c) contre les privations de liberté arbitraires. L'existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou renseignements propres à persuader un observateur neutre et objectif que l'individu en cause peut avoir accompli l'infraction (Svipsta c. Lettonie, no 66820/01, § 79, CEDH 2006-III (extraits)). Cependant, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans une phase suivante de la procédure pénale (voir, parmi d'autres, Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300-A, et Toni Kostadinov c. Bulgarie, no 37124/10, § 77, 27 janvier 2015).
96. Dans la présente espèce, la Cour constate d'emblée que la mesure privative de liberté ordonnée contre le requérant avait une base légale en droit interne, étant fondée sur l'article 148 b), c), h) et i) du CPP tel qu'en vigueur à l'époque des faits.
97. S'agissant du placement du requérant en garde à vue le 29 mars 2004, la Cour observe que les soupçons pesant sur l'intéressé se fondaient sur une série de faits concrets et de preuves figurant dans le dossier et présentés à l'intéressé (paragraphes 30, 31, 36 et 37 ci-dessus) et qu'il s'agissait d'éléments qui donnaient à penser que le requérant avait pu commettre l'infraction de tentative de passage illégal de la frontière. Pour ce qui est du placement en détention provisoire du requérant par le jugement du tribunal départemental de Bucarest du 30 mars 2004, la Cour note que cette juridiction avait retenu l'existence de raisons plausibles qui laissaient penser que le requérant était l'auteur des infractions à caractère sexuel en cause et qu'elle avait mentionné des preuves à cet égard (paragraphe 44 ci-dessus). La Cour considère que ces données factuelles s'analysaient en éléments de preuve propres à persuader un observateur neutre et objectif, au stade de l'instruction préliminaire de l'affaire, que le requérant peut passer pour avoir été arrêté et détenu sur la base de « raisons plausibles » de le soupçonner d'avoir commis une infraction pénale, au sens de l'article 5 § 1 c) de la Convention (voir, a contrario, Stepuleac c. Moldova, no 8207/06, §§ 70-73, 6 novembre 2007, et Musuc c. Moldova, no 42440/06, § 32, 6 novembre 2007).
98. La Cour constate ensuite que, outre l'existence de raisons plausibles pour justifier la mesure de détention provisoire, le tribunal départemental s'est référé de manière explicite à la nécessité d'assurer le bon déroulement de l'enquête et à un risque de fuite du requérant. Sur ce point, la Cour note que le tribunal a indiqué de manière concrète que l'intéressé aurait pu influencer la victime M.D. et qu'il y avait un risque que l'intéressé essayât de se soustraire aux poursuites (paragraphe 45 ci-dessus). À ses yeux, ces motifs justifiés par les circonstances de l'affaire étaient pertinents et suffisants pour fonder le placement du requérant en détention provisoire au début de l'enquête. Dès lors, la Cour admet que le placement du requérant en détention était justifié au regard du paragraphe 1 c) de l'article 5 de la Convention.
99. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention, au regard de l'absence alléguée de raisons plausibles pour justifier son placement en détention provisoire.
2. Sur la privation de liberté du requérant après l'arrêt rendu par la cour d'appel de Bucarest le 1er avril 2004
a) Arguments des parties
100. Le requérant expose qu'il a été remis en liberté avec un retard de dix heures après le prononcé par la cour d'appel de l'arrêt ordonnant sa libération, et non immédiatement. Se référant à l'article 33.1 de la Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux États membres du Conseil de l'Europe sur les Règles pénitentiaires européennes adoptée le 11 janvier 2006, il indique que « tout détenu doit être libéré sans tarder dès l'expiration de l'ordonnance prévoyant son incarcération ou dès qu'un tribunal ou une autre autorité en décide ainsi ». Il estime que la charge de la preuve concernant la justification du retard dénoncé par lui incombe au Gouvernement, et il soutient que, en l'espèce, ce dernier n'a fourni aucune explication quant aux raisons qui auraient empêché sa libération effective dans les plus brefs délais.
101. Le Gouvernement indique que ni l'heure à laquelle l'arrêt du 1er avril 2004 de la cour d'appel de Bucarest a été prononcé ni le moment où celui-ci a été communiqué à l'administration du lieu de détention du requérant ne ressortent du dossier pénal. Il explique que les débats devant la cour d'appel étaient d'une certaine ampleur, et il considère comme peu probable que cette juridiction ait pu se prononcer dans l'affaire du requérant en début de journée au cas où plusieurs affaires auraient été soumises à son examen.
102. Le Gouvernement indique également que, après le prononcé de l'arrêt, des formalités devaient être accomplies aux fins de transfert de l'intéressé de la cour d'appel au lieu de détention. Il précise que le transport mis en place pour le transfert du requérant a pu concerner plusieurs détenus. Il ajoute que, par la suite, des formalités pour la remise en liberté effective de l'intéressé devaient être réalisées et que ces formalités ont pu prendre plusieurs heures. Il précise enfin que, au moment de sa libération, le requérant n'a pas dénoncé un éventuel retard de la part des autorités et qu'il n'a pas ultérieurement entrepris des démarches pour faire constater une inactivité imputable aux autorités qui aurait été de nature à retarder sa remise en liberté.
b) Appréciation de la Cour
103. La Cour rappelle que la liste des exceptions au droit à la liberté figurant à l'article 5 § 1 de la Convention revêt un caractère exhaustif et que seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000-IV). Il lui incombe dès lors d'examiner des griefs relatifs à des retards d'exécution d'une décision de remise en liberté avec une vigilance particulière (Bojinov c. Bulgarie, no 47799/99, § 36, 28 octobre 2004). Si la Cour reconnaît qu'un certain délai dans l'exécution d'une décision de remise en liberté est souvent inévitable, il n'en demeure pas moins que ce délai doit être réduit au minimum (Calmanovici c. Roumanie, no 42250/02, § 76, 1er juillet 2008). À cet égard, il appartient au Gouvernement de fournir un relevé détaillé de tous les faits pertinents (Nikolov c. Bulgarie, no 38884/97, §§ 80 et 84, 30 janvier 2003, et Bojinov, précité, § 37).
104. Dans la présente espèce, la Cour observe que l'élargissement du requérant a été ordonné par l'arrêt de la cour d'appel de Bucarest du 1er avril 2004. Elle note que les parties n'ont pas indiqué l'heure à laquelle cet arrêt a été prononcé. Cependant, il ressort de leurs affirmations que l'audience a eu lieu devant la cour d'appel en fin de matinée, ce qui est d'ailleurs confirmé par le contenu des émissions télévisées diffusées à l'époque relativement à la remise en liberté du requérant, lesquelles mentionnaient que l'arrêt ordonnant celle-ci avait été rendu à midi. La Cour relève aussi que, d'après le Gouvernement, le requérant a été remis en liberté à 21 h 10 le jour même.
105. La Cour note ensuite que le Gouvernement n'a pas expliqué les démarches concrètes effectuées par les autorités pour la remise en liberté de l'intéressé. En effet, le Gouvernement a présenté les démarches susceptibles d'avoir été réalisées dans la journée aux fins du transfert du requérant vers le lieu de détention, et il a ainsi indiqué que l'intéressé avait pu être obligé d'attendre la fin des procédures concernant d'autres détenus pour qu'ils fussent transférés tous ensemble vers le lieu de détention. La Cour estime que, même si un tel délai peut passer pour inévitable, il incombait aux autorités de faire preuve d'une diligence particulière afin de réduire au minimum le temps nécessaire à la libération du requérant. Par ailleurs, le Gouvernement se réfère à des démarches administratives à réaliser, sans toutefois les décrire de manière concrète.
106. La Cour considère qu'en l'absence d'un compte-rendu strict et détaillé des actes et formalités accomplis heure par heure, la thèse du Gouvernement selon laquelle la remise en liberté du requérant n'a subi aucun retard ne saurait être retenue. Dès lors, que le laps de temps entre le prononcé de l'arrêt de la cour d'appel et la remise en liberté effective du requérant ait été nécessaire au transfert de ce dernier vers le lieu de détention ou qu'il ait été dû à une inactivité des autorités pénitentiaires, il apparaît que le maintien en détention de l'intéressé pendant cet intervalle ne constituait pas un début d'exécution de l'arrêt ordonnant son élargissement.
107. Partant, il y a eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention au regard de la remise en liberté tardive du requérant après le prononcé de l'arrêt du 1er avril 2004.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 2 DE LA CONVENTION
108. La Cour a soulevé d'office, lors de la communication de la requête, un grief tiré de l'article 5 § 2 de la Convention. Selon elle, la question pouvait se poser de savoir si l'intéressé avait été dûment informé, lors de son arrestation, des raisons de celle-ci et des accusations portées à son encontre. L'article 5 § 2 de la Convention est ainsi libellé :
« 2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu'elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle. »
Sur la recevabilité
109. Le Gouvernement soutient que le requérant a été informé avant son placement en garde à vue et en détention provisoire, en présence de ses avocats, des faits reprochés, des accusations portées contre lui et de ses droits procéduraux.
110. Le requérant indique que tout détenu doit se voir communiquer, sans délai, les raisons de son arrestation. Il ajoute que le Gouvernement n'a pas fourni d'éléments attestant qu'une information concernant les motifs juridiques et factuels de sa détention lui a été donnée à un moment antérieur à son arrestation.
111. La Cour rappelle que l'article 5 § 2 de la Convention énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit savoir pourquoi elle a été privée de liberté. Cette garantie oblige à informer une telle personne, dans un langage simple accessible pour elle, des raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté afin qu'elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu de l'article 5 § 4 de la Convention. Ladite personne doit bénéficier de ces renseignements « dans le plus court délai », mais l'agent des forces de l'ordre qui procède à son arrestation peut ne pas les lui fournir en entier sur-le-champ. Pour déterminer si cette personne a obtenu les informations suffisantes et en temps voulu, il faut avoir égard aux particularités de l'espèce (Čonka c. Belgique, no 51564/99, § 50, CEDH 2002-I, et Rupa c. Roumanie (no 1) (déc.), no 58478/00, § 119, 14 décembre 2004).
112. Dans la présente affaire, la Cour observe que, avant d'être placé en garde à vue et après avoir été informé des accusations portées à son encontre (paragraphes 34, 35 et 37 ci-dessus), le requérant a été interrogé le 29 mars 2004, en présence de ses avocats, sur l'accusation portée contre lui (paragraphes 41 et 43 ci-dessus). En outre, le même jour, avant le placement en détention provisoire de l'intéressé, le parquet près la cour d'appel de Bucarest a informé ce dernier, en présence des avocats de son choix, qu'il était accusé des infractions de rapports sexuels avec une mineure et de perversion sexuelle ainsi que de tentative de passage illégal de la frontière. Le procès-verbal dressé à cette occasion contenait une description des faits reprochés et des chefs d'accusation pour lesquels l'intéressé était poursuivi (paragraphe 37 ci-dessus). La Cour considère dès lors que, non seulement l'information présentée au requérant était complète et suffisante au regard de l'article 5 § 2, mais qu'elle a également été fournie « dans le plus court délai ». Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu'il doit être rejeté, en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
113. Le requérant se plaint d'une méconnaissance de son droit à la présomption d'innocence, en raison du contenu des différentes déclarations faites en public par les représentants de l'État à son égard, et plus particulièrement par le député R.T. (paragraphe 51 ci-dessus) et par le ministre de l'Administration et de l'Intérieur, I.R. (paragraphe 52 ci-dessus). Il invoque l'article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
A. Sur la recevabilité
114. La Cour rappelle que, en vertu de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie d'une affaire que « dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive ». Elle rappelle également avoir dit par le passé que, là où aucun recours interne n'est disponible pour dénoncer un acte supposé violer la Convention, le délai de six mois prévu à l'article 35 § 1 de la Convention commence en principe à courir le jour où l'acte incriminé a été commis ou le jour auquel un requérant a eu à pâtir directement de cet acte, en a pris connaissance ou aurait pu en prendre connaissance (Aydın c. Turquie (déc.), nos 28293/95, 29494/95 et 30219/96, CEDH 2000-III (extraits)). En outre, elle indique avoir jugé, dans une affaire récente, qu'il n'y avait pas de voie de recours disponible en Roumanie pour dénoncer une atteinte à la présomption d'innocence (Neagoe c. Roumanie, no 23319/08, §§ 26-29, 21 juillet 2015).
115. Le fait que, en l'occurrence, le Gouvernement n'a pas soumis d'observations à ce sujet n'est pas susceptible de modifier la situation. La Cour rappelle en effet que la règle des six mois marque la limite temporelle du contrôle effectué par elle et qu'elle indique aux particuliers comme aux autorités la période au-delà de laquelle ce contrôle ne s'exerce plus. La Cour n'a donc pas la possibilité de ne pas appliquer cette règle au seul motif que le gouvernement défendeur n'a pas formulé d'exception préliminaire fondée sur un non-respect de celle-ci (Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000-I, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 128, 22 mai 2012).
116. Concernant la déclaration du député R.T., la Cour constate qu'elle a été faite le 23 mars 2004. Or, le requérant ne l'a saisie de ce grief que le 1er octobre 2004, soit en dehors du délai de six mois prescrit par l'article 35 § 1 de la Convention. Dès lors, il convient de déclarer cette partie du grief irrecevable, en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
117. Par ailleurs, concernant la partie du grief tirée de la déclaration faite par le ministre de l'Administration et de l'Intérieur, I.R., le 5 avril 2004, la Cour constate qu'elle n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité. La Cour déclare donc recevable cette partie du grief.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
118. Le Gouvernement soutient que la déclaration de I.R. représentait l'expression de l'opinion personnelle de ce dernier sur la procédure suivie par les tribunaux et qu'elle n'a pas porté préjudice à l'examen de l'affaire par les juges. Il ajoute que le requérant n'a aucunement prouvé que la déclaration en cause avait affecté l'équité de la procédure qui était pendante devant les juridictions internes. Il affirme que les autorités ont le droit d'informer le public sur le déroulement d'une enquête pénale en cours, et il indique qu'il existait un très grand intérêt manifesté par la presse et le public pour l'affaire.
119. Le requérant considère que le discours du représentant de l'État constituait à l'évidence une déclaration de culpabilité, qui, d'une part, aurait incité le public à croire en celle-ci et, d'autre part, aurait préjugé de l'appréciation des faits par les juges compétents, d'autant plus que cette déclaration aurait été présentée sans nuances ni réserves. Le requérant ajoute que la déclaration du ministre de l'Administration et de l'Intérieur dans plusieurs journaux était susceptible d'attirer l'attention de nombreuses personnes et que cette circonstance aurait pu constituer une circonstance aggravante dans la présente espèce. Il indique que, en première instance et en appel, il avait été acquitté du chef de rapports sexuels avec une mineure et relaxé du chef de passage illégal de la frontière.
2. Appréciation de la Cour
120. La Cour note que le requérant dénonce une atteinte à son droit à être présumé innocent, en raison des propos tenus par le ministre de l'Administration et de l'Intérieur, I.R., lequel avait déclaré à la presse qu'il « trouv[ait] étrange la libération [du requérant], pour des raisons procédurales ».
121. La Cour rappelle que, si le principe de la présomption d'innocence consacré par le paragraphe 2 de l'article 6 de la Convention figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l'article 6 § 1 de la Convention, il ne se limite pas à une garantie procédurale en matière pénale : sa portée est plus étendue et exige qu'aucun représentant de l'État ne déclare qu'une personne est coupable d'une infraction avant que sa culpabilité n'ait été établie par un tribunal (voir, par exemple, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35 et 36, série A no 308, et Alexey Petrov c. Bulgarie, no 30336/10, § 67, 31 mars 2016). Une atteinte à la présomption d'innocence peut émaner non seulement d'un juge ou d'un tribunal mais aussi d'autres autorités publiques (Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 42, CEDH 2000-X). À cet égard, la Cour souligne l'importance du choix des termes par les agents de l'État dans les déclarations qu'ils formulent avant qu'une personne n'ait été jugée et reconnue coupable d'une infraction (Daktaras, précité, § 41).
122. Une distinction doit être faite entre, d'une part, les décisions ou les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et, d'autre part, celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d'innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l'esprit de l'article 6 de la Convention (Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002, et Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, § 89, 27 février 2007).
123. En l'espèce, la Cour note que le 5 avril 2004, date à laquelle le ministre de l'Administration et de l'Intérieur a fait la déclaration litigieuse à la presse, la culpabilité du requérant n'avait pas encore été légalement établie : des poursuites pénales venaient d'être entamées contre l'intéressé et la procédure pénale était pendante. La Cour observe ensuite que la déclaration incriminée ne constituait pas un constat formel de la culpabilité du requérant et qu'elle faisait référence à l'avancement de l'affaire en exprimant tout au plus des doutes à l'égard de la procédure concernant la mesure de détention provisoire ordonnée contre l'intéressé.
124. La Cour note également que le requérant a été acquitté en première instance et en appel. Ce n'est que par l'arrêt du 14 juin 2013, soit plus de neuf ans après la déclaration de I.R., que la Haute Cour de cassation et de justice a condamné pénalement le requérant. Dès lors, il ne peut pas être établi que la déclaration litigieuse a influencé les juges appelés à statuer dans l'affaire (voir, mutatis mutandis, Pullicino c. Malte (déc.), no 45441/99, 15 juin 2000). En outre, rien dans le dossier ne permet de penser que, dans l'évaluation des arguments avancés par le requérant et des éléments à charge, les juges qui se sont prononcés sur le fond ont été influencés par les affirmations de I.R. reprises dans la presse (Mircea c. Roumanie, no 41250/02, § 75, 29 mars 2007).
125. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'il n'y a pas eu violation en l'espèce de l'article 6 § 2 de la Convention au regard de la déclaration faite par le ministre de l'Administration et de l'Intérieur, I.R.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
126. Le requérant se plaint de l'illégalité des perquisitions du 18 mars 2004, de l'interception de ses conversations téléphoniques, de la divulgation alléguée par les autorités à la presse du matériel audio-visuel réalisé au cours de l'enquête et de ce qu'une campagne de presse aurait fourni au public des informations sur sa vie privée avec M.D. Il invoque l'article 8 de la Convention, qui se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
A. Sur les perquisitions du 18 mars 2004
Sur la recevabilité
a) Arguments des parties
127. Le Gouvernement considère que ce grief est incompatible ratione materiae et ratione personae avec les dispositions de la Convention. À cet égard, il affirme que le requérant a entendu se plaindre devant la Cour uniquement des perquisitions réalisées dans le cadre de l'enquête pénale menée dans le dossier no 720/P/2003 qui portait sur les accusations de rapports sexuels avec un mineur. Il indique que, dans ce dossier, le tribunal départemental de Bucarest a délivré des mandats pour la perquisition de deux immeubles qui n'étaient pas la propriété ou la résidence du requérant, mais celle d'autres personnes. Il ajoute en outre que le requérant n'était pas présent lorsque les perquisitions ont eu lieu dans ces deux immeubles.
128. Le requérant n'a pas présenté d'observations spécifiques sur ces exceptions soulevées par le Gouvernement. Toutefois, il a mentionné dans ses observations présentées sur le bien-fondé du grief que sa résidence privée avait été perquisitionnée le 18 mars 2004.
b) Appréciation de la Cour
129. La Cour note d'abord que le requérant, représenté par deux avocats, a mentionné dans son formulaire de requête qu'il se plaignait des perquisitions réalisées dans le cadre du dossier no 720/P/2003. Or, comme le Gouvernement l'indique à juste titre, non seulement l'intéressé n'était pas présent lors des perquisitions réalisées dans ces immeubles, mais il n'y avait pas non plus son domicile ou sa résidence. De plus, le requérant n'a pas fourni d'éléments permettant à la Cour de conclure qu'il existait des « liens suffisants et continus » pour que ces immeubles constituent son « domicile », au sens de l'article 8 de la Convention (Varga c. Roumanie, no 73957/01, § 62, 1er avril 2008). L'exception du Gouvernement est donc retenue.
130. Il s'ensuit que la partie du grief concernant les immeubles perquisitionnés dans le cadre du dossier pénal no 720/P/2003 est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l'article 35 § 3 a) et qu'elle doit être rejetée en application de l'article 35 § 4.
131. La Cour observe ensuite que le requérant a mentionné dans le formulaire de requête que sa résidence privée avait fait l'objet d'une perquisition le 18 mars 2004. Toutefois, la Cour constate que le requérant n'a pas fourni de renseignements sur le dossier pénal dans le cadre duquel cette perquisition avait eu lieu et que, en outre, il n'a pas indiqué s'il avait contesté cette mesure au niveau interne alors que son grief formulé devant elle concerne la conformité de la perquisition en cause avec les dispositions de la loi roumaine applicable en la matière (voir, mutatis mutandis, Bretean et autres c. Roumanie (déc.), no 22765/09, 10 septembre 2013). Il s'ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondée et qu'elle doit être rejetée, en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
B. Sur l'interception des conversations téléphoniques
Sur la recevabilité
a) Arguments des parties
132. Le Gouvernement conteste les allégations du requérant selon lesquelles celui-ci a été mis sous écoute depuis 1995. Il indique que l'intéressé a fait l'objet d'une telle mesure uniquement après l'émission des mandats des 13 novembre 2002, [11 février] et 9 mai 2003. Il explique que ces interceptions ont été réalisées sur le fondement de l'article 3 de la loi no 51/1991 et des articles
911 à
916 du CPP tels qu'en vigueur avant les modifications apportées par la loi no 281/2003. Il ajoute que les notes concernant les enregistrements des conversations du requérant avec M.D. ont été versées le 14 mai 2004 au dossier pénal et que la certification des transcriptions n'était pas nécessaire selon les dispositions en vigueur à l'époque des faits.
133. Le Gouvernement indique ensuite que la mesure d'écoute litigieuse était prévue par la loi et qu'elle visait à la protection de la sûreté publique, à la prévention des infractions pénales et à la préservation des droits d'autrui. Il estime qu'elle était nécessaire dans une société démocratique, et ce, selon lui, aux fins de respect des règles régissant une enquête pénale.
134. Le requérant soutient qu'il a été surveillé par les services spéciaux de 1995 au 18 mai 2004 et que ses conversations téléphoniques ont été enregistrées. Il considère que ces actes s'analysent en une ingérence d'une autorité publique dans sa vie privée et dans son droit à la correspondance.
135. Le requérant admet que les interceptions ont été réalisées sur le fondement de la loi no 51/1991. Cela étant, il indique qu'il n'a pas pu contester les mandats autorisant les interceptions au motif qu'ils ont été classés « secret d'État ». Il ajoute que toutes les enquêtes menées contre lui pour des infractions liées à la sécurité nationale ont abouti à des non-lieux. En ce qui concerne le déroulement des interceptions, il précise que celles-ci ont été réalisées sur des numéros dont il n'était pas le propriétaire. Il expose que les interceptions constituaient des preuves illégalement obtenues au motif qu'elles avaient été autorisées par un procureur et non pas par un juge et qu'elles ne pouvaient donc pas être utilisées dans la procédure pénale. Le requérant allègue également que les enregistrements n'avaient aucune base légale en droit interne puisqu'ils auraient été autorisés pendant la phase d'enquête préliminaire et avant l'ouverture d'une information judiciaire.
136. Le requérant indique ensuite qu'il est possible que la mesure litigieuse poursuivît la défense de l'ordre et la prévention des infractions pénales. Cependant, se référant à l'affaire Dumitru Popescu (no 2) (précitée), il estime que la loi applicable à l'époque présentait des insuffisances incompatibles avec le degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique.
b) Appréciation de la Cour
137. La Cour relève qu'elle a déjà examiné les dispositions de la loi no 51/1991 telles qu'en vigueur en l'espèce et qu'elle a conclu à l'absence de tout contrôle a priori et a posteriori du bien-fondé de l'autorisation en cause (Dumitru Popescu (no 2), précité, §§ 72-76), ainsi qu'à l'absence d'un recours effectif qui eût permis de contester au niveau national l'ingérence dans le droit des intéressés au respect de leur vie privée en raison de l'interception de leurs communications téléphoniques, de sorte que ceux-ci auraient dû la saisir dans un délai de six mois à partir de la fin de la situation incriminée (Bucur et Toma, précité, § 155).
138. La Cour souligne que, dans une autre affaire contre la Roumanie, elle a été saisie d'un grief similaire par un requérant qui dénonçait devant elle une atteinte dans son droit au respect de sa vie privée en raison de l'enregistrement, sur la base de la loi no 51/1991, de ses conversations téléphoniques réalisé au cours de l'année 2005 (Tender c. Roumanie (déc.), no 19806/06, §§ 20-23, 17 décembre 2013). Dans cette affaire, la Cour a rejeté ce grief pour non-épuisement des voies de recours internes au motif que le requérant aurait pu introduire une action en responsabilité civile délictuelle (voir, pour l'exemple de jurisprudence interne retenu comme pertinent en ce sens, Patriciu c. Roumanie (déc.), no 43750/05, § 86, 17 janvier 2012). Par ailleurs, elle a estimé que le requérant qui avait fait le choix de soulever une illégalité des écoutes téléphoniques devant les juridictions pénales internes devait attendre la fin de la procédure pénale et la réponse de ces juridictions à son grief avant de la saisir (Bălteanu c. Roumanie, no 142/04, § 37, 16 juillet 2013, et Tender, décision précitée, § 22).
139. En l'espèce, pour ce qui est des enregistrements des conversations téléphoniques de l'intéressé qui auraient été réalisés en dehors du procès pénal concernant les infractions de nature sexuelle, la Cour constate que le Gouvernement conteste leur existence et que le requérant n'a pas présenté de preuves attestant de sa soumission à de telles mesures. Par ailleurs, l'intéressé n'a pas donné aux juridictions internes la possibilité de remédier à la violation alléguée de l'article 8 de la Convention y afférente par une action en responsabilité civile délictuelle (Tender, décision précitée, §§ 20-23, et Patriciu, décision précitée, § 86).
140. Pour ce qui est des enregistrements réalisés dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre le requérant, il convient de noter que ce dernier n'a pas indiqué, dans le cadre de la présente affaire, la suite de ses démarches menées au niveau interne - soit dans le cadre de la procédure pénale, soit par la voie d'une action civile - pour faire réparer la violation alléguée par les juridictions nationales. D'ailleurs, la Cour observe que le requérant, assisté par un avocat, l'a saisie à nouveau de ce même grief dans le cadre de sa requête no 66580/12 (paragraphe 68 ci-dessus). Dans ces conditions, elle estime que l'intéressé n'a pas mis à sa disposition des pièces suffisantes pour lui permettre d'examiner son grief dans la présente affaire. Ce constat ne porte aucunement préjudice à l'examen de ce grief que la Cour sera amenée à réaliser dans le cadre de la requête no 66580/12.
141. Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu'il doit être rejeté, en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
C. Sur la divulgation alléguée du matériel audio-visuel par les autorités d'enquête
Sur la recevabilité
a) Arguments des parties
142. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes quant à la divulgation alléguée du matériel audio-visuel par les autorités d'enquête au motif que le requérant n'a aucunement saisi les juridictions internes de ce grief.
143. Le Gouvernement indique ensuite que le requérant a été surpris en flagrant délit alors qu'il aurait tenté de passer illégalement la frontière et que la procédure prévue par les articles
465 et
467 du CPP en vigueur à l'époque des faits permettait aux policiers de rassembler les preuves nécessaires, y compris de réaliser des photographies pertinentes (planșe fotografice) versées au dossier. Toutefois, le Gouvernement soutient que les photographies prises par la police n'ont pas été publiées dans les médias et souligne qu'aucun enregistrement vidéo n'a été réalisé à ce moment-là.
144. Le requérant dénonce la diffusion par les chaînes de télévision et la publication par des journaux du film et respectivement des photographies réalisées par les autorités dans le cadre de la procédure de reconstitution des faits lors de son interpellation à la frontière. Il a précisé dans son formulaire de requête qu'il a été obligé de porter la perruque qu'il avait sur lui, qu'il a été photographié par les policiers coiffé de cette perruque lors de la procédure de reconstitution et que la photographie ainsi prise a été divulguée à la presse par les autorités.
b) Appréciation de la Cour
145. La Cour n'estime pas nécessaire d'examiner l'exception tirée par le Gouvernement du non-épuisement des voies de recours internes, étant donné que ce grief est irrecevable pour les raisons qui suivent.
146. Pour ce qui est tout d'abord des photographies publiées dans les journaux, la Cour note que, bien que le requérant ait versé au dossier un grand nombre de journaux, il n'a pas indiqué de manière concrète laquelle de ces publications aurait porté atteinte à son droit à la vie privée. La Cour note que, de manière générale, les photos publiées montrent le requérant lors des réunions du MISA et qu'un seul journal, Realitatea românească, a publié, le 29 mars 2004, une photographie du visage du requérant portant une perruque et se trouvant derrière une grille (paragraphe 54 ci-dessus).
147. Concernant cette dernière photo, la Cour prend en compte le fait que le requérant n'a pas précisé le contexte dans lequel la photographie montrant uniquement son visage, sans aucun arrière-plan, parue dans le journal susmentionné, a été prise. Dès lors, la Cour ne saurait spéculer sur le fait de savoir si cette photographie a été prise dans un cadre public (voir, dans ce sens, Lazariu c. Roumanie, no 31973/03, § 180, 13 novembre 2014), ou à l'intérieur d'une institution publique (voir, pour une situation contraire, Sciacca c. Italie, no 50774/99, § 26, CEDH 2005-I). Par ailleurs, elle constate que le requérant admet avoir porté la perruque en public avant son interpellation et note que la photographie publiée le présentant avec la perruque ne correspond à aucun des clichés pris lors de la reconstitution des faits et versés au dossier par le Gouvernement.
148. La Cour estime donc que, dans la présente affaire, il n'a aucunement été établi que les autorités de l'État étaient directement responsables de la prise de la photographie litigieuse et de sa publication.
149. Pour ce qui est en outre de la diffusion des images, le requérant a versé au dossier des images le présentant après son interpellation qui ont été enregistrées et diffusées par les différentes chaînes de télévision. Or, la Cour constate, d'une part, que ces images ont été prises par des journalistes et, d'autre part, qu'elles ne représentent pas le requérant lors de la reconstitution des faits concernant l'infraction de tentative de passage illégal de la frontière.
150. Compte tenu des circonstances de l'affaire, la Cour considère qu'il n'y a pas d'indices permettant de conclure que les autorités de l'État ont fourni à la presse des images du requérant ou qu'elles ont appelé le presse de manière délibérée afin de rendre publiques les circonstances de l'incident dénoncé par le requérant.
151. Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
D. Sur la campagne de presse
1. Sur la recevabilité
152. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif que le requérant n'a aucunement saisi les juridictions internes du présent grief. Selon le Gouvernement, le requérant aurait dû déposer, contre les journalistes et les autorités impliquées, une plainte pénale des chefs d'abus de fonction et de non-respect du secret professionnel. En outre, toujours d'après le Gouvernement, le requérant aurait pu engager des actions civiles contre les fonctionnaires impliqués dans l'enquête pénale et contre les journalistes, en se fondant sur les articles
998 et
999 du code civil, sur l'article 54 du décret-loi no 31/1954 concernant l'état des personnes tel qu'en vigueur à l'époque des faits et sur les articles 6 § 2, 8 et 10 de la Convention.
153. Le requérant n'a pas présenté d'observations sur ce point.
154. La Cour note que le requérant dénonce devant elle le comportement des autorités qui auraient fourni des documents confidentiels à la presse et non pas l'action des journalistes. La Cour rappelle avoir déjà jugé que les voies de recours indiquées par le Gouvernement ne constituaient pas des recours effectifs contre les autorités internes (Voicu, précité, § 81, et Căşuneanu, précité, § 72), et elle ne dispose pas d'éléments lui permettant d'arriver à une décision contraire en l'espèce. Dès lors, l'exception du Gouvernement doit être rejetée.
155. Constatant que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 a) de la Convention et qu'il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
a) Arguments des parties
156. Le requérant indique que les informations présentées dans la presse concernaient sa vie privée, et plus particulièrement celle avec M.D., et qu'elles rentrent dans le champ d'application de l'article 8 de la Convention. Il affirme que les autorités étaient à l'origine de leur divulgation et qu'elles ont par conséquent créé l'ingérence en cause. Il soutient que les informations en question étaient sous le contrôle et sous la responsabilité des autorités au moment de leur divulgation.
157. Pour le requérant, cette ingérence était dépourvue de base légale et ne poursuivait pas un but légitime. Pour ce qui est de la nécessité de la mesure, l'intéressé considère que le droit à l'information du public et la protection de sa vie privée devaient être mis en balance. À cet égard, il soutient que les autorités ont non seulement divulgué des informations à caractère personnel mais également répandu de fausses informations. Il ajoute enfin que les autorités roumaines n'ont pas respecté les règles de confidentialité prévues dans le CPP roumain.
158. Le Gouvernement indique que le parquet près la cour d'appel de Bucarest n'a informé la presse sur l'enquête que lors du communiqué de presse du 13 août 2004 (paragraphe 56 ci-dessus), dans lequel il aurait renseigné les médias sur les accusations portées contre le requérant et sommairement présenté les faits tels qu'ils ressortaient du dossier pénal. Il ajoute que les autorités n'ont pas reçu de demande de la part de tiers tendant à l'obtention d'informations sur l'affaire.
159. Le Gouvernement estime que le fait que la presse a publié des informations concernant le dossier pénal en citant des sources confidentielles n'implique pas que les autorités de l'État ont méconnu leurs obligations professionnelles. Il expose également que l'enquête menée par l'inspection judiciaire du CSM a confirmé qu'aucune autorité judiciaire n'avait été la source des publications (paragraphe 58 ci-dessus). Se fondant sur le droit du public de recevoir des informations sur le déroulement d'une enquête pénale, le Gouvernement affirme qu'en l'espèce les informations publiées concernaient uniquement l'enquête pénale et les accusations portées contre le requérant.
b) Appréciation de la Cour
160. La Cour note que le requérant reproche aux autorités d'avoir fourni à la presse des informations concernant sa vie privée et plus particulièrement des aspects concernant la relation qu'il aurait eue avec M.D.
161. À cet égard, la Cour observe que l'affaire a été amplement commentée par la presse nationale, surtout pendant les mois de mars et avril 2004. La Cour relève que les articles litigieux relataient un évènement d'actualité, à savoir l'arrestation, la remise en liberté et le renvoi en jugement du requérant, évènement qui a suscité un grand émoi dans l'opinion publique vu l'accusation portée contre lui (voir également, pour illustrer les circonstances de l'affaire, Amarandei et autres, précité, § 246). Elle note que l'intérêt des journaux pour l'affaire et l'importance que celle-ci revêtait aux yeux de l'opinion publique résultaient de la position occupée par le requérant, en tant que leader du MISA, ainsi que de l'accusation qui lui avait été apportée, étant donné sa prétendue relation avec M.D., qui était sa disciple et mineure à l'époque des faits.
162. Bien que certains des articles en cause indiquaient que leurs sources étaient les « enquêteurs », ils ne donnaient pas de précisions à cet égard. Les articles qui se référaient à des sources identifiées, tel le parquet près la cour d'appel de Bucarest, ne faisaient qu'indiquer les faits et le déroulement de l'enquête. Une certaine retenue est également à relever dans les déclarations faites par les représentants des autorités judiciaires, ceux-ci ayant refusé de fournir des informations sur les personnes renvoyées en jugement ou d'autres détails concernant l'affaire. En outre, le communiqué de presse du parquet près la cour d'appel de Bucarest daté du 29 mars 2004 présentait les infractions pour lesquelles le requérant avait été renvoyé en jugement, sans détailler les faits reprochés. Il n'est dès lors pas établi que les autorités ont alimenté la campagne de presse dont se plaint le requérant avec des éléments concernant la relation de ce dernier avec M.D. (voir, dans ce sens, Kiratli c. Turquie (déc.), no 6497/04, 2 septembre 2008). La Cour observe de surcroît que les représentants du requérant et du MISA ont donné des interviews et informé la presse du déroulement de l'affaire (voir, dans ce sens, Papon c. France (no 2) (déc.), no 54210/00, CEDH 2001-XII (extraits)).
163. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention au regard de la campagne de presse.
VI. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
164. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
165. Le requérant considère qu'il n'est pas déraisonnable de penser qu'il a subi une perte de chance puisqu'il n'aurait plus aucune possibilité de travailler en Roumanie. À cet égard, il demande une somme forfaitaire de 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu'il dit avoir subi. Il sollicite également 150 000 EUR au titre du préjudice moral qu'il estime avoir subi.
166. Le Gouvernement conteste ces sommes qu'il considère excessives. Il indique que le requérant ne travaillait pas lorsqu'il a quitté la Roumanie et qu'il n'a versé au dossier aucun document prouvant ses assertions quant au préjudice matériel allégué. Il ajoute qu'il n'y a pas de lien de causalité entre celui-ci et les violations alléguées devant la Cour.
167. La Cour considère que le dommage matériel allégué par le requérant n'est pas suffisamment établi et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 1 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
168. Le requérant demande également 7 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes dans le cadre de la procédure pénale ouverte à son encontre et 5 980 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Il a fourni des justificatifs pour ces sommes.
169. Pour ce qui est des honoraires de l'avocat représentant le requérant devant la Cour, le Gouvernement indique que ce dernier n'a pas fourni de copie du contrat d'assistance judiciaire ou un détail du travail effectué. Il considère également que le requérant ne peut obtenir le remboursement des frais engagés devant les juridictions nationales que si ceux-ci ont un lien avec le redressement de l'éventuelle violation constatée par la Cour.
170. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI). La Cour constate qu'il n'y a pas de lien de causalité entre les frais engagés par l'intéressé au niveau interne et la violation constatée. Dès lors, il convient de rejeter la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale. Toutefois, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 980 EUR pour la procédure devant elle et l'accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
171. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR :
1. Déclare, à l'unanimité, la requête recevable pour ce qui est des griefs tirés des articles 5 § 1 de la Convention, 6 § 2 de la Convention quant à la déclaration de I.R. et 8 de la Convention concernant la campagne de presse, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention relativement à l'absence alléguée de raisons plausibles justifiant la privation de liberté du requérant ;
3. Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 5 § 1 de la Convention concernant la privation de liberté du requérant après l'arrêt rendu par la cour d'appel de Bucarest le 1er avril 2004 ;
4. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 2 de la Convention concernant la déclaration de I.R. ;
5. Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention concernant la campagne de presse ;
6. Dit, par cinq voix contre deux,
a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l'État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral,
ii. 5 980 EUR (cinq mille neuf cent quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d'impôt, pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 février 2017, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Marialena Tsirli András Sajó
Greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion partiellement dissidente commune aux juges De Gaetano et Kūris.
A.S.
M.T.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES DE GAETANO ET KŪRIS
(Traduction)
Nous avons voté contre le point 6 du dispositif du jugement parce que nous considérons que, dans les circonstances particulières de la présente affaire, le constat d'une violation au point 3 du même dispositif constitue une satisfaction équitable suffisante sur le terrain de l'article 41 de la Convention. Par conséquent, aucune somme n'aurait dû être accordée au titre d'un dommage moral. Toutefois, nous ne sommes pas opposés à l'octroi d'une somme au titre des frais et dépens supportés par le requérant et relatifs à la violation constatée.