CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. NIAL FENNELLY
présentées le 29 février 1996 ( *1 )
Introduction
1.
Un système national d'autorisation applicable à la vente de produits biocides, justifié pour des raisons de santé publique au titre de l'article 36 du traité instituant la Communauté européenne (ci-après le « traité »), fait l'objet du présent renvoi préjudiciel. Le groupe néerlandais de vente au détail, HEMA, en vendant dans un supermarché en Belgique un algicide destiné à être utilisé comme détersif pour dalles, a tenté de se soustraire à l'obligation d'obtenir une autorisation préalable, imposée par un arrêté royal belge, en invoquant une autorisation prétendue équivalente déjà obtenue aux Pays-Bas. Mme Jacqueline Brandsma, responsable du magasin, a ensuite fait l'objet de poursuites judiciaires et le Rechtbank van eerste aanleg belge a déféré deux questions à la Cour sur l'interprétation des articles 30 et 36 du traité. L'arrêt rendu par la Cour le 17 décembre 1981 dans l'affaire Frans-Nederlandse Maatschappij voor Biologische Producten ( 1 ) (ci-après l'« arrêt Biologische Producten ») devrait nous aider à répondre à ces questions.
Contexte de fait et de droit
2.
Mme Brandsma est la responsable d'un supermarché à Turnhout, qui est une succursale du groupe néerlandais HEMA. Celui-ci dispose d'environ 200 succursales aux Pays-Bas mais, à l'époque des faits, il n'en avait que deux en Belgique. En pratique, la plupart des produits vendus par le groupe en Belgique proviennent de fournisseurs néerlandais qui les vendent à HEMA à des conditions favorables en fonction du volume des ventes.
3.
A la suite d'une visite au supermarché d'un inspecteur de l'inspection pharmaceutique le 12 mars 1993, une procédure pénale a été engagée contre Mme Brandsma devant le Rechtbank van eerste aanleg te Turnhout, pour la vente illicite d'un algicide non autorisé, HEMA Tegelreiniger (détersif pour dalles), en violation de l'article 8 de l'arrêté royal du 5 juin 1975 relatif à la conservation, au commerce et à l'utilisation des pesticides et des produits phytopharmaceutiques (ci-après l'« arrêté royal »). Ce produit, dont la substance active est le chlorure d'ammonium dyméthyledodécyle en solution de 6 g/1, empêche la formation d'algues sur les murs et les dalles.
4.
Le produit était importé des Pays-Bas où il est commercialisé en vertu d'une autorisation néerlandaise, mais aucune autorisation correspondante n'a été obtenue en Belgique. HEMA n'a en effet jamais fait de demande pour obtenir une telle autorisation. Le conseil de Mme Brandsma, qui était assisté par un conseiller juridique de HEMA à l'audience, a expliqué en réponse aux questions posées par la Cour que cette décision était fondée en partie sur des raisons de coût et en partie sur le point de vue de HEMA qui considérait que son autorisation néerlandaise devrait suffire. Il n'a toutefois pas été à même de donner la moindre information claire sur les coûts susceptibles d'être effectivement supportés. Cette absence générale d'information sur l'application pratique de la procédure d'autorisation belge découle sans doute de la décision prise par HEMA de ne pas suivre cette procédure en invoquant son autorisation néerlandaise. L'emballage du produit porte le numéro d'autorisation néerlandais.
5.
L'article 8 de l'arrêté royal prévoit une procédure d'autorisation obligatoire. Il érige en infraction le fait de mettre dans le commerce, d'acquérir, d'offrir, d'exposer ou de mettre en vente, de détenir, de préparer, de transporter, de vendre, de remettre à titre onéreux ou à titre gratuit, d'importer ou d'utiliser des pesticides à usage non agricole qui n'ont pas été autorisés préalablement par le ministre qui a la Santé publique dans ses attributions.
6.
L'article 10 de l'arrêté royal prévoit que le ministre détermine un droit fixe applicable par demande et les tests scientifiques devant être réalisés aux frais du demandeur. L'article 12 dispose que les demandes d'autorisation doivent être présentées sur un formulaire type figurant à l'annexe I de l'arrêté royal. En vertu de l'article 13, le ministre peut exiger la réalisation de certains tests scientifiques avant d'accorder l'autorisation et déterminer les normes auxquelles le produit doit répondre. L'article 14 dispose que le ministre, agissant sur avis du Comité d'agréation ou du Conseil supérieur d'hygiène publique, peut définir les conditions de commercialisation et d'utilisation d'un produit autorisé. L'article 16 de l'arrêté royal prévoit une procédure de recours en cas de refus d'autorisation.
7.
Le conseil de Mme Brandsma a déclaré à l'audience que la procédure d'autorisation belge est identique à celle au terme de laquelle le produit HEMA Tegelreiniger avait été admis à la vente aux Pays-Bas, telle qu'elle est fixée dans ce pays par une loi de 1962 ( 2 ). Aucune preuve n'a cependant été présentée à la Cour établissant que des normes de fond identiques ou comparables en matière de sécurité ont été définies ou appliquées en pratique en Belgique et aux Pays-Bas pour les algicides. La Cour n'a pas non plus obtenu d'information sur les normes fixées par le ministre de la Santé belge en application de l'article 13 de l'arrêté royal. Comme nous l'avons déjà indiqué, HEMA a choisi de ne pas suivre cette procédure.
8.
Mmc Brandsma a soutenu pour sa défense devant la juridiction nationale que la disposition en cause était contraire à la règle supérieure contenue à l'article 30 du traité, qui interdit, entre les États membres, les restrictions quantitatives à l'importation et toutes les mesures d'effet équivalent. Le produit, a-telle fait valoir, était légalement commercialisé aux Pays-Bas et était conforme à toutes les directives communautaires applicables.
9.
Par ordonnance du 20 octobre 1994, la cinquième chambre du Rechtbank van eerste aanleg te Turnhout a suspendu la procédure et déféré les questions suivantes à la Cour pour qu'elle statue à titre préjudiciel en application de l'article 177 du traité:
1)
« Une disposition légale d'un État membre qui interdit de mettre dans le commerce, d'acquérir, d'offrir, d'exposer ou de mettre en vente, de détenir, de préparer, de transporter, de vendre, de remettre à titre onéreux ou à titre gratuit, d'importer ou d'utiliser des pesticides à usage non agricole qui n'ont pas été autorisés préalablement par le ministre qui a la Santé publique dans ses attributions, doit-elle être considérée comme une restriction quantitative ou une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité CEE si elle a pour effet qu'un pesticide à usage non agricole, qui est légalement commercialisé dans un autre État membre, ne peut pas être impone puis vendu dans le premier État membre sans l'autorisation préalable du ministre qui a la Santé publique dans ses attributions?
2)
Si la première question appelle une réponse positive et qu'une telle disposition est contraire à l'article 30 du traité CEE, le premier Eut membre peut-il, dans les circonstances précitées, invoquer valablement l'exception prévue à l'article 36 du traité CEE et la protection de la santé publique qui y est évoquée pour maintenir cette disposition et écarter l'application de l'interdiction instituée par l'article 30 du traité CEE? »
Observations
10.
La défenderesse dans la procédure au principal, Mmc Brandsma, la Commission, les gouvernements autrichien, néerlandais, suédois et du Royaume-Uni ont présenté des observations écrites. Mme Brandsma, la Commission et le gouvernement suédois étaient aussi représentés à l'audience du 1er février 1996.
11.
S'agissant de la première question, toutes les parties ayant présenté des observations s'accordent à dire, de façon non surprenante, que l'article 8 de l'arrêté royal constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation au sens de l'article 30 du traité, en se référant aux critères dégagés dans les arrêts du 11 juillet 1974, Dassonville ( 3 ), et du 20 février 1979, dit « Cassis de Dijon », Rewe-Zentral ( 4 ).
12.
Mme Brandsma a fait valoir au sujet de la seconde question que le produit HEMA Tegelreiniger avait été autorisé aux Pays-Bas et était conforme à tous égards aux directives communautaires applicables. Elle a cité à ce propos un certain nombre de directives relatives à la classification, à l'étiquetage et à la mise sur le marché de préparations dangereuses ( 5 ), et à la mise sur le marché et l'emploi de certaines substances et préparations dangereuses ( 6 ). Elle a soutenu qu'il est exclu d'appliquer l'article 36 parce que les conditions de mise sur le marché au niveau communautaire sont complètement harmonisées; elle a aussi fait valoir (à titre subsidiaire, nous semble-t-il) que la santé publique en Belgique étant suffisamment protégée par la procédure néerlandaise de contrôle et d'autorisation, il serait disproportionné d'exiger une procédure similaire en Belgique, qui imposerait, notamment, un emballage différent portant un numéro d'autorisation belge. Il incombait au gouvernement belge de prouver le contraire.
13.
La Commission, les gouvernements autrichien, néerlandais, suédois et du Royaume-Uni plaident tous en faveur d'une réponse affirmative à la seconde question. Ils avancent qu'il n'existe encore aucune règle communautaire harmonisée sur l'autorisation de produits algicides comme le HEMA Tegelreiniger, qui relève de la catégorie générale des produits biocides ( 7 ). De plus, ils font fait valoir que les gouvernements des États membres sont habilités, dans l'attente de ces règles, à exiger une autorisation nationale préalable à la mise sur le marché de tels produits sur leur territoire, dans l'intérêt de la protection de la santé publique ou de l'environnement. Ils analysent les directives citées par Mme Brandsma et déclarent que des règles harmonisées sur des questions telles que l'emballage et l'étiquetage ne suffisent pas pour répondre à ces préoccupations. Lors de l'audience, l'agent de la Commission a fait observer que ces directives, qui harmonisent les règles en matière d'étiquetage et d'emballage, ne concernent pas la question de l'autorisation de mettre un produit sur le marché. La Commission a en outre souligné que la directive 91/414/CEE du Conseil, du 15 juillet 1991, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques ( 8 ), ne vise pas les produits du type de celui en cause dans la présente affaire. Certains États membres font aussi valoir que la reconnaissance mutuelle des autorisations nationales tendrait à favoriser le niveau le plus faible de protection dans la Communauté, puisqu'il est probable que les producteurs tenteraient d'obtenir l'autorisation dans les États membres appliquant les normes les moins exigeantes. Ils invoquent notamment l'arrêt Biologische Producten ( 9 ), dans lequel il a été souligné qu'il appartient à chaque État membre de décider du niveau de protection de ces intérêts qu'il exige sur son territoire, bien qu'il doive éviter toute duplication et tenir compte des résultats disponibles d'analyses effectuées dans d'autres États membres, qui remplissent ses propres conditions.
Analyse
14.
S'agissant de la première question, nous croyons qu'il est clair que l'exigence d'autorisation visée à l'article 8 de l'arrêté royal relève du champ d'application de l'article 30 du traité. La Cour a dégagé un principe général dans l'affaire Dassonville ( 10 ) en vertu duquel « toute réglementation commerciale des États membres susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce intracommunautaire est à considérer comme une mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives ». Dans l'un des nombreux exemples récents, la Cour a résumé ce critère , tel qu'il a été formulé dans la jurisprudence ultérieure:
« Conformément à la jurisprudence 'Cassis de Dijon' (arrêt du 20 février 1979, Rewe-Zentral, 120/78, Rec. p. 649), constituent des mesures d'effet équivalent, interdites par l'article 30, les obstacles à la libre circulation des marchandises résultant, en l'absence d'harmonisation des législations, de l'application à des marchandises en provenance d'autres États membres, où elles sont légalement fabriquées et commercialisées, de règles relatives aux conditions auxquelles doivent répondre ces marchandises (telles que celles concernant leur dénomination, leur forme, leurs dimensions, leur poids, leur composition, leur présentation, leur étiquetage, leur conditionnement) » ( 11 ).
15.
La liste des mesures entre parenthèses donne simplement des exemples de l'éventail de réglementations qui régissent la commercialisation de produits et qui relèvent du champ d'application de l'article 30 du traité. Il ressort implicitement de l'arrêt Biologische Producten qu'une exigence imposée par le droit national d'obtenir une autorisation des autorités sanitaires d'un État membre préalablement à la commercialisation remplit les conditions pour être ajoutée à cette liste ( 12 ). Une telle exigence peut entraver le commerce intracommunautaire en soumettant les producteurs qui veulent commercialiser un produit dans plus d'un État membre à de multiples procédures d'autorisation qui, même lorsque l'exigence est remplie, sont susceptibles d'accroître les coûts et d'entraîner des retards dans la mise du produit sur le marché communautaire. Nous proposons donc à la Cour de répondre par l'affirmative à la première question déférée par la juridiction nationale en déclarant que l'exigence d'autorisation prévue en Belgique est une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation interdite par l'article 30.
16.
Nous devons donc examiner la seconde question qui porte sur le point de savoir si le royaume de Belgique peut invoquer une exception à cette interdiction, en l'occurrence la protection de la santé publique, tirée de l'article 36 du traité ( 13 ). Il est tout d'abord nécessaire d'établir s'il existe des règles communautaires harmonisées en matière d'autorisation de produits biocides potentiellement nocifs, tels que l'algicide en cause dans le cas présent. Il est clair qu'il n'existe pas de telles règles. Dans ses observations, Mme Brandsma s'est référée à trois exemples de législation communautaire. L'un d'entre eux (la directive 76/769 ( 14 )) prévoit simplement des restrictions à la commercialisation et à l'utilisation pour un certain nombre de substances chimiques déterminées (qui n'incluent pas le chlorure d'ammonium dyméthyledodécyle). Les deux autres (les directives 67/548 et 76/631 ( 15 )) concernent la façon dont les produits dangereux sont présentés sur le marché - classification, emballage et étiquetage - et non la question préalable qui est de savoir si la commercialisation de ces produits est acceptable en premier lieu ( 16 ). On peut dire la même chose d'une autre mesure citée par le gouvernement du Royaume-Uni dans ses observations, à savoir la directive 88/379/CEE du Conseil ( 17 ). Il s'avère aussi qu'un produit dont la substance active est le chlorure d'ammonium dyméthyledodécyle ne relève pas du champ d'application matériel de ces mesures ( 18 ).
17.
Même si le produit HEMA Tegelreiniger relevait du champ d'application de l'une de ces mesures communautaires, le fait d'être pourvu de l'avertissement approprié « irritant » et du symbole correspondant, la croix de Saint-André, prouverait seulement que le produit est une préparation non corrosive qui, à la suite d'un contact direct, prolongé ou répété avec la peau ou les muqueuses, peut provoquer une inflammation ( 19 ); cela n'est pas en rapport avec d'autres qualités qui peuvent être importantes pour la santé publique et ne prouve pas qu'il est conforme à la protection de la santé publique de commercialiser le produit en Belgique, avec sa substance active (le chlorure d'ammonium dyméthyledodécyle), dans sa concentration actuelle (6 g/1), pour les besoins visés (le nettoyage de murs et de dalles), pour qu'il soit utilisé conformément aux instructions figurant sur l'emballage et dans les conditions d'utilisation que l'on peut prévoir.
18.
Il ne fait pas de doute non plus que le produit en question n'est pas régi par les règles harmonisées en matière d'autorisation contenues dans la directive 91/414 relative à la mise sur le marché de produits phytosanitaires, dans la mesure où il ne relève pas non plus de son champ d'application matériel ( 20 ). Quoi qu'il en soit, cette directive établit une procédure relative à l'autorisation nationale, qui n'a pas été suivie dans le cas présent, autorisation qui ne doit être accordée à un produit déjà autorisé dans un autre État membre que si toutes les substances actives du produit figurent à l'annexe I de la directive. Le produit en cause dans le cas présent ne remplit pas cette condition ( 21 ). Un régime similaire a été proposé pour les produits tels que celui en cause en l'espèce dans la proposition de directive relative à la mise sur le marché des produits biocides ( 22 ), mais il n'a pas encore été adopté.
19.
En l'absence d'un tel régime d'autorisation harmonisé, destiné à concilier l'intérêt général en matière de libre circulation des marchandises et de protection de la santé publique, les États membres demeurent libres d'adopter des mesures destinées à sauvegarder la santé publique, y compris un système national d'autorisation de produits potentiellement nocifs. Comme la Cour l'a déclaré dans l'arrêt Biologische Producten, il appartient aux États membres de décider, dans de telles circonstances, du degré de protection de la santé publique qu'ils entendent assurer et, notamment, de la sévérité des tests à exécuter ( 23 ). Comme la Cour l'a indiqué dans l'arrêt Heijn, une affaire concernant des résidus dans les aliments, les réglementations adoptées par les divers États membres à propos d'un produit peuvent légitimement varier d'un pays à l'autre en fonction des conditions climatologiques, de l'état de santé de la population ainsi que de la composition de l'alimentation habituelle de la population ( 24 ). Le gouvernement néerlandais a évoqué un certain nombre d'autres considérations possibles à propos des produits biocides tels que celui qui nous occupe: les modalités de production et d'utilisation du produit, la présence de la substance active dans l'environnement, le degré d'industrialisation d'un État membre, la densité de sa population. Nous pensons que ces facteurs sont tous susceptibles d'entraîner des différences légitimes dans les normes d'autorisation adoptées par les différents États membres en l'absence de régime harmonisé. A défaut d'information à ce propos, nous ne pouvons pas commenter leur importance éventuelle dans le cadre d'une comparaison des régimes belge et néerlandais respectifs.
20.
S'agissant de l'objet particulier de la procédure devant la juridiction nationale, on peut se contenter de se fonder sur le paragraphe précédent pour répondre à la seconde question. Tout d'abord, cette procédure est une procédure pénale engagée à charge de Mme Brandsma parce qu'elle a enfreint une loi nationale à une date déterminée; il ne s'agit pas d'une procédure civile dans laquelle HEMA tente d'obtenir une autorisation pour son produit. En deuxième lieu, l'infraction alléguée est la vente du produit sans autorisation, dans une situation où aucune autorisation n'a été demandée et où aucune tentative sérieuse n'a été faite non plus pour établir les caractéristiques spécialement onéreuses ou injustes de la loi belge ou de son application ( 25 ). En effet, le conseil de Mme Brandsma qui, comme nous l'avons déjà indiqué, était assisté à l'audience par un conseiller juridique de HEMA n'a été à même de fournir aucune information significative sur ces questions. Nous souhaiterions ajouter que la similarité des procédures d'autorisation suivies aux Pays-Bas et en Belgique ne signifie pas que, dans ce cas, le régime belge constitue une formalité inutile et pesante. Il est parfaitement possible que des normes différentes s'appliquent ou que des normes comparables, appliquées dans des conditions d'environnement et autres différentes, débouchent sur des résultats différents.
21.
Ainsi, à partir du moment où l'on admet en principe que la Belgique est en droit de maintenir un système d'autorisation des produits fondé sur la protection de la santé publique, on a peine à voir en quoi on peut aider la juridiction nationale en lui donnant des informations sur les obligations des autorités belges pour traiter équitablement une demande purement hypothétique. On pourrait par ailleurs donner une fausse impression en répondant de façon inconditionnelle à la question relative à l'article 36 du traité. En dernière analyse, il appartient à la juridiction nationale de faire application des réponses données par la Cour et c'est à elle seule d'apprécier leur pertinence à l'égard de la question particulière qu'elle doit trancher. Il faut donc en revenir aux importantes réserves modalisant le pouvoir des États membres, qui sont énoncées à l'article 36 et ont été développées par la jurisprudence de la Cour.
22.
La politique des États membres dans l'application des dérogations prévues à l'article 36 demeure soumise aux conditions énoncées dans cette disposition. L'article 36 dispose que des interdictions ou des restrictions d'importation, d'exportation ou de transit peuvent être justifiées ( 26 ) par des raisons, entre autres, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux ( 27 ), et il poursuit en précisant que « toutefois, ces interdictions ou restrictions ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres ». Cela signifie que les restrictions à la commercialisation de produits « doivent être limitées à ce qui est effectivement nécessaire pour assurer la sauvegarde de la santé publique » ( 28 ).
23.
Cette condition de nécessité porte à la fois sur les normes adoptées par les États membres et sur la procédure d'autorisation utilisée pour faire en sorte que ces normes soient respectées. Cela signifie qu'à tout moment les États membres sont tenus, dans la plus large mesure qui soit compatible avec l'objectif de protection de la santé publique, « de contribuer à un allégement des contrôles dans le commerce intracommunautaire » ( 29 ). S'agissant des conditions de fond, la Cour a déclaré que les États membres sont libres de définir leurs propres normes « dans la mesure où des incertitudes subsistent en l'État actuel de la recherche scientifique ... tout en tenant compte des exigences de la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communauté » ( 30 ). Ainsi, dans le cadre des additifs alimentaires, la Cour a conclu que « l'utilisation d'un additif déterminé, admis dans un autre État membre, doit être autorisée dans le cas d'un produit importé de cet État membre, dès lors que, compte tenu, d'une part, des résultats de la recherche scientifique internationale, et spécialement des travaux du comité scientifique communautaire de l'alimentation humaine et de la Commission du Codex Alimentarius de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture) et de l'Organisation mondiale de la santé et, d'autre part, des habitudes alimentaires dans l'État membre d'importation, cet additif ne présente pas un danger pour la santé publique et qu'il répond à un besoin réel, notamment d'ordre technologique » ( 31 ).
24.
La Cour a dit pour droit dans l'arrêt Commission/Allemagne à propos de la procédure d'autorisation que « le principe de proportionnalité exige également que les opérateurs économiques soient en mesure de demander, par une procédure qui leur soit aisément accessible et qui puisse être menée à terme dans des délais raisonnables, que soit autorisé par un acte de portée générale l'emploi d'additifs déterminés » ( 32 ), et a ajouté qu'« une absence injustifiée d'autorisation doit pouvoir être mise en cause par les opérateurs économiques dans le cadre d'un recours juridictionnel » ( 33 ). Dans de telles circonstances, il appartient aux autorités nationales compétentes de démontrer, à la lumière des habitudes nationales et compte tenu des résultats de la recherche scientifique internationale, que l'interdiction est justifiée par des raisons de protection de la santé publique ( 34 ).
25.
De plus, dans le cadre d'une procédure nationale d'autorisation d'un produit déjà autorisé dans un autre État membre, les États membres « ne sont pas en droit d'exiger sans nécessité des analyses techniques ou chimiques ou des essais de laboratoire lorsque les mêmes analyses et essais ont déjà été effectués dans un autre État membre et que leurs résultats sont à la disposition de ces autorités ou peuvent sur leur demande être mis à leur disposition. Pour ces mêmes raisons, l'État membre qui procède à un agrément doit veiller à ne pas provoquer de frais de contrôle inutiles si les résultats du contrôle opéré dans l'État membre d'origine satisfont aux besoins de protection de la santé dans l'État membre importateur » ( 35 ).
Conclusions
26.
Nous recommandons par conséquent à la Cour de répondre comme suit aux questions déférées par le Rechtbank van eerste aanleg te Turnhout:
« 1)
La législation nationale d'un État membre, qui interdit que des pesticides à usage non agricole n'ayant pas été autorisés préalablement par le ministre de la Santé soient produits, commercialisés ou utilisés d'une quelconque façon, doit être considérée comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l'article 30 du traité instituant la Communauté européenne.
2)
Un État membre peut néanmoins invoquer, vis-à-vis de l'interdiction contenue à l'article 30, l'exception prévue à l'article 36 du traité, pour justifier une telle législation pour des raisons de santé publique, aussi longtemps que la restriction est nécessaire au vu des connaissances scientifiques actuelles, qu'elle n'apporte pas de restriction à la libre circulation des marchandises allant au-delà de ce qui est nécessaire, qu'elle n'entraîne pas une duplication inutile des contrôles effectués dans un autre État membre et dont les résultats sont disponibles, et qu'elle peut faire l'objet d'une procédure de recours devant les juridictions nationales dans les cas individuels de refus d'autorisation. »
( *1 ) Langue originale: l'anglais.
( 1 ) 272/80, Rec. p. 3277.
( 2 ) On ne sait pas avec certitude si cette loi est la Bestrijdingsmiddelenwet (loi relative aux produits phytosanitaires) de 1962, qui était en cause dans l'affaire Biologische Producten, citée a la note 1 ci-dessus, dans l'affaire Heijn (arrêt du 19 septembre 1984, 94/83, Rec. p. 3263) et dans l'affaire Nijman (arrêt du 7 novembre 1989, 125/88, Rec. p. 3533).
( 3 ) 8/74, Rec. p. 837, point 5.
( 4 ) 120/78, Rec. p. 649, point 8.
( 5 ) Directive 67/548/CEE du Conseil, du 27 juin 1967, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à la classification, l'emballage et l'étiquetage des substances dangereuses (JO L 196, p. 1); directive 78/631/CEE du Conseil, du 26 juin 1978, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à la classification, l'emballage et l'étiquetage des préparations dangereuses (pesticides) QO L 206, p. 13).
( 6 ) Directive 76/769/CEE du Conseil, du 27 juillet 1976, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la limitation de la mise sur le marché et de l'emploi de certaines substances et préparations dangereuses (JO L 262, p. 201).
( 7 ) La Commission a présenté une proposition de directive du Parlement européen et du Conseil concernant la mise sur le marché de produits biocides, le 27 juillet 1993 (JO C 239, p. 3), modifiée le 24 juillet 1995 ĢO C 261, p. 5). Les produits biocides sont définis à l'article 2 de la proposition de directive.
( 8 ) JO L 230, p. 1.
( 9 ) Affaire citée à la note 1 ci-dessus.
( 10 ) Affaire citée à la note 3 ci-dessus, point 5.
( 11 ) Arrêt du 15 septembre 1994, Houtwipper (C-293/93, Rec. p. I-4249, point 11).
( 12 ) Affaire citée à la note 1 ci-dessus, points 10, 11 et 16.
( 13 ) Les gouvernements de deux États membres, à savoir ceux de la Suède et du Royaume-Uni, ont aussi mentionné la possibilité d'une dérogation pour des motifs de protection de l'environnement. La question déférée par la juridiction nationale ne faisait pas allusion à cet aspect, mais il peut sans doute relever du moüf de santé publique dans le cas présent, dans la mesure où le dommage causé à l'environnement, qui peut découler d'un mauvais usage de produits biocides et se traduire par une pollution de l'eau ou du sol et par le passage de toxines dans la chaîne alimentaire, est susceptible de constituer une menace pour la santé.
( 14 ) Citée à la note 6 ci-dessus.
( 15 ) Citées à la note 5 ci-dessus.
( 16 ) Cette distinction logique se retrouve dans l'arrêté royal: le chapitre II est consacré à l'autorisation et le chapitre III à l'étiquetage et à l'emballage.
( 17 ) Directive du 7 juin 1988 concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la classification, à l'emballage et à l'étiquetage des préparations dangereuses (JO L 187 p. 14).
( 18 ) L'agent de la Commission a indiqué à l'audience que cette substance active ne figure pas sur la liste des substances dangereuses visées à l'annexe I de la directe 67/548, citée à la note 5 ci-dessus, qui définit le champ d'application matériel de cette directive, et des directives du Conseil no 78/631/CEE, citée à la note 5 ci-dessus (voir article 1er, paragraphe 3), et no 88/379, citée à la note 17 ci-dessus (voir aniele 2).
( 19 ) Article 2, paragraphe 2, sous h), de la directive 67/548, citée à la note 5 ci-dessus.
( 20 ) L'article 2, paragraphe 1, de la directive 91/414, citée à la note 8 ci-dessus, définit les produits phytosanitaires. On pourrait prétendre considérer un algicide comme une préparation destinée à détruire des végétaux indésirables, au sens de l'article 2, sous 1.4 de la directive, dans la mesure où les botanistes sont partagés sur la question de savoir si les algues (ou du moins certaines algues) doivent être rangées parmi les végétaux. C'est certainement le cas si l'on veut simplement distinguer le règne végétal du règne animal. Selon une approche plus complexe répartissant les êtres vivants entre cinq règnes (par ordre de complexité entre les monères, les protistes, les champignons, les végétaux et les animaux), les algues multicellulaires sont classées parmi les végétaux par certaines personnes faisant autorité (par exemple, Weier, T. Elliot, Botany: An Introduction to Plant Biology, 6e édition, John Wiley and Sons, 1982, p. 8 à 10), mais sont classées parmi le règne des protistes par d'autres (par exemple, Raven: Biology and Plants, 4e édition, 1986, Worth Publishers, p. 160 à 162, qui range les algues parmi les protistes photosynthétiques). On peut cependant dissiper tout doute à propos de la question de savoir si le produit H£MA Tegelreiniger relève du champ d'application matériel de la directive en se référant à l'objectif clair poursuivi par la réglementation des produits à usage agricole (et non domesdque), tel qu'il est indiqué dans les critères alternatifs visés à l'article 2, paragraphe 1, et dans les deuxième, troisième et quatrième considérants de la directive.
( 21 ) Article 10 de la directive 91/414, citée à la note 8 ci-dessus.
( 22 ) Citée à la note 7 ci dessus. Les premier et deuxième considérants montrent que la proposition concerne les pesticides non agricoles. L'annexe I de la proposition de directive contient aussi une liste de substances actives approuvées au niveau communautaire pour inclusion dans les produits biocides. Les États membres sont responsables de l'autorisation de ces produits sur leurs marchés respectifs (article 3, paragraphe 1). La reconnaissance mutuelle des autorisations des Etats membres est prévue pour les produits dont les substances actives figurent a l'annexe I (article 3, paragraphe 3, et article 4, paragraphe 1), mais il est permis de déroger à cette obligation lorsque des conditions d'environnement différentes de celles de l'Eut membre où a été délivrée la première autorisation ont pour conséquence que le produit serait inefficace ou dangereux (article 3, paragraphe 4).
( 23 ) Affaire citée à b note 1 ci-dessus, point 12.
( 24 ) Affaire citée à b note 2 ci-dessus, point 16.
( 25 ) Il n'a pas été démontré, par exemple, que la nécessité, pour tes produits expones en Belgique, de porter un numéro d'autorisation belge augmenterait inévitablement les coûts d'emballage, dans la mesure où un emballage commun pourrait sans doute comporter les numéros d'autorisation des deux pays, indiqués clairement en tant que tels.
( 26 ) Mis en italique par nous.
( 27 ) Il semble que la protection de la santé et de la vie des personnes soit la justification dominante du régime belge d'autorisation, eu égard au rôle joué par te ministre ayant la santé publique dans ses attributions et à son obligation de consulter le Conseil supérieur d'hygiène publique.
( 28 ) Arrêt du 12 mars 1987, Commission/Allemagne (178/84, Rec. p. 1227, point 44); voir aussi arrêts du 14 juillet 1983, Sandoz (174/82, Rec. p. 2445); du 10 décembre 1985, Motte (247/84, Rec. p. 3887) et du 6 mai 1986, Muller e.a. (304/84, Rec. p. 1511).
( 29 ) Arrêt Biologische Producten, cité à la note 1 ci-dessus, point 14.
( 30 ) Arrêt Sandoz, cité à la note 28 ci-dessus, point 16.
( 31 ) Arrêt Commission/Allemagne, cité à la note 28 ci-dessus, point 44 (mis en italique par nous).
( 32 ) Arrêt cité à la note 28 ci-dessus, point 45. Cette déclaration Paraphrase le point 26 de l'arrêt rendu par la Cour dans affaire Muller e.a., citée à la note 28 ci-dessus, mais ajoute une référence spécifique au principe de proportionnalité.
( 33 ) Arrêt cité à la note 28 ci-dessus, point 46.
( 34 ) Voir le point 26 de l'arrêt rendu dans l'affaire Muller e.a., citée à là note 28 ci-dessus.
( 35 ) Arrêt Biologische Producten, cité à la note 1 ci-dessus, points 14 et 15.