PREMIÈRE SECTION
DÉCISION
Cette version a été rectifiée le 17 octobre 2017
conformément à l'article 81 du règlement de la Cour.
Requête no 15920/16
Elena PETRACHE et Liliana TRANCA
contre l'Italie
La Cour européenne des droits de l'homme (première section), siégeant le 4 octobre 2016 en un comité composé de :
Kristina Pardalos, présidente,
Robert Spano,
Tim Eicke, juges,
et de Renata Degener, greffière adjointe de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 23 mars 2016,
Vu la mesure provisoire indiquée au gouvernement défendeur en vertu de l'article 39 du règlement de la Cour,
Vu la décision de traiter en priorité la requête en vertu de l'article 41 du règlement de la Cour,
Vu la demande d'information factuelle adressée au Gouvernement,
Vu les informations fournies par les parties,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Les requérantes, Mmes Elena Petrache et Liliana Tranca, sont des ressortissantes roumaines, nées respectivement en 1936 et en 1966 et résidant à Rome.
A. Les circonstances de l'espèce
2. Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les requérantes, peuvent se résumer comme suit.
1. Le contexte général
3. Le 21 octobre 2013, la Commission des droits de l'homme du Senat de la République italienne visita le centre d'accueil d'urgence (Centro d'assistenza abitativa temporanea - CAAT) « Ex-Cartiera » à Rome. À l'issue de cette visite, la Commission dénonça les conditions de délabrement de la structure et l'absence d'un projet d'intégration pour les familles résidantes.
4. L'administration municipale de Rome (Roma Capitale), par délibération du 22 mai 2014, adopta un nouveau plan d'intervention en matière de logement, prévoyant en particulier le lancement du programme dénommé « Buono Casa » de soutien financier aux familles ayant manifesté la volonté de sortir des CAAT pour accéder à des solutions de logement plus stables. À la fin du mois de juin 2015, 253 familles avaient manifesté leur intérêt à participer au programme.
5. Par délibération du 12 novembre 2015, Roma Capitale décida de rendre le programme[1] « Buono casa » obligatoire pour tous les occupants des CAAT, l'objectif affiché étant de parvenir à la fermeture définitive de ces structures.
2. La situation des requérantes
6. Les deux requérantes s'étaient installées dans le CAAT « Ex-Cartiera » le 10 septembre 2011.
7. Le 25 novembre 2012, la première requérante, Mme Petrache, fut reconnue handicapée par un médecin de l'Institut National de Sécurité Sociale - INPS. Le médecin certifia la surdimutité de celle-ci et son incapacité à accomplir les tâches quotidiennes de manière autonome.
8. Le 14 mars 2016, Roma Capitale signifia aux requérantes un ordre de quitter les lieux et fixa comme date d'exécution le 28 mars 2016[2]. Bien que faisant partie du même foyer, la fille et la petite fille de Mme Tranca ne furent pas concernées par cet ordre.
9. Le 24 mars 2016, les requérantes saisirent la Cour d'une demande d'application de mesures provisoires, aux termes de l'article 39 du règlement, afin de suspendre leur expulsion du CAAT. Le même jour, le juge faisant fonction de président de la section à laquelle l'affaire avait été attribuée décida d'indiquer au gouvernement italien qu'il était souhaitable de ne pas procéder à l'expulsion des requérantes pour la durée de la procédure devant la Cour. De plus, la question suivante fut posée au gouvernement italien, en application de l'article 54 § 2 dudit règlement :
« Has alternative accommodation been offered to the applicants, taking into account the first applicant's vulnerability? »
10. Le 21 avril 2016, le gouvernement italien apporta à la Cour les informations suivantes:
« 1. Faisant suite à votre courrier du 24 mars dernier, nous avons l'honneur de vous informer que, déjà le 25 mars 2016, le Département des Politiques sociales, d'Aide et de Santé de Roma Capitale a révoqué pour certaines familles, concernées par le déménagement du centre d'accueil d'urgence de Via Salaria (le CAAT « Ex-Cartiera »), les ordres de quitter les lieux, en considération de leur vulnérabilité.
2. Cela a concerné, notamment, Mmes Liliana Tranca et Elena Petrache et leur groupe familial, pour lesquelles l'ordre (...) a été expressément révoqué comme indiqué aux intéressées le 25 mars 2016.
3. Le département de Roma Capitale précité a, entretemps, déployé ses efforts pour trouver un hébergement convenable pour cette famille. À cette fin, il a été rapidement trouvé dans le Villaggio della Solidarietà (...), toujours à Rome, un logement destiné exclusivement à ce groupe familial, disposant d'espaces pour le jour et la nuit, une cuisine et des toilettes séparées. Cependant, les requérantes ont refusé cette offre, comme il ressort du procès-verbal que nous joignons.
4. Eu égard à la question posée par la Cour dans la communication du 24 mars 2016, nous pouvons répondre que, compte tenu de la situation de vulnérabilité de la première requérante, un logement approprié a été mis à disposition pour le groupe familial de quatre personnes (dont un mineur, Antonio Giscan, né le 5 avril 2006), mais cet hébergement adéquat a été refusé par les requérantes. »
11. Le 26 mai 2016, les requérantes, invitées à soumettre leurs éventuels commentaires, déposèrent leur réplique dont les passages pertinents se lisent comme suit :
« (...) 3. Les requérantes dénoncent que le Villaggio della Solidarietà - Camping River (la solution proposée par le Gouvernement) est un site de ségrégation raciale, dégradé et inadapté.
(...)
5. Le Villaggio della Solidarietà est situé à dix kilomètres du lieu de résidence actuelle des requérantes. Les requérantes notent également qu'il s'agit d'un site officiel destiné uniquement aux personnes d'ethnie rom. (...)
8. (...) L'arrêt du bus le plus proche se trouve à 2,1 kilomètres (...) la gare la plus proche à 3,6 kilomètres. Les occupants du site indiquent qu'un service « informel » de minibus est proposé de 7 heures à 21 heures 30 pour rejoindre la gare de Prima Porta. D'après l'association « 21 luglio » qui a visité le site en mai 2016, le minibus n'est pas adapté à transporter des personnes handicapées comme la première requérante.
(...)
11. Le site est entouré de grillage, la vidéosurveillance est active en continu et, pour accéder au site, les visiteurs doivent être invités par les occupants et être autorisés par le Département des Politiques sociales, d'Aide et de Santé de Roma Capitale. Un registre indique l'heure d'entrée et de sortie ainsi que les noms des visiteurs. (...) »
12. Le même jour, les requérantes informèrent la Cour qu'un recours en annulation de l'ordre de quitter les lieux avait été déposé, à une date non précisée, devant le tribunal administratif régional (le TAR) du Latium.
13. Les 8 et 9 juin 2016, le Département des Politiques sociales, d'Aide et de Santé de Roma Capitale rencontra les requérantes et les autres résidants du site « Ex-Cartiera » dans le but de convaincre ceux-ci à accepter des alternatives de logement et quitter le CAAT.
14. Le 10 juin 2016, les requérantes informèrent la Cour des derniers développements de l'affaire, notamment du fait que le TAR du Latium avait rejeté leur demande de mesures collégiales de suspension (misure cautelari collegiali) de l'ordre de quitter les lieux, en relevant que l'acte litigieux avait été suspendu par Roma Capitale le 25 mars 2016 (paragraphe 10 ci-dessus).
15. Le 8 juillet 2016, le gouvernement italien confirma avoir présenté aux requérantes des nouvelles propositions de logement. Il fournit également copie du décret du président du TAR du Latium du 25 mars 2016, faisant droit à une demande de mesures présidentielles de suspension (misure cautelari monocratiche) de cinq ordres de quitter les lieux présentée par des personnes résidantes dans le CAAT « Ex-Cartiera ».
16. Selon les dernières informations fournies par les requérantes, le recours en annulation de l'ordre de quitter les lieux est toujours pendant devant le TAR du Latium.
B. Le droit interne pertinent
17. L'article 55 du code du procès administratif (CPA) est, dans ses parties pertinentes, ainsi libellé :
« Mesures collégiales de suspension (misure cautelari collegiali)
1. La partie alléguant le risque de subir un préjudice grave et irréparable pendant le temps nécessaire au tribunal à statuer sur son recours peut demander l'application de mesures de suspension, (...) le collège se réunit en chambre du conseil et décide par ordonnance.
(...)
3. La demande de suspension peut être présentée avec le recours au fond ou avec un recours séparé notifié aux parties.
(...)
5. Sur la demande de suspension, le collège se prononce pendant la première chambre du conseil successive à l'expiration du délai de vingt jours calculé à partir de la date de la notification du recours aux parties et, aussi, de dix jours à partir de la date du dépôt du recours.
(...) »
18. L'article 56 du CPA est, dans ses parties pertinentes, ainsi libellé :
« Mesures présidentielles de suspension (misure cauterali monocratiche)
1. Avant le traitement d'une demande de mesures collégiales de suspension, en cas d'extrême gravité et urgence ne permettant pas d'attendre la décision du collège, la partie peut saisir le président du tribunal administratif régional ou de la section à laquelle la requête est attribuée d'une demande d'application de mesures de suspension (...).
2. Le président ou le magistrat délégué vérifie la régularité de la notification de la requête aux autres parties, ou tout au moins à l'encontre de la partie publique et d'un des autres cointéressés, et décide par décret dûment motivé qui ne peut pas faire l'objet d'appel. La notification peut être effectuée par l'avocat de la partie demanderesse par télécopie. (...).
3. Lorsque la décision peut produire des effets irréversibles, le président peut subordonner l'application ou le refus de la mesure au versement d'une somme à titre de caution (...) dont le montant est fixé en fonction des effets irréversibles éventuels à l'égard des parties et des tierces-parties.
4. Le décret, dans lequel doit être fixée la date de l'audience du collège aux termes de l'article 55, alinéa 5, si applique la mesure est valable jusqu'à la décision du collège (...) ».
GRIEFS
19. Invoquant l'article 3 de la Convention, les requérantes se plaignent de la menace représentée par l'ordre de quitter les lieux qui serait constitutive d'un traitement inhumain et dégradant.
20. Invoquant l'article 8, elles dénoncent pour les mêmes faits une atteinte à leur droit au respect de la vie familiale et du domicile, en raison notamment de l'absence de base légale de l'ordre de quitter les lieux et de son caractère disproportionné.
21. Invoquant l'article 13, les requérantes se plaignent de l'absence d'un remède interne suspensif pour contester l'ordre de quitter les lieux.
22. Elles invoquent également l'article 14, dénonçant d'être victimes de discrimination en raison de leur appartenance à un groupe ethnique spécifique.
EN DROIT
23. La Cour rappelle tout d'abord qu'aux termes de l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après épuisement de toutes les voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l'occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États contractants, à savoir éviter ou redresser les violations alléguées contre eux (voir, parmi beaucoup d'autres, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 87, 27 août 2015).
24. Comme la Cour a rappelé dans l'arrêt Sejdovic c. Italie ([GC], no 56581/00, § 44-46, CEDH 2006-II), bien qu'applicable avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif, la règle de l'épuisement des voies de recours internes oblige, en principe, à soulever devant les juridictions nationales appropriées, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l'on entend formuler par la suite au niveau international (voir, parmi beaucoup d'autres, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 38, CEDH 2004-III, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 37, CEDH 1999-I).
25. Cependant, l'obligation découlant de l'article 35 se limite à celle de faire un usage normal des recours vraisemblablement effectifs, suffisants et accessibles (Sofri et autres c. Italie (déc.), no 37235/97, CEDH 2003-VIII). En particulier, la Convention ne prescrit l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues (Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998-I).
26. Toutefois, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d'un recours donné qui n'est pas de toute évidence voué à l'échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation de recours internes (Sardinas Albo c. Italie (déc.), no 56271/00, CEDH 2004-I, et Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001-IX).
27. Dans le cas d'espèce, la Cour rappelle que, le 24 mars 2016, elle a décidé d'indiquer au gouvernement italien qu'il était souhaitable de ne pas procéder à l'exécution de l'ordre de quitter les lieux des requérantes du CAAT « Ex-Cartiera » pour la durée de la procédure devant elle.
28. Le 26 mai 2016, les requérantes informèrent la Cour qu'un recours en annulation de l'ordre de quitter les lieux avait été introduit devant le TAR du Latium.
29. Ce n'est que le 10 juin 2016 que les requérantes avisèrent la Cour qu'une demande de suspension de l'ordre de quitter les lieux, présentée aux termes de l'article 55 du CPA, avait été rejetée par le TAR.
30. Tout en jugeant regrettable l'attitude des requérantes de l'informer tardivement, la Cour rappelle que la portée de l'exigence du caractère suspensif d'un recours varie en fonction de la nature du grief (voir De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, §§ 82-83, CEDH 2012). À cet égard, elle estime que dans des circonstances exceptionnelles comme celles de la présente affaire, où les requérantes ont été confrontées à un risque soudain de perte de leur domicile, en application d'un acte de l'administration adopté sans aucune forme de contrôle judiciaire préalable et en l'absence d'une alternative de logement (voir Connors c. Royaume-Uni, no 66746/01, §§ 94-95, 27 mai 2004), l'absence de caractère suspensif d'un remède interne donné pourrait exempter le requérant de l'obligation d'épuiser les voies de recours internes et s'analyser sur le terrain de l'article 13 de la Convention. Toutefois, contrairement à ce que les requérantes soutiennent, la Cour considère que l'ordre juridique italien prévoit un tel remède.
31. Comme rappelé plus haut (paragraphe 26 ci-dessus), le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d'un recours existant et disponible au niveau national ne constitue pas une raison valable pour exempter un requérant de son obligation d'utiliser la voie de recours interne. Au contraire, la Cour a déjà jugé, en rappelant la centralité qu'elle reconnaît au principe de subsidiarité, qu'il y a intérêt à saisir le juge national compétent afin de lui permettre de développer les droits existants en usant de son pouvoir d'interprétation (voir Ciupercescu c. Roumanie, no 35555/03, § 169, 15 juin 2010).
32. A cet égard, la Cour relève que, selon le libellé de l'article 56 du CPA précité (paragraphe 18 ci-dessus), la partie qui risque de subir un préjudice à cause de l'adoption ou de l'exécution d'un acte administratif peut, en cas d'extrême gravité et urgence, demander sa suspension immédiate au président du TAR.
33. En plus, la Cour prend acte du décret du président du TAR du Latium du 25 mars 2016 (paragraphe 15 ci-dessus). Elle note que cette décision fait droit à une demande de suspension de cinq ordres de quitter les lieux, présentée aux termes de l'article 56 du CPA par des personnes qui, comme les deux requérantes, résidaient dans le CAAT « Ex-Cartiera ».
34. Enfin, la Cour remarque que le recours en annulation, présenté par les requérantes pour contester au fond l'ordre de quitter les lieux, est toujours pendant devant le TAR du Latium.
35. Par conséquent, soulignant son rôle subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l'homme (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 48, série A no 24), la Cour considère que les requérantes disposaient d'un remède interne effectif pour obtenir à la fois la suspension et l'annulation de l'ordre de quitter les lieux. Par ailleurs, il n'a été décelé aucune circonstance exceptionnelle de nature à dispenser les requérantes de l'obligation d'épuiser la voie de recours en question.
36. Il s'ensuit que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes en application de l'article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
37. Par conséquent, la Cour décide de mettre fin à l'application de l'article 39 du règlement de la Cour.
Par ces motifs
, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 27 octobre 2016.
Renata Degener Kristina Pardalos
Greffière adjointe Présidente
[1]. Rectifié le 17 octobre 2017 : le texte était le suivant : « rende le programme » (…) »
[2]. Rectifié le 17 octobre 2017 : le texte était le suivant : « Le 14 mars 2016, à la suite de leur refus d'accéder au programme « Buono casa », Roma Capitale signifia aux requérantes un ordre de quitter les lieux et fixa comme date d'exécution le 28 mars 2016 ».