QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE KUŚNIERCZAK c. POLOGNE
(Requête no 19961/05)
ARRÊT
STRASBOURG
21 octobre 2008
DÉFINITIF
21/01/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Kuśnierczak c. Pologne,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Nicolas Bratza, président,
Lech Garlicki,
Giovanni Bonello,
Ljiljana Mijović,
Ján Šikuta,
Mihai Poalelungi,
Nebojša Vučinić, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 septembre 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 19961/05) dirigée contre la République de Pologne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Wadim Kuśnierczak (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 mai 2005 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 10 octobre 2007, le président de la quatrième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1982 et réside à Szczecin.
5. Le 18 octobre 2003, soupçonné de tentative de meurtre avec coups et blessures aggravés, il fut arrêté par la police.
6. Le 20 octobre 2003, le tribunal de district de Szczecin ordonna sa mise en détention provisoire pour une période de trois mois dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice. Les juges estimèrent que les preuves rassemblées (notamment les témoignages, les expertises, les pièces à conviction) permettaient de soupçonner le requérant d'être l'auteur d'un crime passible d'une peine de prison importante. Le 21 novembre 2003, le tribunal régional de Szczecin confirma cette décision.
7. Le 7 novembre 2003 et le 6 janvier 2004, le procureur régional rejeta les demandes de l'intéressé tendant à sa remise en liberté, au motif que sa détention était nécessaire au bon déroulement de l'enquête.
8. Les 9 janvier et 9 mars 2004, le tribunal régional prolongea la détention du requérant, en invoquant la gravité du fait incriminé, la sévérité de la peine encourue, la nécessité de préciser les faits et de procéder à des expertises, décisions confirmées successivement le 4 février et le 30 mars 2004 par la cour d'appel.
9. Le 4 mars 2004, un acte d'accusation fut déposé à l'encontre du requérant devant le tribunal régional.
10. Le 9 mars 2004, le tribunal régional prolongea la détention du requérant dans le souci de préserver le bon déroulement de l'enquête. Le tribunal estima que, s'il était remis en liberté, le requérant pourrait exercer des pressions sur les témoins afin de les amener à déposer de faux témoignages. Le 30 mars 2004, la cour d'appel de Poznań confirma cette décision.
11. Entre le 2 avril et le 2 septembre 2004, le requérant purgea une peine de prison à laquelle il avait été condamné antérieurement.
12. Le 15 avril 2004, le tribunal régional fixa la date de la première audience au 16 juin 2004. Les audiences suivantes eurent lieu le 14 septembre et le 15 octobre 2004. Lors de cette dernière, un témoin ne se présenta pas et le tribunal lui infligea une amende.
13. Les 8 et 22 juillet 2004, le tribunal régional rejeta les demandes de l'intéressé tendant à sa remise en liberté afin de préserver l'ordre public et garantir le bon déroulement de la justice. Il considéra en effet qu'il y avait un risque réel que, en cas de libération, le requérant tentât de se soustraire à la justice.
14. Le 27 août 2004, il prolongea la détention du requérant, essentiellement pour les motifs invoqués précédemment, décision confirmée en appel le 1er octobre 2004.
15. Lors de l'audience du 19 novembre 2004, un témoin et trois experts furent interrogés.
16. Entre le 14 décembre 2004 et le 25 avril 2005, le requérant purgea une peine de prison à laquelle il avait été condamné antérieurement.
17. Le 17 décembre 2004, le tribunal régional de Szczecin condamna l'intéressé à une peine d'emprisonnement de huit ans.
18. Le 2 mars 2005, la cour d'appel de Szczecin infirma ce jugement et renvoya l'affaire pour réexamen devant le tribunal régional.
19. Le 12 avril 2005, le tribunal régional accepta d'examiner une expertise supplémentaire du laboratoire de criminologie.
20. Le 13 mai 2005, il maintint la détention du requérant afin de garantir le bon déroulement de la procédure, décision confirmée en appel le 15 juin 2005.
21. Le 22 juillet 2005, il rejeta la demande de l'intéressé tendant à sa remise en liberté.
22. Le 27 juillet 2005, l'expertise supplémentaire élaborée par le laboratoire de criminologie fut admise par le tribunal.
23. Les audiences se tinrent devant le tribunal régional le 21 octobre et le 22 novembre 2005.
24. Le 7 décembre 2005, la cour d'appel prolongea la détention du requérant jusqu'au 28 février 2006.
25. L'audience fixée au 19 décembre 2005 fut reportée en raison de l'absence de la victime et de deux témoins importants.
26. L'audience fixée au 11 avril 2006 fut également reportée en raison de l'absence de la victime, laquelle séjournait en Irlande et devait retourner en Pologne en juin 2006.
27. Le 5 mai 2006, le tribunal régional ordonna la remise en liberté du requérant. Il releva que le risque de voir l'intéressé empêcher le bon déroulement de la procédure en exerçant des pressions sur les comparants avait diminué dans la mesure où la plupart de témoins avaient déjà été entendus par le tribunal.
28. Le 21 août 2006, le tribunal régional de Szczecin condamna l'intéressé à une peine d'emprisonnement de six ans.
29. Le 21 août 2006, le requérant interjeta appel.
30. Le 18 janvier 2007, la cour d'appel de Szczecin confirma la décision du tribunal régional et réduisit la peine d'emprisonnement à quatre ans.
31. Le 11 octobre 2007, la Cour suprême rejeta le pourvoi en cassation de l'intéressé.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
32. Le droit et la pratique pertinents concernant la détention provisoire (aresztowanie tymczasowe), les motifs de la prolongation d'une telle détention, la remise en liberté et les principes gouvernant les autres mesures dites « préventives » (środki zapobiegawcze) sont décrits dans les arrêts de la Cour rendus dans les affaires Gołek c. Poland (no 31330/02, §§ 27-33, 25 avril 2006) et Celejewski c. Poland (no 17584/04, §§ 22-23, 4 août 2006).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
33. Le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire et invoque l'article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, (...) a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. (...) »
A. Sur la recevabilité
34. La Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. La période à prendre en considération
35. La Cour constate que la durée de la détention provisoire du requérant correspond à la somme de deux périodes. La première s'étend du 18 octobre 2003, date du placement en détention du requérant, au 17 décembre 2004, date de sa condamnation en première instance, soit une durée d'une année et deux mois.
La deuxième période de détention provisoire s'étend du 2 mars 2005, date de l'infirmation de la décision du 17 décembre 2004 et du renvoi de l'affaire pour réexamen, au 5 mai 2006, date de la remise en liberté du requérant, soit une durée d'environ une année et deux mois.
La Cour note que dans la mesure où, entre le 2 avril et le 2 septembre 2004 et entre le 14 décembre 2004 et le 25 avril 2005, le requérant purgeait les peines d'emprisonnement auxquelles il avait été condamné antérieurement, sa situation pendant les périodes en question doit être regardée comme relevant de l'article 5 § 1 a), qui autorise une privation de liberté « après condamnation par un tribunal compétent ». En conséquence, ces deux périodes ne peuvent être prises en considération aux fins de l'article 5 § 3 (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 104, CEDH 2000-XII).
La durée totale de la détention provisoire de l'intéressé est ainsi d'environ une année et sept mois.
2. Le caractère raisonnable de la durée de la détention provisoire
36. Le Gouvernement soutient en premier lieu que la détention du requérant était compatible avec les dispositions pertinentes du code de procédure pénale. En ce qui concerne sa prolongation, il estime que la détention se justifiait de manière suffisante et pertinente, et il souligne qu'elle a été soumise à un contrôle régulier de la part des tribunaux, ceux-ci ayant fourni à chaque fois des explications particulièrement détaillées et fondées sur les circonstances concrètes de l'affaire.
37. Il soutient en outre que les raisons plausibles de soupçonner que le requérant avait effectivement commis l'infraction reprochée ont persisté tout au long de la procédure. Il met l'accent sur la gravité de l'infraction (tentative de meurtre avec coups et blessures aggravés) dont le requérant était accusé, infraction passible d'une peine de prison de huit ans.
38. Enfin, il fait valoir que les autorités ont apporté toute la diligence nécessaire à l'affaire.
39. Le requérant combat les arguments du Gouvernement.
40. La Cour rappelle d'abord que le caractère raisonnable de la durée d'une détention ne se prête pas à une évaluation abstraite et que la légitimité du maintien en détention d'un accusé doit s'apprécier dans chaque cas d'après les particularités de la cause. Elle rappelle également que la poursuite de l'incarcération ne se justifie dans une espèce donnée que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d'intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d'innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle fixée à l'article 5 de la Convention (voir, notamment, les arrêts Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 152, CEDH 2000-IV, et Kudła, précité, § 110).
41. Elle réitère ensuite qu'il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la détention provisoire subie par un accusé n'excède pas une durée raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l'existence de l'exigence d'intérêt public susmentionnée justifiant, eu égard à la présomption d'innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle, et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d'élargissement. C'est essentiellement au vu des motifs figurant dans lesdites décisions et sur la base des faits établis indiqués par l'intéressé dans ses moyens que la Cour doit déterminer s'il y a eu ou non violation de l'article 5 § 3 de la Convention (voir, notamment, les arrêts Weinsztal c. Pologne, no 43748/98, du 30 mai 2006, § 50, et McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 43).
42. La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d'avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d'un certain temps elle ne suffit plus ; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ils se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle recherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (voir, notamment, l'arrêt Letellier c. France du 26 juin 1991, série A no 207, p. 18, § 35).
43. La Cour relève qu'en l'espèce les charges pesant sur le requérant ont persisté de façon plausible tout au long de la procédure. Les autorités ont justifié la prolongation de la détention essentiellement par la gravité de l'infraction, qui était passible d'une peine de prison importante, par la nécessité d'assurer le bon déroulement de la procédure et par le risque d'entrave à la bonne marche de justice (paragraphes 7, 8, 10 et 13 ci-dessus).
44. En conséquence, la Cour conclut que les décisions de prolongation de la détention provisoire du requérant, adoptées par les juridictions internes pendant la période considérée d'environ une année et sept mois, n'étaient pas déraisonnables et ne revêtaient aucun caractère arbitraire.
45. Il reste à vérifier si les autorités judiciaires ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Labita, précité, § 152, et McKay, précité, § 44).
46. La Cour estime que la présente affaire était relativement complexe. Elle concernait des accusations sérieuses portées contre le requérant et nécessitait l'audition de nombreux témoins, ce qui avait incontestablement contribué à allonger la durée de la procédure et de la détention provisoire infligée au requérant.
47. Quant à la poursuite de la procédure par les autorités d'instruction et les autorités judiciaires dans la première phase de la procédure, la Cour relève qu'aucune période d'inactivité significative n'est à relever. Elle observe qu'après la mise en accusation du requérant, le 4 mars 2004, la première audience a eu lieu trois mois plus tard, soit le 16 juin 2004. Les audiences suivantes ont été fixées à intervalles réguliers, au rythme d'environ une par mois (paragraphes 12 et 15 ci-dessus) jusqu'au prononcé du jugement par le tribunal régional, le 17 décembre 2004. Trois mois plus tard, la cour d'appel a renvoyé l'affaire pour réexamen devant le tribunal régional. Entre le 21 octobre 2005 et le 17 août 2006, six audiences se sont tenues devant le tribunal. Pendant cette phase de la procédure, le tribunal a reporté à deux reprises les audiences fixées en raison de l'absence des parties (paragraphes 25 et 26 ci-dessus), ce qui avait contribué à l'allongement de la durée de la procédure.
Au vu de ces éléments, la Cour considère que les autorités nationales ont apporté une diligence certaine dans la conduite de l'affaire.
48. Dans les circonstances de la cause, elle estime que la période litigieuse, pour longue qu'elle ait été, ne peut être considérée comme excessive.
Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 octobre 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Fatoş Aracı Nicolas Bratza
Greffière adjointe Président