COMM.
FB
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 24 novembre 2021
Cassation partielle
M. GUÉRIN, conseiller doyen
faisant fonction de président
Arrêt n° 813 F-D
Pourvoi n° D 19-25.195
Aide juridictionnelle totale en défense
au profit des époux [G].
Admission du bureau d'aide juridictionnelle
près la Cour de cassation
en date du 3 août 2020.
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE COMMERCIALE, FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE, DU 24 NOVEMBRE 2021
La société Caisse régionale de crédit agricole mutuel (CRCAM) des Savoie, dont le siège est [Adresse 2], a formé le pourvoi n° D 19-25.195 contre l'arrêt rendu le 2 juillet 2019 par la cour d'appel de Grenoble (1re chambre civile), dans le litige l'opposant :
1°/ à Mme [K] [G],
2°/ à M. [S] [G],
tous deux domiciliés [Adresse 1],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, les deux moyens de cassation annexés au présent arrêt.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Guerlot, conseiller référendaire, les observations de la SCP Bouzidi et Bouhanna, avocat de la société Caisse régionale de crédit agricole mutuel des Savoie, de Me
Ridoux, avocat de M. et Mme [G], après débats en l'audience publique du 5 octobre 2021 où étaient présents M. Guérin, conseiller doyen faisant fonction de président, M. Guerlot, conseiller référendaire rapporteur, M. Ponsot, conseiller, et Mme Mamou, greffier de chambre,
la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Grenoble, 2 juillet 2019), la société Caisse régionale de crédit agricole mutuel des Savoie (la banque) a consenti à la société L'Auberge dorée (la société) un prêt d'un montant de 295 000 euros, remboursable en quatre-vingt-quatre mensualités, au taux annuel de 4,05 %. M. et Mme [G], père et mère du gérant de la société, se sont rendus cautions solidaires de la société, en garantie du remboursement de cet emprunt, dans la limite de 200 000 euros chacun, couvrant le paiement du principal, des intérêts et le cas échéant des pénalités ou intérêts de retard pour une durée de cent huit mois. La société ayant été mise en redressement puis liquidation judiciaires, la banque a assigné en paiement M. et Mme [G], qui lui ont opposé la disproportion de leur engagement et la violation de son obligation de mise en garde.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
2. La banque fait grief à l'arrêt de dire qu'elle a manqué à son obligation de mise en garde et de la condamner à payer à M. et Mme [G] la somme de 200 000 euros à titre de dommages-intérêts, alors :
« 1°/ que le banquier n'est pas débiteur d'un devoir de mise en garde à l'égard de la caution dont l'engagement n'est pas manifestement disproportionné à ses biens et revenus ; que le juge n'a donc pas à rechercher si cet engagement ne l'exposait pas à un risque d'endettement excessif au regard de ses capacités financières ou au regard de la capacité du débiteur principal à faire face à ses propres engagements ; qu'en retenant, pour juger que M. et Mme [G], cautions non averties, étaient créancières d'un devoir de mise en garde à l'égard de la banque, que le fonds de commerce avait été acquis par le débiteur principal pour un prix trop important, que les loyers que celui-ci devait acquitter avaient connu une forte augmentation par rapport à ceux supportés par le précédent exploitant et que le fonds souffrait d'un manque d'activité, après avoir constaté que le cautionnement souscrit par M. et Mme [G] n'était pas manifestement disproportionné à leurs biens et revenus, la cour d'appel a violé l'article
1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016 ;
2°/ qu'en se contentant de relever, pour dire que la banque était tenue d'un devoir de mise en garde à l'égard des cautions dont l'engagement n'était pas disproportionné à leur capacité financière, que le fonds de commerce avait été acquis par le débiteur principal pour un prix trop important, que les loyers que celui-ci devait acquitter avaient connu une forte augmentation par rapport à ceux supportés par le précédent exploitant, que le fonds souffrait d'un manque d'activité et s'est trouvé en état de cessation des paiements 18 mois après la première échéance du prêt, constatations insuffisantes, à elles seules, à caractériser l'existence d'un risque de l'endettement né de l'octroi du prêt garanti lié à l'inadaptation du prêt aux capacités financières de l'emprunteur, imposant à la banque de mettre en garde la caution contre un tel risque, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article
1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
3. L'obligation de mise en garde à laquelle une banque est tenue à l'égard d'une caution non avertie, à raison des capacités financières de cette dernière et du risque de l'endettement né de l'octroi du prêt garanti, lequel résulte de l'inadaptation du prêt aux capacités financières de l'emprunteur, n'est pas limitée au caractère manifestement disproportionné de son engagement au regard de ses biens et revenus. Le moyen, en sa première branche, procède donc d'un postulat erroné.
4. Après avoir rappelé que la société L'Auberge dorée, dotée d'un capital social de 3 000 euros, avait acquis, pour 260 000 euros, un fonds de commerce de bar restaurant hôtel et que cette acquisition avait été intégralement financée par la banque, la société n'ayant fait aucun apport, l'arrêt relève que le montant des échéances mensuelles du prêt était de 4 039 euros, que le montant des loyers était de 3 400 euros TTC par mois, en forte augmentation par rapport au loyer supporté par le précédent exploitant, et que, selon l'administrateur chargé de la procédure judiciaire de la société débitrice, le fonds de commerce avait été acquis à un prix trop élevé, le financement initial de l'opération était insuffisant et la société avait souffert d'un manque d'activité depuis l'ouverture.
5. En l'état de ces constatations et appréciations, desquelles elle a souverainement déduit que le prêt accordé par la banque était inadapté aux capacités financières de la société emprunteuse, qui s'est trouvée en état de cessation des paiements dès le 1er septembre 2013, soit dix-huit mois après l'exigibilité de la première échéance du prêt, la cour d'appel a exactement retenu que la banque était tenue à l'égard de M. et Mme [G], cautions non averties, d'une obligation de mise en garde lors de la souscription de leur engagement.
6. Le moyen n'est donc pas fondé
Mais sur le second moyen
Enoncé du moyen
7. La banque fait grief à l'arrêt de condamner M. et Mme [G] à lui payer la somme de 200 000 euros et de la condamner à leur payer la même somme à titre de dommages-intérêts, en ordonnant la compensation, alors « que la réparation de la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée ; qu'en l'espèce, le préjudice subi par les cautions résultait de leur condamnation à payer à la banque la somme de 200 000 euros qu'ils s'étaient engagés à acquitter en cas de défaillance du débiteur principal ; qu'il s'ensuit que la perte d'une chance de ne pas s'engager que leur avait causé la banque du fait du manquement à son obligation de mise en garde devait nécessairement être évaluée à un montant moindre ; qu'en condamnant la banque à verser aux cautions, à titre de dommages-intérêts réparant la perte de chance de ne pas s'engager, une somme équivalente à celle qu'elles avaient été condamnées à lui payer en exécution de leur engagement de caution, la cour d'appel a violé l'article
1147 du code civil dans sa version antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016. »
Réponse de la Cour
Recevabilité du moyen
8. M. et Mme [G] contestent la recevabilité du moyen en ce qu'il serait nouveau et mélangé de fait et de droit, faute pour la banque d'avoir contesté devant la cour d'appel la demande d'indemnisation formées par les cautions à hauteur de leur propre condamnation.
9. Cependant, répondant aux conclusions de M. et Mme [G] relatives à la nature et au montant de leur préjudice, l'arrêt retient qu'en manquant à son obligation de mise en garde, la banque leur a causé un préjudice caractérisé par la perte de chance de ne pas s'engager.
10. Le moyen, qui était dans le débat, n'est pas nouveau et est donc recevable.
Bien-fondé du moyen
Vu
l'article
1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 ;
11. Il résulte de ce texte que la réparation d'une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.
12. Pour fixer le montant des dommages-intérêts dus en réparation du préjudice subi par M. et Mme [G] en raison du manquement de la banque à son obligation de mise en garde, l'arrêt retient que ce préjudice est caractérisé, pour les cautions, par la perte de chance de ne pas s'engager et qu'il doit être réparé à hauteur de la somme de 200 000 euros.
13. En statuant ainsi
, alors qu'en fixant le montant des dommages-intérêts dus par la banque à la même somme que celle au paiement de laquelle elle condamnait M. et Mme [G] en exécution de leur engagement, la cour d'appel, qui a alloué aux cautions l'intégralité de l'avantage qu'aurait procuré la chance de ne pas s'engager si elle s'était réalisée, a violé le texte susvisé.
PAR CES MOTIFS
, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce que, infirmant le jugement, il fixe à la somme de 200 000 euros la condamnation de la société Caisse régionale de crédit agricole mutuel des Savoie à payer à M. et Mme [G] à titre de dommages-intérêts pour manquement à son obligation de mise en garde et ordonne la compensation, l'arrêt rendu le 2 juillet 2019, entre les parties, par la cour d'appel de Grenoble ;
Remet, sur ce point, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ;
Condamne M. et Mme [G] aux dépens ;
En application de l'article
700 du code de procédure civile, rejette les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-quatre novembre deux mille vingt et un
MOYENS ANNEXES
au présent arrêt
Moyens produits par la SCP Bouzidi et Bouhanna, avocat aux Conseils, pour la société Caisse régionale de crédit agricole mutuel des Savoie.
PREMIER MOYEN DE CASSATION
LE POURVOI REPROCHE A L'ARRÊT INFIRMATIF ATTAQUÉ D'AVOIR dit que la CRCAM des Savoie avait manqué à son obligation de mise en garde et de l'AVOIR condamnée à payer aux époux [G] une somme de 200.000 euros à titre de dommages intérêts,
AUX MOTIFS QUE sur le manquement du Crédit Agricole à son obligation de mise en garde ; que les époux [G] invoquent subsidiairement le manquement de la banque à son obligation de mise en garde et sollicitent l'allocation à titre de dommages et intérêts d'une somme équivalente aux condamnations prononcées ; qu'il est acquis en jurisprudence que la banque est tenue à un devoir de mise en garde à l'égard de la caution non avertie lorsque, au jour de son engagement, celui-ci n'est pas adapté aux capacités financières de la caution ou s'il existe un risque d'endettement né de l'octroi du prêt garanti, lequel résulte de l'inadaptation du prêt aux capacités financières de l'emprunteur ; que les époux [G] qui avaient exercé des fonctions d'employé et d'agent technique sont des cautions non averties, ce que le Crédit Agricole ne discute pas ; que les pièces versées aux débats révèlent que la Sarl L'Auberge Dorée au capital social de 3000 euros acquis pour 260 000 euros un fonds de commerce de bar restaurant hôtel ; que l'acquisition a été intégralement financée par le Crédit Agricole, la Sarl dont le gérant été [Y] [G] n'ayant fait aucun apport ; que le montant des échéances mensuelles du prêt était de 4 039 euros ; que le montant des loyers était de 3400 euros TTC par mois (pièce appelants n°1) ; qu'il n'est pas contesté par la banque que le montant du loyer a connu une forte augmentation par rapport au loyer supporté par le précédent exploitant ; que dès l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire, l'administrateur judiciaire a noté que le fonds avait été acquis à un prix trop important, que le financement était insuffisant, et que l'entreprise souffrait d'un manque d'activité depuis l'ouverture ; qu'il ressort de ces éléments que le prêt garanti était manifestement inadapté aux capacités de la Sarl l'Auberge Dorée qui s'est trouvée en étant de cessation des paiements dès le 1er septembre 2013, soit 18 mois après l'exigibilité de la première échéance du prêt ; que l'opération étant dès l'origine vouée à l'échec, les époux [G], cautions non averties, sont bien fondés à soutenir que le Crédit Agricole a manqué à leur égard à son obligation de mise en garde ; qu'en ne les alertant pas sur le caractère aléatoire du remboursement par le débiteur principal et sur les conséquences financières qui en résulteraient pour eux, la banque leur a causé un préjudice caractérisé par la perte de chance de ne pas s'engager ; que ce préjudice sera réparé à hauteur de la somme de 200 000 euros au paiement de laquelle le Crédit Agricole sera condamné ;
1°) ALORS D'UNE PART QUE le banquier n'est pas débiteur d'un devoir de mise en garde à l'égard de la caution dont l'engagement n'est pas manifestement disproportionné à ses biens et revenus ; que le juge n'a donc pas à rechercher si cet engagement ne l'exposait pas à un risque d'endettement excessif au regard de ses capacités financières ou au regard de la capacité du débiteur principal à faire face à ses propres engagements ; qu'en retenant, pour juger que les époux [G], cautions non averties, étaient créancières d'un devoir de mise en garde à l'égard de la CRCAM des Savoie, que le fonds de commerce avait été acquis par le débiteur principal pour un prix trop important, que les loyers que celui-ci devait acquitter avaient connu une forte augmentation par rapport à ceux supportés par le précédent exploitant et que le fonds souffrait d'un manque d'activité, après avoir constaté que le cautionnement souscrit par les époux [G] n'était pas manifestement disproportionné à leurs biens et revenus, la cour d'appel a violé l'article
1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131du 10 février 2016 ;
2°) ALORS D'AUTRE PART et à titre subsidiaire QU' en se contentant de relever, pour dire que la banque était tenue d'un devoir de mise en garde à l'égard des cautions dont l'engagement n'était pas disproportionné à leur capacité financière, que le fonds de commerce avait été acquis par le débiteur principal pour un prix trop important, que les loyers que celui-ci devait acquitter avaient connu une forte augmentation par rapport à ceux supportés par le précédent exploitant, que le fonds souffrait d'un manque d'activité et s'est trouvé en état de cessation des paiements 18 mois après la première échéance du prêt, constatations insuffisantes, à elles seules, à caractériser l'existence d'un risque de l'endettement né de l'octroi du prêt garanti lié à l'inadaptation du prêt aux capacités financières de l'emprunteur, imposant à la banque de mettre en garde la caution contre un tel risque, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article
1147 du code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ;
SECOND MOYEN DE CASSATION (subsidiaire)
LE POURVOI REPROCHE A L'ARRÊT ATTAQUÉ après AVOIR condamné les époux [G] à payer à la CRCAM des Savoie la somme de 200.000 euros au titre de leur engagement de caution, d'AVOIR condamné la CRCAM des Savoie à payer aux époux [G] la somme de 200 000 à titre de dommages intérêts, tout en ordonnant la compensation,
AUX MOTIFS QU'en n'alertant pas les époux [G] sur le caractère aléatoire du remboursement par le débiteur principal et sur les conséquences financières qui en résulteraient pour eux, la banque leur a causé un préjudice caractérisé par la perte de chance de ne pas s'engager ; ce préjudice sera réparé à hauteur de la somme de 200 000 euros au paiement de laquelle le Crédit Agricole sera condamné ;
ALORS QUE la réparation de la perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée ; qu'en l'espèce, le préjudice subi par les cautions résultait de leur condamnation à payer à la CRCAM des Savoie la somme de 200.000 euros qu'ils s'étaient engagés à acquitter en cas de défaillance du débiteur principal ; qu'il s'ensuit que la perte d'une chance de ne pas s'engager que leur avait causé la banque du fait du manquement à son obligation de mise en garde devait nécessairement être évaluée à un montant moindre ; qu'en condamnant la banque à verser aux cautions, à titre de dommages et intérêts réparant la perte de chance de ne pas s'engager, une somme équivalente à celle qu'elles avaient été condamnées à lui payer en exécution de leur engagement de caution, la cour d'appel a violé l'article
1147 du code civil dans sa version antérieure à l'ordonnance du 10 février 2016 ;