CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. PIETER VERLOREN VAN THEMAAT
PRÉSENTÉES LE 27 OCTOBRE 1983 (
1
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Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
1. Introduction
Comme on sait, il existe en Belgique et au Luxembourg un double marché des changes, à savoir, d'une part, un marché libre, sur lequel les variations du jeu de l'offre et de la demande peuvent entraîner sans aucune restriction des fluctuations de cours, et, d'autre part, un marché réglementé, sur lequel les interventions de la Banque nationale de Belgique maintiennent les fluctuations des cours dans certaines limites. Ces interventions ont pour effet que le cours des francs belge et luxembourgeois est souvent plus élevé sur le marché réglementé que sur le marché libre. Pour assurer le fonctionnement correct de ce double marché des changes, l'achat et la vente de devises étrangères contre des francs réglementés ont fait l'objet de certaines restrictions.
Au fil des ans, les autorités belgo-luxembourgeoises ont atténué de diverses manières ces restrictions pour les fonctionnaires des Communautés européennes. A cet effet, elles ont instauré au cours des années soixante des comptes convertibles spéciaux, à l'aide desquels des devises pouvaient être achetées sur le marché réglementé. Initialement, la seule restriction qui assortissait ce régime était qu'il concernait uniquement les fonctionnaires des Communautés de nationalité autre que la nationalité belge ou luxembourgeoise. Toutefois, il est apparu par la suite que la possibilité ainsi offerte était assez souvent utilisée pour acheter des devises étrangères, qui étaient immédiatement revendues avec bénéfice sur le marché libre «arbitrage», aboutissant à des «primes de change»). Les autorités belgo-luxembourgeoises ayant estimé que cette pratique constituait un usage abusif des comptes convertibles spéciaux précités, elles ont décidé en décembre 1981 de limiter la possibilité de verser les salaires sur ces comptes ou sur des comptes étrangers à 25 % du salaire. En juin 1982, sur demande des institutions, cette restriction a été de nouveau supprimée, en ce sens que la totalité du traitement pouvait être versée sur un compte étranger convertible spécial, à condition que les institutions invitent les fonctionnaires concernés à signer une déclaration par laquelle ils renonçaient entre autres aux opérations d'arbitrage susmentionnés. Toutefois, la possiblité de verser le traitement sur ces comptes convertibles spéciaux restait exclue pour les fonctionnaires de nationalité belge ou luxembourgeoise.
Le recours de M. Depoortere, qui a la nationalité belge, a trait à cette exclusion. Le 17 novembre 1981, en vertu de l'article 90, paragraphe 2, du statut des fonctionnaires, il a saisi la Commission d'une réclamation, qui a été rejetée le 18 mai 1982 comme non fondée. Il a alors formé un recours le 12 août 1982, soit dans le délai visé à l'article 91, paragraphe 3. Étant donné que l'exclusion susvisée résulte non pas d'une décision autonome de la Commission, mais directement des décisions prises par les autorités belgo-luxembourgeoises et que nous avons exposées en termes succincts (mais qui sont exposées de manière plus explicite dans le rapport d'audience), la première question qui se pose dans le cadre du présent recours concerne la recevabilité dudit recours.
2. La requête
Dans la requête, le requérant conclut à ce qu'il plaise à la Cour:
1.
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déclarer le recours recevable et fondé;
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2.
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en conséquence:
2.1.
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déclarer nulle et de nul effet la réponse de la Commission du 18 mai 1982 à la réclamation adressée par le requérant à la Commission le 17 novembre 1981;
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2.2.
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ordonner l'abolition de la discrimination en matière de paiement et des mécanismes y afférents, notamment en enjoignant à la Commission d'effectuer les paiements sur des comptes identiques avec des possibilités d'utilisation identiques pour tous les fonctionnaires;
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2.3.
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ordonner que cesse l'infraction à l'article 12 du protocole sur les privilèges;
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2.4.
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ordonner que soit versé au requérant le manque à gagner qu'il a subi depuis février 1981, soit 125000 francs, majorés le cas échéant en cours d'instance;
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2.5.
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condamner la défenderesse aux dépens.
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La requête indique à titre de moyens et principaux arguments la violation ou, selon les cas, la méconnaissance:
a)
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du statut des fonctionnaires des Communautés européennes, notamment des articles 63 et 17, paragraphe 1, de l'annexe VII au statut;
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b)
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des principes généraux d'égalité des fonctionnaires des Communautés européennes en Belgique, en ce qu'il existe en matière de paiements, entre les fonctionnaires des Communautés européennes, une discrimination qui est fondée uniquement sur la nationalité;
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c)
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de l'article 48, alinéa 2, du traité CEE et de l'article 7, alinéa 1, du règlement n° 1612/68, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l'intérieur de la Communauté, en ce que la Commission ne s'oppose pas au traitement discriminatoire de ses propres travailleurs;
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d)
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des principes généraux relatifs à l'application des articles 1 et 2 de la première directive pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité CEE, du 11 mai 1960, en ce que la Commission tolère, en contravention avec ces dispositions, des «écarts notables et durables» entre les cours du marché des changes officiel et ceux du marché libre, ce qui fait que la discrimination susvisée a concrètement des conséquences financières importantes;
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e)
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des principes généraux d'égalité des fonctionnaires des Communautés européennes en Belgique, en ce que la Commission n'a pas réclamé avec toute la diligence requise en faveur du requérant — contrairement aux prescriptions de l'article 12 c du protocole sur les privilèges et immunités, du 8 avril 1965, et de l'article 1 du règlement n° 549/69 du Conseil, du 25 mars 1969, relatif aux fontionnaires visés par les articles 12, 13 et 14 de ce protocole — la facilité reconnue par l'usage que constitue le système de convertibilité organisé par l'Institut belgo-luxembourgeois du change, laquelle s'est instaurée notamment au fil du temps et qui est également admise maintenant par la Commission elle-même et par le gouvernement belge;
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f)
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des conséquences générales découlant de l'existence de «ressources propres», qui constituent ipso facto pour la Belgique des biens étrangers et qui ont été attribuées aux Communautés par la décision du 21 avril 1970 relative au remplacement des contributions financières des États membres par des ressources propres aux Communautés, ainsi que du principe de non-affectation des recettes budgétaires (article 3 Règlement financier du 21 décembre 1977), qui exclut que les contributions en devises des États membres soient affectées à des fins spécifiques et, à plus forte raison, à des modalités de rémunération variant selon la nationalité.
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A notre avis, il ressort de tout évidence du texte des conclusions et moyens invoqués que le requérant fait plus particulièrement grief à la Commission de ne pas avoir agi de manière effective contre les autorités belges et luxembourgeoises en ce qui concerne le prétendu traitement discriminatoire des fonctionnaires de nationalité belge (ou luxembourgeoise). A cet égard, nous renvoyons notamment aux moyens c), d) et e), mais dans le moyen b) aussi, le requérant reproche à la Commission non pas d'avoir posé un acte discriminatoire, mais seulement «l'existence d'une discrimination», la question de la responsabilité de cette discrimination étant laissée en suspens. De même, la demande de dommages-intérêts suppose logiquement que les fonctionnaires de nationalité belge ou luxembourgeoise doivent avoir les mêmes avantages que les fonctionnaires d'une autre nationalité. En effet, si les avantages accordés aux fonctionnaires d'une autre nationalité devaient être considérés comme illicites, il s'agirait moins d'un préjudice jugé illicite, causé au requérant (et aux autres fonctionnaires belges ou luxembourgeois des Communautés), que d'un traitement plus favorable des fonctionnaires autres que belges ou luxembourgeois, lequel traitement serait considéré comme illicite.
3. Le problème de la recevabilité
L'article 91, paragraphe 2, du statut prévoit qu'un recours n'est recevable que si «l'autorité investie du pouvoir de nomination a été préalablement saisie d'une réclamation au sens de l'article 90, paragraphe 2». Cette dernière disposition prévoit, en tant que de besoin ici, que «toute personne visée au présent statut peut saisir l'autorité investie du pouvoir de nomination d'une réclamation dirigée contre un acte lui faisant grief, soit que ladite autorité ait pris une décision, soit qu'elle se soit abstenue de prendre une mesure imposée par le statut.»
Pour que le recours soit recevable, le requérant doit donc indiquer la décision ou la mesure imposée par le statut, mais qui n'a pas été prise, et qui lui fait grief.
Or, ni la requête, ni la réclamation préalable, ni la réplique ne contiennent pareille indication. Tout au plus peut-on, ainsi qu'il a été observé plus haut, déduire des pièces que le requérant fait grief à la Commission de ne pas avoir agi de manière effective contre les mesures belgo-luxembourgeoises, définies ci-dessus. Une telle action ne peut toutefois pas être déduite d'une quelconque prescription du statut, mais devrait être basée sur l'article 169 du traité CEE. Le requérant aurait peut-être pu inviter la Commission à agir de la sorte sur la base de l'article 175 du traité CEE. Rien dans la requête ni dans la réclamation préalable n'indique cependant que la requête peut être interprétée en ce sens. Au contraire, ces deux pièces indiquent que la recevabilité du recours doit être appréciée exlcusivement sur la base des articles 90 et 91 du statut. Du reste, au paragraphe 30 de son mémoire en défense, la Commission relève à juste titre que, dans son premier arrêt Lütticke (affaire 48/65, Recueil XII (1966), page 27), la Cour a admis qu'un particulier ne pouvait pas exiger de la Commission qu'elle applique l'article 169. A cet égard, nous pensons qu'un fonctionnaire de la Communauté devra être assimilé à un particulier.
Comme vous vous rappellerez, la Cour a essayé, au cours de la procédure orale, d'obtenir des précisions supplémentaires sur l'objet du recours au sens des articles précités et, partant, sur la recevabilité dudit recours.
La Commission a alors afirmé au cours de la procédure orale que, s'il est vrai qu'elle avait des doutes quant à la recevabilité, elle avait finalement considéré la réclamation comme étant dirigée contre le refus d'assistance prévue par l'article 24 du statut. Elle a ajouté qu'elle n'avait pas voulu soulever l'exception d'irrecevabilité, parce qu'elle jugeait extrêmement important qu'une décision sur le fond intervienne sur les problèmes soulevés par M. Depoortere. A cet égard, certaines considérations relatives à l'économie du procès auraient également joué un rôle, en ce sens que, le présent recours ayant été déclaré irrecevable, un autre fonctionnaire belge ou luxembourgeois aurait pu engager une nouvelle procédure, en respectant mieux les règles du statut. En statuant sur le fond dans la présente affaire, la Cour pourrait rendre tout nouveau recours superflu.
A notre avis, plusieurs raisons font que la Cour ne peut pas accepter ce motif de recevabilité, suggéré par la Commission, et qu'il est préférable qu'elle dise d'office que le recours n'est pas recevable.
En premier lieu, il ressort, tant de la requête que de la réplique, que le requérant ne fait pas grief à la Commission de ne pas l'avoir assisté dans une action intentée par lui contre l'État belge. En revanche, il fait grief à la Commission qu'en tant que «gardienne des traités, elle n'a pas assuré elle-même l'égalité de traitement de ses travailleurs, qu'il s'agisse de fonctionnaires belges ou non belges», pour reprendre les termes par lesquels l'avocat du requérant a résumé à l'audience l'objet du recours. Toutefois, par ces termes, la décision ou l'abstention au sens de l'article 90, paragraphe 2, du statut, contre laquelle le recours a été formé, n'est toujours pas suffisamment précisée.
En deuxième lieu, l'objet du recours ne peut pas non plus être déduit avec suffisamment de clarté de la requête ou de la réplique, si ce n'est peut-être pour ce qui est de la demande de dommages-intérêts, que nous jugeons toutefois irrecevable pour des raisons similaires, que nous examinerons encore plus loin. Ainsi que nous l'avons déjà observé, le texte de la requête montre que le requérant fait en particulier grief à la Commission de ne pas avoir agi de manière effective contre les autorités belges et luxembourgeoises en ce qui concerne la prétendue discrimination. Ainsi que nous l'avons également déjà observé, pareil grief ne peut pas être considéré comme recevable dans le cadre des articles 90 et 91 du statut, étant donné que le statut ne prévoit pas d'obligation d'agir de la manière définie ci-dessus. Si le requérant avait voulu faire grief à la Commission de ne pas avoir engagé une procédure contre la Belgique en vertu de l'article 169 du traité CEE, il aurait dû l'indiquer dans la requête, ainsi que nous l'avons dit plus haut. S'il avait uniquement fait grief à la Commission de ne pas avoir pris les mesures qu'elle aurait pu prendre de manière autonome — si nécessaire, en liaison avec les autres institutions —, il aurait dû se prévaloir non pas de l'article 63 du statut, ni de l'article 17, paragraphe 1, de l'annexe VII au statut, mais de l'article 17, paragraphe 2, de ladite annexe, ce qu'il n'a pas fait. Il n'a pas non plus précisé les autres mesures que, selon lui, la Commission aurait pu prendre de manière autonome à son égard, mais n'a pas prises. Le recours aux articles 63 du statut et 17, paragraphe 1, de l'annexe VII audit statut n'est pas suffisamment fondé à cet égard, étant donné, d'une part, que le requérant n'a pas contesté le fait que son traitement lui a été versé en francs belges et, d'autre part, que les dispositions précitées ne disent rien sur la manière dont les fonctionnaires peuvent utiliser leur traitement pour acheter des devises étrangères. Ces possibilités d'utilisation dépendent par nature de la législation nationale applicable en matière de devises.
En troisième lieu, du point de vue pratique aussi, il n'est guère possible d'apprécier sur le fond les principaux moyens et arguments, contenus dans la requête, étant donné que le requérant ne précise pas quelle est la décision, au sens de l'article 90, paragraphe 2, contre laquelle il a formé un recours. La nature des critères, sur la base desquels cette appréciation doit être faite, variera considérablement selon la nature de la décision que la Commission s'est abstenue de prendre.
En quatrième lieu, nous estimons que la demande de «versement du manque à gagner», introduite par le requérant, n'est pas non plus recevable. Étant donné que, comme il est précisé dans la réplique, cette demande doit être considérée comme une demande de dommages-intérêts au titre de l'article 215, deuxième alinéa, du traité CEE, elle devra également être considérée comme irrecevable. En ce qui concerne les précisions relatives aux actes illicites ou à l'abstention illicite, qu'il reproche à la Commission, le requérant renvoie dans sa réplique pour l'essentiel à la page 18 de sa réclamation. Les précisions dont il parle à cette page consistent en un grief fait à la Commission de ne pas avoir engagé une procédure contre l'État belge au titre de l'article 169 du traité CEE en raison des prétendues violations du droit communautaire. Or, ainsi qu'il a été observé plus haut, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu'un fonctionnaire ne peut légalement pas exiger de la Commission qu'elle applique l'article 169. Nous n'avons pas non plus réussi à trouver dans la réplique, ni dans les explications données à l'audience, des précisions claires quant à d'autres actes illicites que le requérant reproche à la Commisison. A cet égard, nous renvoyons à notre argumentation antérieure.
Enfin, nous estimons aussi — contrairement à la Commission — qu'il n'est nullement dans l'intérêt d'une administration satisfaisante et efficace de la justice de ne pas examiner la recevabilité et d'examiner la demande, dont vous êtes actuellement saisis, sur le fond. En effet, il est difficile de procéder à une appréciation satisfaisante sur le fond, lorsque le problème a été mal posé dans le recours. Entre-temps, avec l'affaire 28/83 (Forcheri/Commission), un autre recours, qui est cette fois fondé entre autres sur la violation de l'article 24 du statut, a déjà entraîné en partie l'effet que la Commission appréhende, de sorte qu'il n'est plus possible d'éviter la survenance de cet effet par une décision sur le fond. Comme vous le savez, le gouvernement belge est également intervenu dans cette nouvelle affaire, ce qui permet un déroulement satisfaisant de la procédure à l'égard de l'appréciation des mesures belgo-luxembourgeoises, qui constituent aussi le principal élément du contexte du recours dont nous nous occupons aujourd'hui.
4. Observations finales et conclusion
Par l'exposé que nous venons de faire, nous ne souhaitons nullement nous dissimuler le mécontentement légitime qu'éprouvent notamment, sinon exclusivement, les fonctionnaires belges et luxembourgeois des Communautés en raison des restrictions que la réglementation belgo-luxembourgeoise sur les opérations de change entraîne pour leur liberté de disposer de leur traitement. Il faudra évidemment attendre avant de savoir si la solution, que les institutions ont trouvée très récemment pour ce problème, ainsi qu'il ressort des exposés faits lors de la procédure orale, donnera suffisamment satisfaction. Si tel n'était pas le cas, nous ne voudrions pas non plus exclure, quant à nous, la possibilité que la Cour soit invitée en temps opportun à se prononcer d'une quelconque manière quant au fond sur les conséquences de la réglementation belgo-luxembourgeoise, eu égard au droit des fonctionnaires belges et luxembourgeois de disposer librement de leur traitement. Toutefois, il faudra alors que la Cour statue sur la base d'une définition précise des demandes et des moyens invoqués, qui fait défaut dans la présente affaire, ainsi que nous l'avons dit plus haut. A cet égard, on peut estimer d'ailleurs que la présente procédure contribue utilement à clarifier la problématique, dans la mesure où elle a déjà mis la Commission à même d'exposer clairement son opinion juridique sur les questions générales en cause.
Enfin, sur la base de notre analyse de la présente affaire, nous concluons à ce qu'il plaise à la Cour:
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déclarer d'office le présent recours irrecevable;
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2)
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condamner chaque partie à supporter ses propres dépens.
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(
1
) Traduit du néerlandais.