QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE SUCHECKI c. POLOGNE (no 1)
(Requête no 20166/07)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juillet 2009
DÉFINITIF
16/10/2009
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Suchecki c. Pologne (no 1),
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Nicolas Bratza, président,
Lech Garlicki,
Ljiljana Mijović,
David Thór Björgvinsson,
Ján Šikuta,
Päivi Hirvelä,
Mihai Poalelungi, juges,
et de Lawrence Early, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 juin 2009,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 20166/07) dirigée contre la République de Pologne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Adam Suchecki (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 avril 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Jakub Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 13 mai 2008, le président de la quatrième section a décidé de communiquer le grief tiré de la durée de la procédure au Gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1963 et réside à Rychtal.
5. Le requérant fut partie à une procédure devant le tribunal de district de Kepno, engagée le 1er décembre 1992, tendant à délimiter sa propriété de celle de sa voisine.
6. La première audience eut lieu le 3 mars 1993. Lors de l'audience suivante du 13 avril 1993, le tribunal désigna l'expert. Le 19 mai celui-ci présenta ses conclusions et fut ensuite entendu par le tribunal le 6 septembre 1993.
7. Le 2 novembre 1993, le tribunal désigna le second expert. Étant donné que ce dernier n'avait pas présenté de conclusions dans le délai imparti, le 5 août 1994, le tribunal lui infligea une amende.
8. Le 7 décembre 1994, le tribunal tint une séance.
9. Le 26 janvier 1995, à la demande des parties le tribunal suspendit la procédure. Celle-ci fut reprise le 26 octobre 1995. L'audience du 15 novembre 1995 fut ajournée dans l'attente des conclusions d'un autre expert.
10. Après que l'audience du 30 janvier 1996 ait été ajournée en raison de la non-comparution de l'expert, lors de la séance du 21 févier 1996 le requérant pria le tribunal d'effectuer une visite des lieux. Celle-ci eut lieu le 8 mai 1996. Les séances suivantes se tinrent les 9 octobre et 6 novembre 1996.
11. Entre le 7 mai 1997 et le 10 novembre 1998, la procédure fut apparemment suspendue.
12. Le 26 janvier 1999, le tribunal commissionna le nouvel expert. Les séances des 10 et 18 novembre 1999 furent ajournées en raison de la non-comparution de certains participants à la procédure.
13. Le 26 janvier 2000, le tribunal demanda aux experts de compléter leurs conclusions. Les séances suivantes se tinrent les 12 avril et 8 juin 2000. A cette dernière date, le tribunal commissionna l'expert géomètre.
14. Ce dernier s'étant récusé, le 24 avril 2001, le tribunal le remplaça par un autre qui présenta ses conclusions le 5 novembre 2001. Les 20 et 28 novembre 2001, le tribunal tint une séance. A l'issue de cette dernière séance, le tribunal accueillit une demande formulée par les parties et ajourna l'examen de l'affaire jusqu'au 12 mars 2002.
15. Le 17 avril 2002, le tribunal effectua une visite des lieux et le 12 juin 2002 il tint sa séance. Lors de l'audience du 22 octobre 2002, le tribunal entendit l'expert et par la suite en commissionna un autre.
16. L'expert présenta ses conclusions le 14 avril 2003. L'audience du 14 mai 2003 fut ajournée, le requérant ayant sollicité à être exempté du paiement des frais de justice. L'audience du 11 décembre 2003 fut reportée en raison de la non-comparution des experts.
17. Lors des séances tenues les 21 janvier, 18 mars et 13 juillet 2004, le tribunal entendit les parties, les experts et les témoins.
18. Par une ordonnance du 19 juillet 2004, le tribunal de district procéda à la délimitation des propriétés. Toutefois, le 4 février 2005, le tribunal régional annula l'ordonnance en question et renvoya l'affaire pour reconsidération.
19. Le 9 janvier 2006, le tribunal de district procéda une nouvelle fois à la délimitation des propriétés, décision confirmée en appel le 26 mai 2006 par le tribunal régional. Le 28 novembre 2006, la Cour suprême refusa d'examiner le pourvoi en cassation formé par le requérant.
20. Le 5 juin 2006, le tribunal régional de Kalisz statuant sur la plainte du requérant reconnut une durée, excessive de la procédure et lui octroya 5 000 zlotys polonais au titre d'indemnité. Le tribunal releva que les séances n'avaient pas été tenues à des intervalles régulières et que les mesures appropriées censées permettre une solution rapide de l'affaire n'avaient pas été appliquées. Le tribunal considéra qu'au vu de la nature de l'affaire dont la solution avait nécessité la désignation de nombreux experts, la somme octroyée constituait une réparation suffisante.
EN DROIT
I. SUR LA DEMANDE DU GOUVERNEMENT DE RAYER LA REQUETE DU ROLE EN APPLICATION DE L'ARTICLE 37 DE LA CONVENTION
21. Par une lettre du 12 février 2009, le Gouvernement a invité la Cour à rayer l'affaire du rôle et a joint le texte d'une déclaration unilatérale similaire à celle présentée dans les affaires Tahsin Acar c. Turquie ((question préliminaire) [GC], no 26307/95, ECHR 2003-VI), Haran c. Turquie, ((radiation du rôle) no 25754/94, 26 mars 2002) et autres. Dans ladite déclaration, il a reconnu qu'il y avait eu, dans la présente affaire, violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de la durée excessive de la procédure. Le Gouvernement a de surcroît proposé de verser la somme de 10 000 PLN au titre de la satisfaction équitable et a invité la Cour à rayer la requête du rôle en application de l'article 37 de la Convention.
22. Le requérant s'est opposé à l'offre du Gouvernement et a prié la Cour de statuer par un arrêt.
23. La Cour estime que, dans certaines circonstances, il peut être indiqué de rayer une requête du rôle en vertu de l'article 37 § 1 c) de la Convention sur la base d'une déclaration unilatérale du gouvernement défendeur même si le requérant souhaite que l'examen de l'affaire se poursuive. Ce seront toutefois les circonstances particulières de la cause qui permettront de déterminer si la déclaration unilatérale offre une base suffisante pour que la Cour conclue que le respect des droits de l'homme garantis par la Convention n'exige pas qu'elle poursuive l'examen de l'affaire (voir Tahsin Acar, précité, § 75; Melnic c. Moldova, no 6923/03, § 22, 14 novembre 2006).
24. La Cour note que dans de nombreuses affaires dont elle avait eu à connaître, elle a défini la nature et l'étendue des obligations que la Convention fait peser sur l'État défendeur au regard de l'article 6 de la Convention s'agissant du droit à un jugement dans un délai raisonnable (voir, parmi beaucoup d'autres, Kuśmierek c. Pologne, no10675/02, 21 septembre 2004; Zynger c. Pologne, no 66096/01, 13 juillet 2004). En règle générale, en cas de constat de violation du droit en question, elle a jugé opportun d'allouer aux requérants une somme au titre de la satisfaction équitable, dont le montant était déterminé en fonction des circonstances particulières d'une affaire donnée.
25. La Cour observe que le Gouvernement a accepté de dire, dans sa déclaration unilatérale, que la durée de la procédure était excessive. Cependant, pour autant qu'il s'agisse du montant de la satisfaction équitable proposée par le Gouvernement, la Cour estime qu'au vu des sommes qu'elle a octroyé à ce titre dans des affaires similaires, en l'occurrence, le montant proposé ne saurait constituer une réparation adéquate, même si l'on tient compte de l'indemnisation accordée au niveau interne.
26. La Cour considère que le respect des droits de l'homme exige la poursuite de l'examen de l'affaire, conformément à la dernière phrase de l'article 37 § 1 de la Convention. La requête ne peut donc être rayée du rôle en vertu de l'alinéa c) de l'article 37 de la Convention, la déclaration n'offrant pas une base suffisante pour que la Cour puisse dire qu'il ne se justifie plus de poursuivre l'examen de l'affaire.
27. En conclusion, elle rejette la demande du Gouvernement tendant à la radiation de la requête du rôle en vertu de l'article 37 § 1 c) de la Convention et va en conséquence poursuivre l'examen de la recevabilité et du fond de l'affaire.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
28. Le requérant allègue que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l'article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
29. Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.
30. La période à considérer a débuté le 1er décembre 1992 et s'est terminée le 28 novembre 2006. Toutefois, eu égard à sa compétence ratione temporis, la Cour ne peut prendre en compte que la période d'environ quatorze années qui s'est écoulée depuis le 1er mai 1993, date de la prise d'effet de la reconnaissance par la Pologne du droit de recours individuel, même si elle aura égard au stade qu'avait atteint la procédure à cette date (voir, par exemple, Kudla c. Pologne [GC], no30210/96, §123, CEDH 2000-XI).
A. Sur la recevabilité
31. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
32. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d'autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).
33. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlender précité).
34. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n'a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l'exigence du « délai raisonnable ».
35. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
36. Citant l'article 6 de la Convention, le requérant affirme que la procédure suivie en l'espèce n'a pas été équitable. Il dénonce l'issue de celle-ci et conteste la façon dont les juridictions internes ont procédé à l'appréciation des éléments de fait et de droit. Enfin, citant l'article 1 du Protocole no1, le requérant se plaint qu'en raison de la durée de la procédure, il n'a pu disposer librement de son bien.
37. Au vu des éléments en sa possession, la Cour estime que cette partie de la requête ne fait apparaître aucune violation de la Convention. Dès lors, elle conclut que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
38. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
39. Le requérant réclame 16 650 zlotys polonais (PLN) au titre du préjudice matériel et moral qu'il aurait subi.
40. Le Gouvernement n'a pas pris position à cet égard.
41. La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle estime qu'il y a lieu d'octroyer au requérant 3 200 euros (EUR) au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
42. Le requérant demande également 9 475,41 zlotys polonais pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.
43. Le Gouvernement n'a pas pris position à cet égard.
44. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale. En revanche, elle estime qu'il y lieu d'accorder au requérant 100 euros (EUR) pour la procédure suivie à Strasbourg.
C. Intérêts moratoires
45. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Rejette la demande du Gouvernement de rayer l'affaire du rôle ;
2. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de la durée excessive de la procédure et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit
a) que l'État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 3 300 EUR (trois mille trois cent euros) pour dommage moral et pour frais et dépens, à convertir en zlotys polonais (PLN) au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 juillet 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Lawrence Early Nicolas Bratza
Greffier Président