QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ADAM SIENKIEWICZ c. POLOGNE
(Requête no 25668/03)
ARRÊT
STRASBOURG
27 mai 2008
DÉFINITIF
01/12/2008
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Adam Sienkiewicz c. Pologne,
La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Nicolas Bratza, président,
Lech Garlicki,
Giovanni Bonello,
Ljiljana Mijović,
Ján Šikuta,
Päivi Hirvelä,
Ledi Bianku, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mai 2008,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 25668/03) dirigée contre la République de Pologne et dont un ressortissant de cet État, M. Adam Sienkiewicz (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 août 2003 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Jakub Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.
3. Le 22 septembre 2005, le président de la quatrième section a décidé de communiquer le grief tiré de la durée de la détention provisoire au Gouvernement. Le 27 septembre 2007, le président de la quatrième section a décidé de communiquer de surcroît au Gouvernement le grief tiré de la durée de la procédure pénale suivie en l'espèce. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, il a été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien fondé de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1972 et réside à Mierzeszyn.
5. Le 12 janvier 1999, soupçonné avec d'autres individus d'avoir commis plusieurs meurtres par arme à feu et avec l'usage d'explosifs, le requérant fut arrêté.
6. Le 14 janvier 1999, le tribunal de district de Gdańsk ordonna de le placer en détention provisoire. Le juge motiva sa décision par la présence de raisons plausibles de soupçonner que l'intéressé avait commis les faits reprochés. Il mit également l'accent sur le risque de voir celui-ci prendre la fuite et entraver la bonne marche de la procédure.
7. Dans la phase d'instruction, les tribunaux prolongèrent régulièrement la détention provisoire pour des motifs essentiellement identiques à ceux mentionnés ci-dessous. Ils invoquèrent de surcroît la complexité de l'affaire, la nécessité de rassembler des preuves et la perspective d'une lourde sentence.
8. Le 31 juillet 2000, le procureur déposa auprès du tribunal régional de Gdańsk un acte d'accusation à l'encontre de neuf personnes et leur reprocha soixante-deux infractions, dont vingt meurtres. Il invita le tribunal à entendre cent soixante-neuf témoins, dont plusieurs anonymes, ainsi qu'à administrer plus que quatre cents preuves diverses.
9. Dans la phase judiciaire, les décisions de prolongation de la détention et celles de rejet des demandes de remise en liberté furent motivées par la complexité de l'affaire et par la sévérité de la peine encourue. Selon les juges, la perspective d'une lourde sentence, découlant de la nature grave des faits reprochés, était à elle seule un facteur pouvant inciter le requérant à prendre la fuite et à contrecarrer le bon déroulement de la procédure.
10. Tous les recours interjetés par l'intéressé furent rejetés.
11. Entre le 14 décembre 2000 et le 22 juillet 2003, le tribunal régional de Gdańsk tint soixante-huit audiences.
12. Le 29 juillet 2003, le tribunal régional de Gdańsk condamna le requérant à une peine de quinze années de prison.
13. Le 1er mars 2004, le juge rapporteur déposa au greffe du tribunal régional de Gdańsk la motivation dudit jugement qui comptait deux cent douze pages. Le dossier comptait alors soixante et un volumes.
14. Le 28 juillet 2004, le dossier et les appels des parties au procès furent déposés au greffe de la cour d'appel de Gdańsk.
15. Le 16 décembre 2004, la cour d'appel de Gdańsk infirma la condamnation et renvoya l'affaire pour réexamen.
16. Le 11 avril 2005, le juge rapporteur déposa au greffe de la cour d'appel de Gdańsk la motivation dudit arrêt.
17. Le 7 mars 2005, le requérant introduisit un recours contre la longueur excessive des procédures, instauré par la loi de 17 juin 2004. Les juges nationaux estimèrent que, selon la loi susmentionnée, il était nécessaire d'examiner cette demande en se référant séparément à chaque stade de la procédure en cause. Par conséquent, le 11 mai 2005, la Cour suprême rejeta le recours dans la mesure où il concernait la durée de la procédure devant la cour d'appel de Gdańsk. Ensuite, le 27 juillet 2005, la cour d'appel de Gdańsk rejeta le même recours dans la mesure où il portait sur la durée de la procédure devant le tribunal régional de Gdańsk, juridiction de première instance. Les juges invoquèrent le haut degré de complexité de l'affaire. Ils soulignèrent également la diligence des juridictions des deux instances qui s'exprimait entre autres en un grand nombre des audiences tenues par le tribunal régional.
18. Le 25 août 2005, le tribunal régional de Gdańsk décida de disjoindre la procédure. Dès lors, l'affaire était examinée dans le cadre de trois procédures différentes : deux procédures devant le tribunal régional de Gdańsk et une procédure devant le tribunal de district de Gdańsk.
19. Dans le cadre de la première procédure devant le tribunal régional de Gdańsk, les débats débutèrent le 9 mai 2006. Jusqu'au 3 décembre 2007, le tribunal régional tint dix-neuf audiences.
20. Dans le cadre de la deuxième procédure devant le tribunal régional de Gdańsk, les débats débutèrent le 17 mai 2006. Jusqu'au 12 décembre 2007, le tribunal régional tint vingt-neuf audiences.
21. Dans le cadre de la procédure devant le tribunal de district de Gdańsk, les débats débutèrent le 16 janvier 2007. Jusqu'au 21 décembre 2007, le tribunal de district tint dix audiences.
22. A la lumière des pièces produites par les parties, toutes les trois procédures sont toujours pendantes.
23. Le 19 octobre 2006, le requérant fut remis en liberté.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
24. Le droit et la pratique pertinents concernant la détention provisoire (aresztowanie tymczasowe), les motifs de sa prolongation, la remise en liberté et les principes gouvernant les autres mesures dites « préventives » (środki zapobiegawcze) sont décrits dans les arrêts de la Cour rendus dans les affaires suivantes : Gołek c. Poland, no 31330/02, §§ 27-33, 25 avril 2006 et Celejewski c. Pologne, no 17584/04, §§ 22-23, 4 août 2006.
25. Le 17 septembre 2004 est entrée en vigueur la loi adoptée le 17 juin 2004, qui a introduit dans le système juridique polonais une voie de recours contre la longueur excessive des procédures judiciaires (Ustawa o skardze na naruszenie prawa strony do rozpoznania sprawy w postępowaniu sądowym bez nieuzasadnionej zwłoki).
Les décisions Charzyński c. Pologne no 15212/03 (déc.), §§ 12-23, ECHR 2005-V, Ratajczyk c. Poland no 11215/02 (déc.), ECHR 2005-VIII et Krasuski c. Poland, no 61444/00, §§ 34-46, ECHR 2005-V décrivent le droit et la pratique internes pertinents concernant l'efficacité de la voie de recours interne instaurée par la loi de 2004.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION
26. Le requérant se plaint de la durée de sa détention provisoire et invoque l'article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, (...) a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. (...). »
A. Sur la recevabilité
27. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. La période à prendre en considération
28. La Cour considère que la durée de la détention du requérant se divise en deux périodes : la première de quatre années, six mois et dix-sept jours (du 12 janvier 1999, date de son arrestation, au 29 juillet 2003, date de sa condamnation en première instance), et la seconde d'un an, dix mois et trois jours (du 16 décembre 2004, date de l'annulation en appel de la condamnation, au 19 octobre 2006, date de la remise de l'intéressé en liberté). La durée totale de la détention provisoire du requérant est dès lors d'environ six années et cinq mois.
2. Le caractère raisonnable de la durée de la détention provisoire
29. Le Gouvernement soutient en premier lieu que la détention du requérant était en conformité avec les exigences de l'article 5 § 3. Il allègue qu'elle se justifiait par des indices sérieux.
30. Le Gouvernement met l'accent sur la gravité des infractions (meurtres par arme à feu et avec l'usage d'explosifs) que le requérant était accusé d'avoir commis en complicité avec d'autres délinquants. Il relève le caractère complexe de l'affaire qui, même si elle ne concernait pas une bande organisée, impliquait plusieurs prévenus. La nécessité d'auditionner un grand nombre de témoins a contribué à l'allongement de la procédure.
31. Le Gouvernement estime que la prolongation de la détention se justifiait par des raisons suffisantes et pertinentes et souligne qu'elle était soumise à un contrôle régulier de la part des tribunaux, lesquels ont fourni à chaque fois des explications détaillées et fondées sur les circonstances concrètes de l'affaire. Il soutient que des raisons plausibles de soupçonner que le requérant avait commis les infractions reprochées ont persisté tout au long de la procédure. Selon lui, on pouvait raisonnablement croire qu'une fois en liberté l'intéressé tenterait de se soustraire à la justice et d'entraver le bon déroulement de la procédure.
32. Enfin, le Gouvernement fait valoir que les autorités ont apporté toute la diligence nécessaire à l'affaire.
33. Le requérant combat les arguments du Gouvernement.
34. La Cour rappelle qu'il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans un cas donné, la durée de la détention provisoire d'un accusé ne dépasse pas la limite du raisonnable. A cette fin, il leur faut examiner toutes les circonstances de nature à révéler ou écarter l'existence d'une véritable exigence d'intérêt public justifiant, eu égard à la présomption d'innocence, une exception à la règle du respect de la liberté individuelle et d'en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d'élargissement. C'est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits établis indiqués par l'intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer s'il y a eu ou non violation de l'article 5 § 3 de la Convention (voir notamment l'arrêt McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 43).
35. La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d'avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d'un certain temps elle ne suffit plus ; la Cour doit alors établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ils se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle cherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (voir notamment l'arrêt Letellier c. France du 26 juin 1991, série A no 207, p. 18, § 35)
36. La Cour observe qu'en l'espèce les autorités ont justifié la prolongation de la détention par la sévérité de la peine encourue, par la complexité de l'affaire ainsi que par le risque d'entrave à la bonne marche de justice.
37. La Cour considère que ces motifs pouvaient initialement suffire à légitimer la détention. Toutefois, au fil du temps, ils sont inévitablement devenus moins pertinents et seules des raisons vraiment impérieuses pourraient persuader la Cour que la longue privation de liberté (environ six années et cinq mois) se justifiait au regard de l'article 5 § 3.
38. La Cour ne décèle aucune raison de la sorte en l'espèce et constate que les juridictions nationales ont rejeté les demandes de libération du requérant et ont prolongé la détention essentiellement pour les mêmes motifs que ceux cités précédemment. La Cour observe de surcroît que tout au long de la procédure, les juges ont motivé leurs décisions par le caractère complexe de l'affaire, soulignant surtout la sévérité de la peine encourue du fait de la nature des infractions reprochées à l'intéressé.
39. La Cour rappelle à cet égard qu'à la lumière de sa jurisprudence établie, l'existence d'un fort soupçon de participation à des infractions graves et la perspective d'une lourde sentence ne sauraient à elles seules justifier une longue détention provisoire (voir, notamment, les arrêts Wemhoff c. Allemagne du 27 juin 1968, série A no 7, p. 22, § 14 ; Matznetter c. Autriche du 10 novembre 1969, série A no 10, p. 29, § 11 ; Letellier c. France précité, § 43 ; Scott c. Espagne du 30 novembre 1996, CEDH 1996-VI, p. 2304, § 78).
40. Aussi la Cour conclut-elle que les raisons invoquées par les tribunaux dans leurs décisions n'étaient pas suffisantes pour justifier le maintien en détention du requérant pendant la période en question. Dans ces circonstances, il s'avère inutile d'examiner si la procédure a été conduite avec la diligence nécessaire.
41. Il y a donc eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
42. Le requérant cite l'article 6 § 1 de la Convention considérant que la procédure à laquelle il était partie, a connu une durée excessive.
L'article 6 § 1, en ses dispositions pertinentes, se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
43. La période à considérer a débuté le 12 janvier 1999, date de la mise en détention du requérant et n'a pas encore pris fin le 26 mars 2008 (date de la dernière lettre de l'intéressé), l'affaire étant pendante devant les juridictions internes. Elle a donc duré jusqu'à cette date environ neuf années et deux mois pour deux instances.
A. Sur la recevabilité
44. La Cour constate que le grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
45. Le Gouvernement relève que la procédure revêtait une grande complexité et que les autorités ont apporté à l'affaire toute la diligence nécessaire.
46. Le requérant combat les arguments du Gouvernement.
47. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir Czech c. Pologne, no 49034/99, § 44, 15 novembre 2005, Wojda c. Pologne, no 55233/00, § 9, du 8 novembre 2005).
48. La Cour note que la présente procédure a débuté le 12 janvier 1999 et n'a pas encore pris fin. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Czech, Wojda précités).
49. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu'en l'espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l'exigence du « délai raisonnable ».
Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1.
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
50. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
51. Le requérant n'a présenté aucune demande de satisfaction équitable dans le délai imparti, bien que, dans les lettres qui lui ont été adressées le 30 mars 2006 et le 23 avril 2007, son attention fût attirée sur l'article 60 du règlement de la Cour qui dispose que toute demande de satisfaction équitable au titre de l'article 41 de la Convention doit être exposée dans les observations écrites sur le fond.
52. Partant, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre (voir l'arrêt Vaccarisi c. Italie, no 46977, 1er mars 2001, § 12).
PAR CES MOTIFS
, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare, la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 5 § 3 de la Convention ;
3. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mai 2008, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Fatoş Aracı Nicolas Bratza
Greffière adjointe Président