DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 44159/18
TEMİZİŞLER MADENİ YAĞ SANAYİ TİCARET LİMİTED ŞİRKETİ
contre la Turquie
La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant le 12 octobre 2021 en un comité composé de :
Aleš Pejchal, président,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu :
la requête no 44159/18 contre la Turquie et dont une société de droit turc, Temizişler Madeni Yağ Sanayi Ticaret Limited Şirketi (« la requérante ») dont le siège se trouve à Amasya, représentée par Me D.E. Dilek, avocat à Samsun, a saisi la Cour le 5 septembre 2018 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, directeur du service des droits de l'homme du ministère de la Justice, co-agent de la Turquie auprès de la Cour européenne des droits de l'homme,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
L'OBJET DE l'AFFAIRE
1. L'affaire concerne l'annulation de la licence d'exploitation de ligne d'autobus dont disposait la requérante.
2. En 2000, la mairie de Samsun décida de mettre en vente certains de ces autobus et les droits d'exploitation de leurs lignes. Les contrats établis entre la mairie et les preneurs s'intitulent « contrat de location de droits d'exploitation de ligne d'autobus ». Il n'indique pas de durée et précise que la licence d'exploitation sera renouvelée tous les ans. Il fixe le prix de ce renouvellement, le prix des services fournis par la mairie pour l'exploitation des lignes et le prix du transfert des droits à un tiers.
3. Par la suite, l'un des preneurs céda l'autobus qu'il avait acquis et les droits d'exploitation dont il disposait à un tiers, lequel le céda à son tour à la requérante en 2007.
4. Le 18 août 2014, sur recours d'une autre société de transport, le tribunal administratif annula la décision implicite de la mairie de ne pas mettre fin aux licences dont la durée d'exploitation dépassait dix ans. Il fit valoir qu'en vertu de l'article 64 du code des marchés publics, la durée des contrats de location relatifs à des biens meubles ou immeubles ne pouvait excéder dix ans, et qu'en ne précisant pas de délai dans les contrats par lesquels elle avait loué des licences d'exploitation de ligne d'autobus la mairie avait méconnu le droit.
5. Contrairement à quatre autres sociétés dont les droits étaient également affectés par cette procédure, la requérante ne se porta pas partie à celle-ci.
6. Pour se conformer au jugement du tribunal, en 2014, la mairie retira à leurs titulaires, dont la requérante, toutes les licences exploitées depuis plus de dix ans. Le recours contre cet acte administratif fut rejeté au motif que la mairie était placée sous l'égide d'une compétence liée et qu'elle n'avait fait qu'appliquer le jugement du tribunal administratif.
7. La requérante fut également déboutée du recours de plein contentieux visant à obtenir l'indemnisation du préjudice qu'elle avait subi au motif que la seule circonstance que le contrat prévoyait le renouvellement annuel de la licence ne pouvait signifier que le contrat était à durée indéfinie, que celui-ci renvoyait au code des marchés publics lequel disposait que la durée des contrats de location ne pouvait excéder dix ans, que la requérante ne pouvait ignorer cette disposition et qu'il ne pouvait dès lors être fait état d'une attente légitime (haklı beklenti) quant au renouvellement de la licence.
8. Entre 2014 et 2018, la mairie aurait autorisé la requérante à continuer d'exploiter la ligne dont elle avait été titulaire. En 2018, un nouveau marché public fut passé et les licences furent loués pour trois ans à leurs anciens titulaires, dont la requérante, pour des loyers mensuels qualifiés par la mairie de « modestes ». En d'autres termes, la requérante exploiterait de manière interrompue ladite ligne depuis 2007, date à laquelle elle avait acquis la licence.
9. La requérante se plaint d'une atteinte à son droit au respect de ses biens au sens de l'article 1 du Protocole no 1, affirmant que le contrat concernant l'exploitation de la ligne d'autobus était non pas un contrat de location mais un contrat de concession de service public. Elle soutient que celui-ci était à durée indéterminée, relevant que l'appel d'offre n'indiquait pas de durée et que le contrat prévoyait un renouvellement annuel. La circonstance que le contrat ait été renouvelé tous les ans par la mairie depuis bien plus de dix ans au moment de l'annulation par le tribunal administratif démontrerait que l'intention des parties était bel et bien la mise en place d'une convention de durée indéterminée. En tout état de cause, de tels renouvellements avaient, selon elle, fait naître une attente légitime.
10. Elle se plaint également d'une atteinte à son droit à un procès équitable au sens de l'article 6 de la Convention compte tenu du fait que les décisions judiciaires auraient été insuffisamment motivées, de la circonstance qu'elle n'a pas pu participer à la procédure ayant donné lieu au jugement du 18 juin 2014 et de l'absence d'expertise visant à évaluer si le prix dont elle s'était acquittée correspondait effectivement à celui d'une location ou plutôt, comme elle le soutenait, à celui d'une concession.
L'APPRÉCIATION DE LA COUR
11. La Cour observe que le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d'irrecevabilité mais n'estime pas utile d'y répondre étant donné que la requête est irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
12. Elle rappelle qu'une licence d'exploitation d'une activité commerciale constitue un bien et son retrait s'analyse en une atteinte au droit garanti par l'article 1 du Protocole no 1 (Megadat.com SRL c. Moldova, no 21151/04, §§ 62-63, CEDH 2008, Rosenzweig et Bonded Warehouses Ltd. c. Pologne, no 51728/99, § 49, 28 juillet 2005).
13. En l'espèce, la licence d'exploitation de la requérante n'a pas été renouvelée au motif que sa durée ne pouvait excéder dix ans et la demande d'indemnisation de l'intéressée a été rejetée en raison de la conformité au droit et de la prévisibilité de ce non-renouvellement.
14. Toutefois, ainsi que l'a relevé le tribunal administratif de Samsun dans son jugement du 18 août 2014, le contrat n'indiquait aucun terme de manière explicite et prévoyait le renouvellement de la licence tous les ans. Par ailleurs, il découle du renouvellement des licences au-delà du délai de dix ans et des arguments mis en avant par la mairie au cours de la première procédure devant le tribunal administratif que l'intention des autorités municipales était bien d'attribuer au contrat le caractère d'une convention à durée indéfinie. De telles circonstances ont pu faire naître chez la requérante l'attente ou l'espoir que le contrat serait renouvelé indéfiniment.
15. Néanmoins, force est d'observer que le contrat s'intitulait explicitement contrat de location de droit d'exploitation et qu'il indiquait comme objet la location desdits droits. Par ailleurs, le contrat précisait que le droit applicable, notamment aux points non-traités par celui-ci, était le code des marchés publics. Or, le code en question dispose explicitement que les contrats de location portant sur des biens meubles ou immeubles ne peuvent excéder dix ans. Compte tenu de ces éléments, qui sont parfaitement clairs et accessibles, la requérante ne pouvait ignorer qu'elle ne disposait pas d'un droit au renouvellement au-delà du délai de dix ans et que quelle que soit l'intention de la mairie, il existait un risque évident que le contrat prenne fin à l'issue des dix ans (Fredin c. Suède (no 1), 18 février 1991, §§ 51 à 55, série A no 192, et Werra Naturstein GmbH & Co KG c. Allemagne, no 32377/12, § 52, 19 janvier 2017).
16. Le caractère illégal d'un renouvellement au-delà de cette période était d'une clarté suffisante pour que, malgré le comportement de la maire, l'atteinte que constitue le retrait de la licence et l'absence d'indemnisation ne soit pas considérée comme ayant fait porter une charge excessive à la requérante.
17. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que ni le non-renouvellement ni l'absence d'indemnité n'ont rompu le juste équilibre devant régner entre les divers intérêts en jeu.
18. Il s'ensuit que le grief relatif à l'article 1 du Protocole no 1 est manifestement mal fondé.
19. Quant aux autres griefs, compte tenu des éléments en sa possession et dans la mesure où elle compétente pour statuer sur les allégations formulées, la Cour n'aperçoit aucune apparence de violation. Il s'ensuit que ces griefs sont eux aussi irrecevables.
Par ces motifs
, la Cour, à l'unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 18 novembre 2021.
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Hasan Bakırcı Aleš Pejchal
Greffier adjoint Président