AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, le dix-huit mars deux mille trois, a rendu l'arrêt suivant :
Sur le rapport de M. le conseiller LE CORROLLER, les observations de Me FOUSSARD, de la société civile professionnelle THOUIN-PALAT et URTIN-PETIT, et de la société civile professionnelle BORE, XAVIER et BORE, avocats en la Cour ;
Vu la communication faite au Procureur général ;
Statuant sur les pourvois formés par :
- X... Raymond,
- Y... Claude,
contre l'arrêt de la cour d'appel d'ANGERS, chambre correctionnelle, en date du 13 novembre 2001, qui, pour homicide involontaire, les a, chacun, condamnés à 3 mois d'emprisonnement avec sursis et a prononcé sur les intérêts civils ;
Joignant les pourvois en raison de la connexité ;
Sur la recevabilité du mémoire additionnel déposé le 27 novembre 2002 pour Claude Y... :
Attendu que le mémoire additionnel a été produit après le dépôt du rapport ; qu'il y a lieu de le déclarer irrecevable par application de l'article
590 du Code de procédure pénale ;
Sur le premier moyen
de cassation, proposé pour Raymond X..., pris de la violation des articles
121-3,
221-6,
221-8 et
221-10 du Code pénal, de l'article 319 ancien du Code pénal, de l'article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles
591 et
593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Raymond X... coupable des faits qui lui étaient reprochés et, en répression, l'a condamné à la peine de trois mois d'emprisonnement avec sursis ;
"aux motifs que "le concept de causalité directe prévu au troisième alinéa de l'article
121-3 du Code pénal ne se concevant que lorsque le prévenu, soit a lui-même frappé ou heurté la victime, soit a initié ou contrôlé le mouvement d'un objet qui a heurté ou frappé la victime, les circonstances du décès des deux victimes, c'est-à-dire leur noyade consécutive au chavirement de la barge construite et livrée six ans auparavant par le chantier naval dénommé Les Ateliers de la Vieille Forme dont Raymond X... était le gérant et Claude Y... le directeur commercial, ne peuvent être analysées qu'au regard du concept de causalité indirecte et des dispositions du quatrième alinéa de l'article
121-3 du Code pénal dans la mesure où les deux prévenus n'ont pas causé directement le dommage ; que, de par la conception et la vente du bateau, ils ont par contre contribué à créer la situation qui a permis la réalisation de l'accident ;
"alors qu'aux termes des dispositions de l'article
121-3 du Code pénal tel qu'issu de la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000, la faute caractérisée doit avoir créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ; qu'au cas d'espèce, en se contentant d'énoncer, pour caractériser le lien de cause à effet, que "de par la conception et la vente du bateau", Raymond X... avait contribué à créer la situation qui a permis la réalisation de l'accident, sans rechercher si l'accident, c'est-à-dire le décès des victimes, n'était pas dû aux fautes commises par les agriculteurs - surcharge de la barge, animaux non attachés, absence de permis de navigation et absence de port de gilets de sauvetage, alors qu'ils ne savaient pas nager -, les juges du fond ont privé leur décision de base légale au regard des textes susvisés" ;
Sur le second moyen
de cassation proposé pour Raymond X..., pris de la violation des articles
121-3,
221-6,
221-8 et
221-10 du Code pénal, de l'article 319 ancien du Code pénal, de l'article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ensemble les articles
591 et
593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Raymond X... coupable des faits qui lui étaient reprochés et, en répression, l'a condamné à la peine de trois mois d'emprisonnement avec sursis ;
"aux motifs que "le concept de causalité indirecte étant établi, il convient de rechercher, pour engager leur responsabilité pénale éventuelle, une faute de mise en danger délibérée ou bien une faute caractérisée exposant à un risque grave ; que les prévenus ne contestent pas qu'ils étaient l'un et l'autre des professionnels de la conception d'embarcations de par leur ancienneté dans ce domaine d'activité et de par leur formation intrinsèque ; que l'un et l'autre devaient respecter la réglementation des normes de sécurité telle qu'elle résulte des dispositions des décrets des 17 avril 1934 et 21 mars 1973 ainsi que du règlement particulier de police de la navigation sur la Loire entre le confluent du Maine et le port autonome de Nantes-Saint-Nazaire dont l'article 2 impose un franc bord minimum de 0,20 mètre pour un chargement ordinaire ; que, selon les travaux de l'expert judiciaire, la barge vendue et construite par les prévenus possédait un franc bord suffisant dès lors que son chargement ne dépassait pas 3 tonnes 800 ; que, cependant, le jour de l'accident, le chargement, hommes et animaux, atteignait, selon les calculs des enquêteurs, 4 tonnes 480, soit une surcharge de 670 kilos ; que cette surcharge ne peut être reprochée aux utilisateurs à qui les prévenus avaient vendu une embarcation dont la charge utile annoncée pouvait atteindre, selon les pièces contractuelles, devis et facture versés au dossier, 6 tonnes ; que la charge du jour de l'accident, bien inférieure à la charge théorique annoncée dans le devis, générait déjà un déficit de franc bord de trois centimètres ; que si la stabilité initiale était bonne, la réserve de cette stabilité était faible ;
qu'initialement conçue pour des transports statiques, la barge aménagée pour le transport d'animaux attachés aux rambardes, ce que les prévenus ne contestent pas, devenait très vulnérable et sa stabilité n'était subordonnée qu'à l'absence de déplacement d'ensemble des animaux ; qu'un très faible déplacement des bêtes, selon l'expert, a provoqué le chavirement ; que, si une faute a été indéniablement commise par les vendeurs - concepteurs de la barge en annonçant une charge utile de six tonnes au mépris du règlement de police particulier sur la Loire qui ne tolérait au regard du franc bord réglementaire qu'une charge maximale de 3 tonnes 800, sans qu'il soit cependant possible d'établir son caractère manifestement délibéré, les prévenus ont par contre commis une faute caractérisée exposant à un risque grave qu'ils ne pouvaient ignorer, dès lors qu'aucune étude d'ingénierie n'a été réalisée pour prévenir tout risque de chavirement sans lequel les victimes n'auraient pas péri, et ce indépendamment de l'absence de permis de navigation ou de gilet de sauvetage ; que Claude Y..., directeur commercial et technique du chantier naval, interlocuteur physique des acquéreurs et utilisateurs, signataire du devis du 23 janvier 1986, sera déclaré coupable des faits objet de la prévention ; qu'il en sera de même pour Raymond X..., gérant de la société, qui n'avait consenti aucune délégation de pouvoir régulière et opposable à son
collaborateur, se réservant même le domaine des produits atypiques comme cette embarcation pour animaux, qui avait conservé, indépendamment de ses autres activités, les pouvoirs de direction et de contrôle sur son entreprise, et ses fabrications" ;
"alors que l'article 121-3 tel qu'issu de la loi n° 2000-647 du 10 juillet 2000 exige une faute caractérisée exposant autrui à un risque d'une particulière gravité que le prévenu ne pouvait ignorer ;
qu'ainsi, les dispositions de l'article 121-3 exigent une faute manifeste, sans qu'une simple faute ou encore une imprudence ou une négligence puisse suffire ; qu'au cas d'espèce, en énonçant que le prévenu avait commis une faute caractérisée exposant à un risque grave qu'il ne pouvait ignorer, dès lors qu'aucune étude d'ingénierie n'avait été réalisée pour prévenir tout risque de chavirement, après avoir constaté, plus haut, que l'expert avait conclu à une bonne stabilité naturelle de l'embarcation et que l'accident était dû à une surcharge de la barge qui avait entraîné un défaut de stabilité de l'embarcation, les juges du fond n'ont pas constaté "une faute caractérisée" au sens de l'article 121-
3 du Code pénal et ont violé les textes susvisés" ;
Sur le moyen unique de cassation proposé pour Claude Y..., pris de la violation des articles
121-3,
221-6 du Code pénal,
485 et
512 du Code de procédure pénale ;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Claude Y... coupable d'homicide involontaire ;
"aux motifs que, "si une faute a été indéniablement commise par les vendeurs-concepteurs de la barge, en annonçant une charge utile de six tonnes au mépris du règlement de police particulier sur la Loire qui ne tolérait au regard du franc bord réglementaire qu'une charge maximale de 3 tonnes 800, sans qu'il soit cependant possible d'établir son caractère manifestement délibéré, les prévenus ont par contre commis une faute caractérisée exposant à un risque grave qu'ils ne pouvaient ignorer, dès lors qu'aucune étude d'ingénierie n'a été réalisée pour prévenir tout risque de chavirement sans lequel les victimes n'auraient pas péri, et ce indépendamment de l'absence de permis de navigation ou de gilet de sauvetage" ;
"alors que, en déduisant de la connaissance, par le prévenu, du risque grave auquel il exposait autrui, de la seule circonstance qu'aucune étude d'ingénierie n'avait été réalisée, circonstance qui établissait à l'inverse qu'il ignorait la gravité d'un tel risque, la cour d'appel a violé les textes susvisés" ;
Les moyens étant réunis ;
Attendu qu'il résulte du jugement et de l'arrêt confirmatif attaqué qu'une barge assurant le transport de bovins sur un bras de la Loire a chaviré, jetant à l'eau le bétail et quatre agriculteurs dont deux ont été noyés ;
Que Raymond X..., dirigeant de la société ayant construit l'engin, et Claude Y..., directeur commercial de cette société, poursuivis pour homicide involontaire, ont fait valoir que les noyades sont exclusivement dues à la faute des victimes et ont soutenu que la conception du bateau n'avait pas eu un rôle causal dans le mécanisme de l'accident ;
Attendu que, pour écarter l'argumentation des prévenus et les déclarer coupables des faits reprochés, l'arrêt relève que, selon les pièces contractuelles, la barge livrée, destinée au transport de bovins, avait une charge utile de 6 tonnes ; que, lors de l'accident, la charge effective était de 4,480 tonnes ; que, d'après l'expertise, le franc-bord de l'embarcation n'était suffisant que si la charge n'excédait pas 3,8 tonnes ;
que la marge de sécurité était très étroite, en raison du très faible déplacement du bétail acceptable ; que les experts précisent que le risque de chavirement était même d'autant plus prévisible que la capacité d'accueil du navire permettait un chargement à l'évidence excessif ; qu'ils ajoutent que si l'attache des bêtes était de nature à préserver la stabilité de la barge en limitant leur déplacement, elle favorisait, en revanche, son renversement complet en cas de gîte trop forte en les empêchant de sauter à l'eau ;
Qu'ils relèvent, enfin, que ce problème de conception exigeait dès lors impérativement une information claire sur les dangers graves encourus et une mise en garde très rigoureuse, en soulignant qu'aucune étude d'ingénierie n'avait été effectuée pour prévenir un tel risque de chavirement, sans lequel les victimes n'auraient pas péri, et ce indépendamment de l'absence de permis de navigation ou de gilet de sauvetage ;
Attendu qu'en l'état de ces énonciations, d'où il résulte que les prévenus, qui ont contribué à créer la situation ayant permis la réalisation du dommage et n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter, ont commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'ils ne pouvaient ignorer, au sens de l'article
121-3, alinéa 4, du Code pénal, la cour d'appel a justifié sa décision ;
D'où il suit que les moyens doivent être écartés ;
Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;
REJETTE
les pourvois ;
CONDAMNE Raymond X... à payer à David et Rachel Z... la somme de 600 euros et aux consorts A... la somme de 600 euros au titre de l'article
618-1 du Code de procédure pénale ;
CONDAMNE Claude Y... à payer à David et Rachel Z... la somme de 600 euros et aux consorts A... la somme de 600 euros au titre de l'article
618-1 du Code de procédure pénale ;
Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, en son audience publique, les jour, mois et an que dessus ;
Etaient présents aux débats et au délibéré, dans la formation prévue à l'article
L.131-6, alinéa 4, du Code de l'organisation judiciaire : M. Cotte président, M. Le Corroller conseiller rapporteur, M. Roman conseiller de la chambre ;
Greffier de chambre : M. Souchon ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;