Tribunal de grande instance de Paris, 22 octobre 2010, 2009/01625

Synthèse

  • Juridiction : Tribunal de grande instance de Paris
  • Numéro de pourvoi :
    2009/01625
  • Domaine de propriété intellectuelle : MARQUE
  • Classification pour les marques : CL14
  • Numéros d'enregistrement : 892848
  • Parties : LA COQUE DE NACRE / CARTIER INTERNATIONAL NV (Antilles néerlandaises)

Chronologie de l'affaire

Cour d'appel de Paris
2012-05-25
Tribunal de grande instance de Paris
2010-10-22

Texte intégral

TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARISJUGEMENT rendu le 22 Octobre 2010 3ème chambre 2ème sectionN°RG: 09/01625 DEMANDERESSESociété LA COQUE DE NACRE,[...]75003 PARISreprésentée par Me Michèle LESAGE CATEL, avocat au barreau de PARIS,vestiaire P0390 DEFENDERESSESociété CARTIER INTERNATIONAL NV,Scharlooweg 33 - CuraçaoANTILLES NEERLANDAISESreprésentée par Me Vincent FAUCHOUX, avocat au barreau de PARIS,vestiaire #P0221 COMPOSITION DU TRIBUNALVéronique R, Vice-Président, signataire de la décisionEric H, Vice-PrésidentSophie CANAS. Jugeassistés de Jeanine ROSTAL, FF Greffier, signataire de la décision DEBATSA l'audience du 17 Septembre 2010tenue en audience publique JUGEMENTPrononcé par remise de la décision au greffeContradictoireen premier ressort FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS DES PARTIESLa société de droit des Antilles Néerlandaises CARTIER INTERNATIONAL NV a procédé le 19 mai 2006 au dépôt auprès de l'OMPI de la marque internationale figurative n° 892 848 désignant la France, visant, en classe 14, les produits suivants : "Articles de bijouterie, à savoir bagues, bracelets, breloques, boucles d'oreilles, pendentifs de type médailles d'identité, boutons de manchettes, pinces à cravate, colliers, broches ; montres, chronomètres, pendules, bracelets de montres, montres-bracelets, écrins en métaux précieux pour montres et bijoux ; boucles de ceinture en métaux précieux", et constituée par le dessin d'une tête de vis. Ayant été informée le 12 juin 2008 par les services des douanes de la mise en retenue de marchandises susceptibles de contrefaire ladite marque, à savoir 11.458 bagues appartenant à la société par actions simplifiée LA COQUE DE NACRE, elle a déposé le 23 octobre 2008, aux côtés de la société CARTIER CREATION STUDIO, une plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d'instruction du Tribunal de Grande Instance de PARIS à l'encontre de cette dernière. L'instance pénale est toujours pendante. C'est dans ce contexte que la société LA COQUE DE NACRE, estimant que la marque qui lui est opposée a été déposée par la société CARTIER INTERNATIONAL NV dans le but de confisquer à son profit exclusif un motif décoratif du domaine public présent dans la bijouterie au moins depuis l'ère industrielle, a, selon acte d'huissier en date du 09 janvier 2009, fait assigner cette dernière devant le Tribunal de Grande Instance de PARIS, sur le fondement de l'article L.712-6 du Code de la Propriété Intellectuelle et de la règle fraus omnia corrumpit, en nullité de la partie française de l'enregistrement international n° 892 848 et en paiement de la somme de 6.000 euro s en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile. Dans ses conclusions récapitulatives signifiées le 30 avril 2010, la société LA COQUE DE NACRE, faisant valoir au visa des articles L.711-1, L.711-2 et L.714-3 du Code de la Propriété Intellectuelle que la société CARTIER INTERNATIONAL NV ne peut s'approprier un motif usuel en bijouterie, tombé dans le domaine public, et ainsi s'arroger un monopole sur un élément décoratif qui doit demeurer la propriété commune des intervenants sur ce marché, ajoutant, au visa de l'article 1382 du Code civil et de l'adage fraus omnia corrumpit, que le dépôt de la marque "tête de vis" apparaît "au surplus" entaché de fraude "comme résultant d'un détournement du droit des marques en vue d'agir de manière illégitime et sélective" à l'encontre de certains opérateurs sur le marché de la bijouterie, et soutenant enfin qu'elle a subi un préjudice moral et commercial considérable du fait de la mesure de saisie douanière et de la procédure correctionnelle menées par la société CARTIER INTERNATIONAL NV à son encontre sur la base d'un dépôt entaché de nullité, demande au Tribunal de :- déclarer nulle la partie française de l'enregistrement international n° 892 848,- dire qu'il sera fait mention de la décision de nullité au Registre International des Marques et au Registre National des Marques,- subsidiairement, constater que la société CARTIER INTERNATIONAL NV ne revendique aucun monopole sur l'utilisation du motif "vis" en décorde bijouterie,- condamner en tout état de cause la société CARTIER INTERNATIONAL NV à lui payer la somme de 300.000 euros à titre de dommages-intérêts et celle de 20.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,- débouter la société CARTIER INTERNATIONAL NV de l'ensemble de sesdemandes,- condamner la société CARTIER INTERNATIONAL NV aux entiers dépens, dontdistraction au profit de son conseil,- ordonner l'exécution provisoire du jugement à intervenir. Dans ses dernières écritures en date du 04 mars 2010, la société CARTIER INTERNATIONAL NV, après avoir rappelé que le droit des marques est un droit d'occupation et non un droit de création, affirme qu'un signe du domaine public peut être déposé à titre de marque et remplir la fonction d'identification de l'origine des produits, ce quand bien même il aurait été préalablement exploité par des tiers, ajoute que la marque "tête de vis" ne contrevient nullement aux prescriptions de l'article L.711-2 du Code de la Propriété Intellectuelle en ce qu'elle n'est ni la désignation nécessaire, générique ou usuelle des bijoux, ni ne désigne l'une de leurs caractéristiques, pas plus qu'elle n'est constituée par la forme imposée par la nature ou la fonction du produit et ne lui confère sa valeur substantielle, et fait enfin valoir que le caractère distinctif de la marque "tête de vis" a été renforcé par l'usage intensif et continu qu'elle en a fait. Elle soutient par ailleurs que la société LA COQUE DE NACRE ne démontre nullement le caractère frauduleux du dépôt de la marque "tête de vis", le simple fait que ce signe ait été utilisé antérieurement par des concurrents n'étant pas suffisant à rapporter la preuve de la mauvaise foi du déposant, et que ce dépôt a au contraire été effectué de manière "légitime et cohérente" et s'inscrit "dans la continuité de son histoire esthétique". Elle conclut en conséquence au débouté de la société LA COQUE DE NACRE de l'intégralité de ses prétentions et sollicite reconventionnellement la condamnation de cette dernière à lui payer la somme de 150.000 euros à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et celle de 15.000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du même Code. L'ordonnance de clôture a été rendue le 27 mai 2010.

MOTIFS DE LA DÉCISION

- Sur la validité de la marque internationale n° 89 2 848 Attendu qu'aux termes de l'article L.711-1, alinéa 1er du Code de la Propriété Intellectuelle, "/a marque de fabrique, de commerce ou de service est un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d'une personne physique ou morale', Que selon l'article L.711-2 du même Code, "Le caractère distinctif d'un signe de nature à constituer une marque s'apprécie à l'égard des produits ou services désignés.Sont dépourvus de caractère distinctif :a) Les signes ou dénominations qui, dans le langage courant ou professionnel, sont exclusivement la désignation nécessaire, générique ou usuelle du produit ou du service ;b) Les signes ou dénominations pouvant servir à désigner une caractéristique du produit ou du service, et notamment l'espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique, l'époque de la production du bien ou de la prestation de service.c) Les signes constitués exclusivement par la forme imposée par la nature ou la fonction du produit, ou conférant à ce dernier sa valeur substantielle.Le caractère distinctif peut, sauf dans le cas prévu au c, être acquis par l’image." ; Attendu en l'espèce que la société LA COQUE DE NACRE, se prévalant de ces dispositions, entend voir prononcer la nullité de la partie française de la marque internationale n° 892 848 dont la société CARTIER I NTERNATIONAL NV est titulaire, constituée ainsi qu'il a été précédemment exposé du dessin d'une tête de vis, au motif que cette dernière s'arrogerait ainsi un monopole sur un motif usuel de décoration en bijouterie remontant au moins à la deuxième moitié du 19eme siècle alors qu'un tel signe doit rester la propriété commune des intervenants sur ce marché ; Qu'elle verse à l'appui de son argumentation de nombreuses pièces, et plus particulièrement des extraits de l'ouvrage intitulé "Le Livre de la Chaîne" de Jacques L et un extrait de l'ouvrage intitulé "Bijoux Art Déco" de Sylvie R, qui démontrent en effet qu'Auguste L (1830-1895) a imaginé des chaînes et bracelets comportant des têtes de vis à titre décoratif et que de tels motifs ont ensuite été repris dans les années 1930, le bracelet créé par Jean F en 1931 et intitulé "roulement à billes" étant ainsi notamment orné de douze têtes de vis ; Qu'elle justifie en outre que les motifs "tête de vis" ont depuis lors été utilisés dans le domaine de la bijouterie et de l'horlogerie en produisant des enregistrements de modèles déposés entre 1994 et 2003 par différents opérateurs du domaine concerné ainsi que des extraits de revues ou magazines parus entre 1992 et 2009, et donnant à voir des bijoux et/ou montres comportant des décors, mais également des éléments fonctionnels effectivement constitués de têtes de vis ; Qu'elle en déduit non pas que l'élément figuratif représentant une tête de vis serait la désignation nécessaire, générique ou usuelle des produits de bijouterie et d'horlogerie, ou encore qu'il servirait à en désigner l'une des caractéristiques, ni même qu'il serait constitué exclusivement par la forme imposée par la nature ou la fonction desdits produits - les développements consacrés sur ce point en défense étant dans ces conditions dépourvus de portée -, mais, se référant notamment à un arrêt rendu le 23 juin 2009 par la Cour de Cassation et à un jugement rendu le 06 octobre 2009 par le Tribunal de céans, qu'un tel signe n'est pas susceptible d'appropriation et que son dépôt constitue un détournement du droit des marques dès lors qu'il n'est pas utilisé pour distinguer des produits ou services mais "dans le but de se réserver un accès privilégié et monopolistique à un marché local au détriment des autres opérateurs'" ; Que la société demanderesse rappelle cependant ajuste titre que le droit des marques est un droit d'occupation et que tout signe, même appartenant au domaine public, peut constituer une marque, quand bien même il n'est ni nouveau, ni original, ou ne procède d'aucune recherche ou innovation, à la condition toutefois qu'il présente un caractère distinctif ; Qu'il importe donc peu que l'élément décoratif "tête de vis" ait été utilisé antérieurement au dépôt de la marque en cause dans le domaine de la bijouterie et de l'horlogerie et qu'il le soit encore - le titulaire de la marque étant seul qualifié pour apprécier l'opportunité d'agir ou non en contrefaçon à l'égard de tiers qui porteraient atteinte à ses droits -, étant au surplus relevé qu'il est établi que la société CARTIER INTERNATIONAL NV a elle-même fait intensivement usage de ce signe depuis la fin des années 1970 sur sa gamme de bijoux dénommée "LOVE" ; Qu'il y a lieu néanmoins de déterminer si un tel signe remplit effectivement la fonction de distinctivité conférée à la marque ou si, comme il est prétendu en demande, il a seulement pour finalité d'assurer à son titulaire un "monopole indéfiniment renouvelable sur un motif décoratif de bijouterie/horlogerie'''' ; Que la Cour de Justice des Communautés européennes a dit pour droit, notamment dans ses arrêts Lloyd et Windsurfing, que pour déterminer le caractère distinctif d'une marque, la juridiction nationale doit apprécier globalement l'aptitude plus ou moins grande de la marque à identifier les produits et/ou services pour lesquels elle a été enregistrée comme provenant d'une entreprise déterminée, et donc à distinguer ces produits et/ou services de ceux d'autres entreprises ; Qu'elle a en outre indiqué, notamment dans ses arrêts Procter & Gamble, que ce caractère distinctif doit être apprécié d'une part par rapport aux produits et services pour lesquels l'enregistrement est demandé, et d'autre part par rapport à la perception que le public pertinent en a ; Or attendu en l'espèce que la marque figurative arguée de nullité, qui représente une tête de vis dans une configuration particulière - à savoir une tête de vis à une fente, seule sur laquelle la société CARTIER INTERNATIONAL NV invoque des droits -, présente un caractère arbitraire pour désigner les "Articles de bijouterie, à savoir bagues, bracelets, breloques, boucles d'oreilles, pendentifs de type médailles d'identité, boutons de manchettes, pinces à cravate, colliers, broches ; montres, chronomètres, pendules, bracelets de montres, montres-bracelets, écrins en métaux précieux pour montres et bijoux ; boucles de ceinture en métaux précieux" visés à son enregistrement ; Qu'elle est ainsi aisément mémorisable par le public concerné, ce d'autant qu'il est constant que le signe dont s'agit est un motif purement décoratif, et non pas destiné à être apposé sur les produits à des fins fonctionnelles ; Qu'elle est donc intrinsèquement apte à assurer la fonction de garantie d'origine dévolue à la marque et doit être reconnue comme valable au sens des dispositions susvisées, le fait que son enregistrement international permette à son titulaire d'interdire à un tiers d'en faire usage sur les territoires désignés constituant non pas un détournement, mais une simple application du droit des marques ; Attendu que la demande en nullité de la partie française de la marque internationale n° 892 848 formée par la société LA COQUE DE NACRE sur le fondement des articles L.711-1 et L.711-2 du Code de la Propriété Intellectuelle sera en conséquence rejetée. - Sur le dépôt frauduleux Attendu que la société LA COQUE DE NACRE, se fondant sur l'article 1382 du Code civil et sur l'adage fraus omnia corrumpit, soutient par ailleurs, et manifestement à titre subsidiaire, que le dépôt auprès de l'OMPI le 19 mai 2006 de la marque figurative n° 892 848 serait "au surplus" entaché de fraude dès lors qu'il a été effectué, en connaissance de cause, dans un but étranger au droit des marques, et en particulier dans le but de paralyser l'activité d'un ou plusieurs concurrents ; Qu'elle affirme à cet égard que la société CARTIER INTERNATIONAL NV "sélectionne, sur le marché des bijoux et montres, non seulement les sociétés admises à décorer leurs produits de vis, mais même ceux des bijoux de la société LA COQUE DE NACRE comportant des décors de vis qui porteraient atteinte à sa marque" et détourne ainsi le droit des marques, "envisagé comme un substitut du droit d'auteur, beaucoup plus aisé à mettre en oeuvre, (et) perpétuel" ; Mais attendu que les pièces versées aux débats par la société défenderesse démontrent que cette dernière a fait usage du motif "tête de vis" notamment sur les montres "SANTOS" qu'elle commercialise depuis 1904, et surtout, de manière intensive et continue, sur les bijoux de sa gamme "LOVE" commercialisée depuis la fin des années 1970 ; Qu'il s'ensuit que le dépôt de ce motif décoratif à titre de marque, effectué le 19 mai 2006, ne peut en aucun cas être considéré comme frauduleux, la société CARTIER INTERNATIONAL NV ayant pu légitimement, et sans intention de nuire à l'égard des autres acteurs du marché, demander l'enregistrement d'un signe qu'elle exploitait depuis près de quarante ans ; Que la demande en nullité formée de ce chef sera donc également rejetée. - Sur la demande reconventionnelle de dommages-intérêts pour procédure abusive Attendu que l'exercice d'une action en justice constitue, en principe, un droit et ne dégénère en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages-intérêts que dans le cas de malice, de mauvaise foi, ou d'erreur grossière équipollente au dol ; Que la société défenderesse sera déboutée de sa demande à ce titre, faute pour elle de rapporter la preuve d'une quelconque intention de nuire ou légèreté blâmable de la part de la société LA COQUE DE NACRE, qui s'est vue opposer les droits de marque objets du présent litige dans le cadre d'une instance pénale toujours pendante et a pu légitimement remettre en cause leur validité devant les juridictions civiles. - Sur les autres demandes Attendu qu'il n'y a pas lieu, comme le sollicite pourtant la société LA COQUE DE NACRE, de "constater que la société CARTIER INTERNATIONAL NV ne revendique aucun monopole sur l'utilisation du motif "vis " en décor de bijouterie'", le Tribunal n'étant pas tenu de procéder à un tel constat, dont la rédaction est au demeurant contestable, mais de statuer sur des demandes au sens du Code de procédure civile ; Attendu qu'il y a lieu de condamner la société LA COQUE DE NACRE, partie perdante, aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ; Qu'en outre, elle doit être condamnée à verser à la société CARTIER INTERNATIONAL NV, qui a dû exposer des frais irrépétibles pour faire valoir ses droits, une indemnité au titre de l'article 700 du Code de procédure civile qu'il est équitable de fixer à la somme de 10.000 euros ; Attendu que l'exécution provisoire, sans objet, ne saurait être ordonnée.

PAR CES MOTIFS

Le Tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et rendu en premier ressort, - DEBOUTE la société LA COQUE DE NACRE de l'ensemble de ses demandes ; - DEBOUTE la société CARTIER INTERNATIONAL NV de sa demande reconventionnelle de dommages-intérêts pour procédure abusive ; - CONDAMNE la société LA COQUE DE NACRE à payer à la société CARTIER INTERNATIONAL NV la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; - CONDAMNE la société LA COQUE DE NACRE aux dépens, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile ; - DIT n'y avoir lieu au prononcé de l'exécution provisoire.